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Retour au bled: ceux
qui reviennent
Nadir Dendoune
Jeudi 18 novembre 2010
Nadir Dendoune, journaliste free lance et écrivain,
revient à Alger et raconte
Quatrième jour: le passé douloureux
Tu la vois et tu comprends que ce qui s’est passé en Algérie
durant la colonisation, était vachement peut-être plus complexe
que ce que tu as pu entendre des deux côtés. On déjeune
ensemble. Elle a 55 ans, elle est née à Alger, dans le quartier
de Bab-El-Oued, et quand elle te raconte avec ses mots, ses yeux
qui trempent à mesure qu’elle se replonge dans ses souvenirs, tu
as envie de lui dire, désolé, même si toi, le fils d’Algérien
qui est né à Saint-Denis, tu n’as rien à voir avec leur départ
forcé alors que l’Algérie devenait indépendante et pouvait enfin
voler de ses propres ailes. Le passé est douloureux et cette
femme, toute menue, une « prolo », comme elle le dit si bien,
venue avec sa fille, revoir « sa maison », « son quartier »,
ressentir « ses odeurs », tu voudrais lui offrir un passeport
algérien pour qu’elle puisse venir finir sa vie ici, sur ses
terres qui lui sont tellement chères. Cette dame n’est pas fille
de colon, sa mère vivait avec ses frères algériens autochtones :
ils partageaient le pain, le lait, s’aidaient mutuellement. Elle
est partie, elle avait 7 ans et à l’entendre, c’est comme si
qu’elle avait toujours vécu à Bab-El-Oued, que son passage à
Dijon où elle a travaillé chez Amora, ne comptait pas, qu’il
n’avait même jamais existé. Elle connait tous les noms des rues,
se rappelle les prénoms de ses camarades de classe. Elle revoit
la salle de classe où elle allait gamine. Sa voix est serrée,
son cœur est brisé. Elle raconte, tantôt elle rit, tantôt
elle pleure, mais en vérité, ce sont toujours des larmes de
tristesse qui dégoulinent. Sa fille la regarde, elle essaie de
comprendre le pourquoi d’un tel attachement à un pays que sa
mère a si peu connu, la douleur d’un tel déracinement. Peut-on
sentir la difficulté de l’exil quand on a seulement 7 ans ?
Sûrement. En la voyant, j’en suis sûr. Elle sourit encore pour
me dire qu’elle est très bien accueillie ici, que les Algériens
sont fabuleux, surtout quand elle leur raconte son histoire. Une
histoire commune : elle est Algérienne. Elle est d’ici, un peu
comme moi, je suis de là-bas. Le serveur arrive et remarque que
son assiette est toujours pleine : les aliments attendent en
vain d’être avalés. Son appétit est au cimetière. Et ce n’est
pas parce qu’elle a prévu de se rendre sur la tombe de ses
grands-parents. C’est l’émotion, mes frères. Et puis l’amour
aussi. La frustration, la déception d’avoir vécu en France. Si
elle avait pu choisir…Il n’y a pas de haine dans son discours,
elle comprend que c’était compliqué pour sa famille de rester.
Elle sait que les Algériens avaient besoin de se retrouver seuls
après 62. Elle en veut beaucoup plus à la France, à son autre
pays, qui les a accueillis, elle et tant d’autres comme de la
merde. Elle ne mâche pas ses mots, ce n’est pas vulgaire dans sa
bouche parce que ses mots sont d’une sincérité. Les pieds-noirs
devenaient étrangers chez eux. Comme n’importe qui, qui subit
l’exil. Avant de partir, parce que c’est l’heure, et que les
autres attendent, elle me sourit, me regarde et dit Je suis
content que mes ancêtres soient enterrés ici même si fatalement
je les vois moins. Pourquoi ?, je demande. Parce qu’ici, je ne
dois pas renouveler un abonnement ». Les morts en Algérie ont
droit à une maison à vie…
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© Journal L'Humanité
Publié le 18 novembre 2010 avec l'aimable autorisation de
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