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Le web de l'Humanité
Retour au bled: ceux
qui reviennent
Nadir Dendoune
Mercredi 17 novembre 2010
Nadir Dendoune, journaliste free lance et écrivain,
revient à Alger et raconte
Troisième jour : c'est cher, un livre
Il doit avoir dix ans. Ses parents l’accompagnent. Des
machins métalliques parsèment l’ensemble de ses dents. Le garçon
s’approche du stand timidement. Son père lui chuchote des mots à
l’oreille, il y a les mots montagne, everest qui reviennent très
souvent. Au stand Hachette au salon du livre international du
livre qui a démarré le 27 octobre et qui s’achève le 6 novembre,
le tocard (moi !) est installé sur une chaise en bois, plusieurs
exemplaires de mon troisième bouquin sont posés sur une belle
nappe rouge en satin. Il y a encore beaucoup de monde qui
arpente les allées, même en pleine semaine, à toutes les heures.
La Suisse est l’invitée cette année. Il y a deux conférences par
jour ainsi que des tables rondes, avec des personnalités comme
Ahmed Djebbar (mathématicien algérien), Abdelkader Djemai (l’un
des plus grand écrivain algérien), Jean Ziegler, Jacques Vergès,
PPDA,etc… La plupart des gens passent devant moi, parfois
sourient mais la couverture : ma tronche en haut de l’Everest
avec un cœur en carton siglé 93 ne leur parle pas. Les médias
locaux en ont un peu parlé : El Watan, Liberté, et même un
passage en direct à la télé algérienne. Plus d’une heure que je
suis là et pas une seule visite : Olivia est assise avec moi, on
discute en souriant. Un paradis à elle toute seule cette fille.
Que des sourires. J’ai fait plusieurs salons ces derniers mois à
travers la France : Metz, Cosne –Sur-Loire, Avignon, Besançon,
etc…avec à chaque fois un relatif succès. Pas l’habitude de
« l’échec » le Tocard. Pourtant, je ne suis pas déçu. Je
m’interroge. J’ai gravi la plus haute montagne du monde, je
suis le premier Algérien à l’avoir fait. Certes. Sans tomber
dans le misérabilisme, est-ce que mon histoire parle à des
Algériens qui sortent de plus d’une décennie de terreur? Je
pourrais dire pourquoi pas, au contraire même. Donner du rêve
aux gens, c’est universel, ça ? A côté, à quelques chaises de
là, sur ma droite, Benjamin Stora, l’historien, spécialiste de
l’Algérie, répond aux nombreux journalistes présents et signe en
même temps des exemplaires de son dernier livre : Mitterand et
la guerre d’Algérie. Son stylo travaille en 3/8. Il parait qu’à
l’aéroport d’Alger, où il venait d’arriver, une foule de
supporters l’avait accueillie en scandant son nom, telle une
star de football, revenant au bercail après une victoire
mémorable. Bienvenue en Algérie, vous êtes chez vous, répétaient
les Algérois. Stora avait eu un mal fou pour s’extirper et
rejoindre la belle berline noire qui devait le conduire à son
hôtel. Une fois arrivé au salon, Benjamin Stora avait eu droit à
une visite guidée des stands en compagnie de l’un des
responsables, quelqu’un avec lequel je m’étais lié d’amitié mais
qui m’avait littéralement ignoré. Tocard et invisible. Les deux
vont souvent ensemble. C’est rassurant, mes frères, de voir que
les gens opèrent tous de la même manière: il suffit d’avoir une
star à ses côtés pour oublier, pour s’oublier... Je suis assis
et je regarde. Je vends wallou mais je suis heureux. Mon livre
est en Algérie. Ca déchire, vous pouvez pas savoir. Le même
bonheur que lorsque j’ai fait une dédicace à Saint-Denis (93).
Le livre est là. Enfin. Ca s’est pas fait en 24h chrono. La
librairie du Tiers Monde avait commandé une quarantaine de
bouquins et à cause des grèves, ils étaient bloqués à Marseille,
alors Madjid, un « Zimmigré », qui avait passé quelques jours
avec moi, avant de repartir à Saint-Denis, était passé chez wham
récupérer des ouvrages, avant de les déposer à CDG où Samia, une
Algéroise pur jus, revenait au bercail. C’est long, mais avec la
langue française, il faut être dans la précision sinon on capte
que dalle. En attendant, la foule continue à affluer sur ma
droite. Vers le people. Là où ça brille, où ça photographie de
plus belle l’Algérie. Et puis, il y a cette famille qui s’est
arrêtée devant mon stand, le mien, pas celui de Stora, cette
belle famille algérienne, qui ressemble à une famille française
en vérité, même si les publicités françaises n’ont pas encore
compris cela, toujours pas engagé une famille basanée pour
vendre des réfrigérateurs. Il y a le papa, je devrais commencer
par la maman, pour la convenance, mais il est tellement élégant
alors je fais ce que je veux, c’est moi qui écris, je suis
responsable. Il a la cinquantaine, homme d’une grande taille,
bel étalon : il se présente, Je t’ai vu sur TF1, qu’il me
confie. Alors, je me lance à mon tour. 33 tours. Plus bavard que
moi, tu crèves. Surtout, avec un visiteur toutes les heures,
j’ai intérêt à faire durer le plaisir. Je leur parle et je
souris, je leur parle avec tout ce que j’ai dans le bide, pour
qu’il reparte avec le tocard. La culture générale de ce père de
famille est étonnante. Il évoque Descartes et Nietzche, et aussi
Maalouf, connait la problématique des banlieues, peut pas sentir
le métèque qui dirige la France, ou la caillera-ministre de
Clermont Ferrand, qui ne veut plus quitter sa place au soleil,
et qui a mis sa dignité à la Société Générale où elle dispose
d’un compte bien chargé. Le papa se saisit du livre, l’ouvre et
tombe sur les photos de mes parents. Sa femme, une grande
blonde, au teint très blanc, les trouve réussies. Je me demande
comment avec une mère et un papa aussi magnifique, j’ai pu avoir
cette tronche. Y a du avoir un vice de procédure. Comme j’ai
toujours une réflexion d’avance sur mon cerveau, j’imagine le
père lire un passage du bouquin à son fils, par exemple, au
hasard, la page 32 où je raconte une scène de cul individuel, un
remplissage de bol de purée. Je ris à l’intérieur de ma
connerie. Limite beauf’. Mais l’autodérision est un excellent
garde-fou pour ne pas tomber dans l’extrémisme. Le père va à la
caisse, demande le prix et son visage se décompose. Son fils,
parfaitement francophone, salive déjà à l’idée de pouvoir lire
cette histoire. Son papa le regarde désolé : C’est beaucoup trop
cher. 2000 dinars, counnard. Le Smic est à 13000. Cette scène me
rappelle quand j’allais gamin au marché de Saint-Denis avec ma
daronne et que je bandais devant un jouet. Besef. Je ne
demandais plus après. Benjamin Stora s’est levé subitement en
regardant sa montre. Pas vu si c’était une Rolex, pas vu s’il
avait réussi sa vie, lui. L’historien participe à une
conférence, déjà très en retard. Des tas de gens le suivent,
pour tenter de lui arracher quelques mots, ou de lui filer sa
carte, pour un regard, un mot, ou et pour rentrer chez soi et
dire aux autres J’ai parlé avec Stora, je le connais ce mec, il
est cool. Il y a eu ensuite un instant de silence, une scène de
film où chacun se tait avant que le réalisateur donne son feu
vert pour tourner. J’ai regardé cette famille et cet enfant. Pas
pu croiser leurs yeux. Putain. Le fric, toujours le fric. Fils
de pute. J’ai attrapé un livre, Prends-le mon frère, c’est
cadeau. Le père, tout sauf un miséreux, n’était pas à l’aise à
300% et a déposé discrètement 700 dinars sur la table, et a dit
C’est tout ce que je peux faire mon frère. J’ai accepté l’argent
en connaissance de cause et avec bonheur: il y avait de la
fierté algérienne dans ce geste, ou peut-être juste de la fierté
universelle, en tout cas, c’était quelque chose de bien quand
même et je vous dis avec toute la sincérité qui me caractérise :
je n’avais jamais été aussi heureux de vendre un livre, même
avec la remise non autorisée de plus de 60%...
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© Journal L'Humanité
Publié le 18 novembre 2010 avec l'aimable autorisation de
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