Amérique latine
Venezuela : la « guerre économique »
pour les Nuls (et les journalistes) –
partie 4 et fin
Maurice Lemoine
Mardi 15 août 2017
Suite et fin de la
partie 3
La valeur
de la monnaie américaine annoncée chaque
matin par ce site Web depuis sa création
en 2010 est devenu « la » référence pour
qui veut acheter des dollars au marché
noir (et pour qui les vend). Comment les
créateurs de DT établissent-ils le prix
de la devise ? En s’appuyant sur les
variations du taux pratiqués par les
bureaux de change de… Cúcuta (ville
située sur la frontière, côté
colombien) ! Cette curiosité a pour
origine la « résolution numéro 8 » émise
par la Banque de la République (la
banque centrale colombienne) le 25 mai
2000, durant le gouvernement d’Andrés
Pastrana. Il en résulte que si celle-ci
établit la parité du peso, sa monnaie
nationale, avec le bolivar, elle
autorise les cambistes de la frontière,
hors de tout contrôle, à établir leurs
propres taux. Ce qu’ils font, en les
manipulant arbitrairement et de façon
disproportionnée.
Il existe, à Cúcuta, plusieurs
centaines de ces bureaux de change
légaux et illégaux. En vertu d’une autre
loi colombienne tout aussi ahurissante,
ces officines peuvent effectuer toute
transaction sans les reporter aux
autorités de tutelle, pour peu qu’elles
soient inférieures à 10 000 dollars –
mécanisme on ne peut plus utile pour
blanchir l’argent du narcotrafic.
C’est donc cette mafia qui,
théoriquement, alimente de ses données
Dollar Today. Dont les responsables
vivent, comme il se doit, à Miami, d’où
ils mènent leur activité. Le plus connu
d’entre eux s’appelle Gustavo Díaz.
Ancien militaire, il a participé le 11
avril 2002 au coup d’Etat contre Chávez
et a été nommé sous-chef du cabinet
militaire (Casa Militar) durant
l’éphémère « gouvernement » du président
de facto Pedro Carmona. Expulsé
de l’armée, il a demandé en 2005 l’asile
politique aux Etats-Unis et l’a bien sûr
obtenu.
Qu’on examine cette configuration
mafieuse par n’importe quel bout, une
conclusion s’impose : c’est avec le
soutien de Washington et des autorités
de Bogotá qu’est mise en œuvre cette
distorsion économique permettant de
dévaluer artificiellement la monnaie
vénézuélienne et de faire exploser
l’inflation (720 % en 2016 d’après le
FMI). Le 10 juillet 2015, l’économiste
et analyste politique Tony Boza
expliquait que DT n’est pas une page
Web, « mais le mécanisme que la
Colombie a inventé pour agresser
l’économie vénézuélienne ; c’est un acte
de guerre ; c’est l’équivalent d’un Plan
Colombie, économique, contre le
Venezuela [1]. »
Rencontré en juin dernier, Luis Salas ne
dit pas autre chose : « Pour réussir
à se positionner comme référence du taux
de change, il faut une
organisation et une capacité de
communication qu’une page Web, à elle
seule, ne possède pas. »
Ce que Gustavo Díaz confirme à sa
manière. Alors que la Banque centrale
vénézuélienne accuse les responsables de
DT de tomber sous le coup de la loi
fédérale américaine Racketeer Influenced
and Corrupt Organizations (RICO) ciblant
les organisations criminelles, il
confie : « Notre crainte est qu’il y
ait un procès, qu’on connaisse ainsi
toutes les personnes qui travaillent
avec nous et que le gouvernement
[vénézuélien] puisse les attaquer
directement. Il y a beaucoup de gens
derrière nous [2]. »
Historiquement, sur les 2 300
kilomètres de leur frontière commune,
une grande partie de la vie « sociale »
vénézolano-colombienne a reposé sur la
contrebande. Une contrebande
« traditionnelle », similaire à celle
qu’on observe dans toute zone
frontalière, quel que soit le continent.
On entre évidemment dans un trafic d’une
tout autre nature lorsque, en révélant
l’ampleur, 12 210 tonnes – 12 210
tonnes ! – d’aliments, dont manquent
cruellement les Vénézuéliens, sont
interceptées de janvier à novembre 2014
en direction de la frontière par les
forces de la Commission nationale de
lutte contre la contrebande. Pour une
tonne récupérée de cette « contrebande
d’extraction » combien parviennent à
destination (avec la complicité, dans un
certain nombre de cas, de gardes
nationaux ou de militaires
vénézuéliens) ? Compte tenu de leur prix
subventionné au Venezuela, la valeur du
lait, du sucre ou du… papier toilette,
peuvent être multipliés par dix en
arrivant dans le pays voisin.
En 2016, entre 8 000 et 22 000 litres
d’essence s’y dirigeant clandestinement
ont été saisis quotidiennement avant de
parvenir à destination. On peut
incriminer la différence abyssale de son
prix de vente entre les deux pays. Mais,
là encore, le gouvernement colombien a
une responsabilité directe dans le
pillage organisé des richesses du
Venezuela. Depuis le 10 août 2001, la
loi (colombienne) 681 autorise les
« petits importateurs d´essence » –
comme c’est bien dit ! – à distribuer le
combustible en marge de l´entreprise
nationale Ecopetrol. Mieux : rendant la
contrebande du combustible légale,
Ecopetrol se réserve le droit de leur
racheter l´essence à prix réduit.
Le 3 mai 2016, après qu’aient été
réalisés par ses services 5 087
inspections dans plus de 1 500
établissements privés, mais aussi
publics, de distribution d’aliments et
de biens prioritaires dans tout le pays,
le Défenseur du peuple Tarek William
Saab déclara publiquement : « On a
détecté de nombreux actes illicites où
l’on suspecte la complicité de
fonctionnaires et de personnes liées à
l’entreprise privée. La justice doit
agir avec force et leur appliquer tout
le poids de la loi. »
Le 14 août suivant, dans le quotidien
Últimas Noticias,
l’éditorialiste Eleazar Díaz Rangel
s’insurgeait : « Il y a deux
semaines, on nous a annoncé, dans un
rapport de la Grande mission
approvisionnement souverain, qu’on a
arrêté soixante-dix bachaqueros
dans cette zone [de Petare ;
quartier populaire de la capitale] (…)
Que l’on sache, aucun n’a été jugé bien
qu’il ait commis des délits mentionnés
dans la Constitution et dans la Loi des
prix justes. On n’a pas connaissance non
plus d’une quelconque condamnation.
(…) On ne comprend pas cette
contradiction. Si l’on ne peut exiger
que les rayons soient garnis et qu’il
soit possible de tout obtenir tant que
la production n’augmente pas, je crois
que, oui, on devrait pouvoir montrer les
résultats de sanctions infligés aux
coupables de ces délits prévus dans
notre Constitution. »
La corruption ? Elle existe. Trop. Et
à tous les niveaux. Chez les « chavistes ».
Mais pas que chez eux (ce serait trop
beau).
Les témoignages abondent de
négociateurs étrangers qui doivent
composer avec des « Señores
10 % » pour obtenir un marché ou faire
des affaires dans le pays. Dans les
ports, il n’est pas rare que quelque
douanier, militaire ou fonctionnaire ne
réclame sa dîme pour laisser procéder au
débarquement des cargaisons. « Si
les importateurs tentent d’échapper aux
pots de vin, a dénoncé Luis Peña,
directeur des opérations de Premier
Foods, dont le siège se trouve à
Caracas, les aliments restent sur
place et pourrissent. »
Ici, on assiste à la mise en examen
d’un ex-gérant du Fonds sino-vénézuélien
pour le détournement présumé de 84
millions de dollars destinés à la
production d’aliments en 2011 et 2012.
Là, c’est l’ex-président et gérant de
l’entreprise mixte socialiste
Leguminosas del Alba, Oscar Pérez
Fuentes, qui est inculpé pour sa
responsabilité dans la contrebande de
120 tonnes de haricots secs (mai 2016).
Là-bas, à Miami, le 18 juillet 2014, le
« bolibourgeois » Benny Palmeri-Bacchi
est arrêté à l’aéroport par des agents
de la Drug Enforcement Administration
(DEA). Accusé de trafic de cocaïne et de
blanchiment d’argent, il appartenait au
comité directeur de la Chambre des
entrepreneurs vénézuéliens du Marché
commun du sud (Mercosur) et possédait,
entre le sud de la Floride et le
Venezuela, une demi-douzaine
d’entreprises ayant pour activité
l’importation d’aliments.
A Miami, précisément, ainsi que dans
les agglomérations aisées qui
l’entourent, est également concentrée la
plus grande communauté des Vénézuéliens
de la diaspora, majoritairement « anti-chaviste »,
exilés avec des comptes en banque dans
certains cas alimentés à grands coups de
trafics, de dessous de table, de pots de
vin et de piston. La délinquance n’a ni
couleur ni idéologie. « Bolibourgeois »
et bourgeois traditionnels travaillent
sans difficulté la main dans la main.
Le 26 mai 2014, le député Ricardo
Sanguino, président de la Commission des
finances et du développement économique
de l’Assemblée nationale, alors dominée
par le Parti socialiste uni du Venezuela
(PSUV), informait ses collègues que la
défunte Commission d’administration des
devises (Cadivi) avait approuvé le
déblocage de 20 milliards de dollars
pour des importations jamais arrivées au
pays. En juin 2014, après avoir été
écarté du gouvernement, Jorge Giordani
qui, ministre de la Planification ou des
Finances de Chávez, a régné sur la vie
économique vénézuélienne de 1999 à 2014,
dénoncera que pour la seule année 2012,
25 milliards de dollars ont été volés et
dilapidés à travers les mécanismes
d’obtention de devises.
En février 2016, en compagnie d’Héctor
Navarro, ex-ministre expulsé du PSUV en
2014, il fera monter la barre très haut
en évoquant la somme de 300 milliards de
dollars déviée en dix ans à travers des
importations fictives et la pratique de
la surfacturation. Dommage qu’il n’ait
pas profité de cet esclandre pour
procéder à une autocritique sur sa part
de responsabilité ni surtout apporter
une quelconque preuve utile pour
démasquer et traquer les délinquants.
Plus extravagante sera la récente
déclaration en conférence de presse de
la Procureure de la République Luisa
Ortega lorsque, ayant rompu avec le
pouvoir, elle affirmera sur un ton
menaçant, après avoir accusé le
président Maduro de « crime contre
l’Humanité » pour la répression des
manifestations et la convocation d’une
Assemblée constituante, avoir entre ses
mains « 36 124 enquêtes sur des cas
de corruption [3] ».
Sans tomber dans une polémique facile,
on s’interrogera : comment se fait-il
que si peu d’affaires aient été jugées
depuis le temps qu’elle occupe sa
fonction – elle a été nommée en 2007 –
et pourquoi cette affirmation
fracassante après avoir rejoint les
rangs de l’opposition et pas avant ?
Bien réelle, cette corruption
endémique participe de l’anarchie dans
la distribution des biens essentiels et
le pillage de l’Etat. Encore convient-il
de ne pas en faire l’alpha et l’oméga de
la crise, imputée par définition à feu
Chávez ou au président Maduro. Interrogé
sur les fameuses « entreprises
fictives » (« empresas de maletín »),
l’économiste Luis Salas répond :
« J’ai fait un travail où j’ai
démontré que, avec le contrôle des
changes, les entreprises fictives créées
par des chavistes ou autres ont existé.
Mais, lorsqu’on examine la comptabilité
des devises octroyées par le
gouvernement entre 2003 et 2012, on se
rend compte qu’elles ont été accaparées
par les grandes entreprises, les
monopoles, Polar, Cargill, les labos
pharmaceutiques, les firmes automobiles…
En gros, les entreprises fictives qui
n’ont rien importé et détourné l’argent
représentent 10 % de l’octroi de
devises. La grande fraude, c’est les
transnationales. La droite met en
évidence les empresas de maletín
pour occulter cette responsabilité [4]. »
A travers divers mécanismes, la
surfacturation existe, pour ne citer
qu’elle. Par exemple lorsque les
transnationales s’achètent leurs
produits à elles-mêmes, et que la maison
mère, à l’étranger, gonfle ses prix.
En 2012, dernière année de gestion de
Chávez, celle où il y a eu le plus
d’importations, celles-ci n’ont été que
d’un cinquième supérieures à celles de
2003 en terme matériel, par tonne ou par
kilo. En revanche, elles ont coûté cinq
fois plus cher. « Cela signifie que,
bien qu’on importe quasiment la même
chose, la croissance n’a pas été dans
les quantités mais dans les prix. Dans
un contexte mondial de déflation ! Le
niveau de la demande de devises a été
totalement injustifiée. »
Passé inaperçue ou tolérée lorsque le
prix du baril était élevé, l’anomalie
saute aux yeux dès lors que les revenus
de l’Etat diminuent et qu’il faut
compter sou à sou.
« Je le dis en forme
d’autocritique, il y a eu une absence de
contrôle, admet Iván Gil, évoquant
ce qu’il appelle l’« intoxication de
devises ». Toutefois, il y a des
raisons. Quand Chávez est arrivé au
pouvoir, le pays connaissait une
pauvreté de plus de 50 %. Les
Vénézuéliens ne mangeaient pas. On
vivait ce paradoxe des boutiques pleines
et des estomacs vides, les gens
n’avaient pas d’argent. La première
réaction de Chavez a donc été
d’alimenter la population. Et ça s’est
fait par toutes les voies, semer,
augmenter les importations. On était
capable d’acheter à l’extérieur
n’importe quelle quantité, on avait de
l’argent. Il fallait le faire et on l’a
fait, mais le coût a été très élevé car,
à une telle vitesse de paiement de la
dette sociale, il a été très difficile
de tout contrôler. Sachant par ailleurs
que, en matière d’alimentation par
exemple, l’Etat manquait de structures
pour la transformation et la
distribution, abandonnées au secteur
privé. Le défi aujourd’hui est d’en
reprendre le contrôle, mais ça ne se
fait pas du jour au lendemain. »
De son côté, dès 2014, Freddy Bernal,
actuel secrétaire général des Comités
locaux d’approvisionnement et de
production (CLAP) et ministre de
l’agriculture urbaine, n’hésitait pas à
« mettre les pieds dans le plat » :
« Ça ne serait pas une mauvaise chose
pour le gouvernement d’avoir des
conseillers économiques qui soient non
seulement chavistes, mais aussi
économistes [5] ! »
C’est dire qu’il ne s’agit pas ici
d’absoudre de toute faute ou erreur les
gestions des présidents Chávez et Maduro.
Lucidement, un ancien membre du
gouvernement sait faire la part des
choses : « Je suis conscient que le
pouvoir a parfois exagéré en mettant sur
le dos de la guerre économique des
erreurs dont il est lui-même
responsable. » Mais il ajoute
immédiatement : « Toutefois, il y a
une réalité : la guerre économique
existe, ce n’est ni une excuse ni de la
paranoïa. »
Alors que les médias dominants
l’occultent systématiquement, on
estimera cette opération de
déstabilisation responsable à 70 % de la
crise mortifère qui affecte le pays. Ce
n’est tout de même pas par hasard si les
phases majeures de désapprovisionnement
interviennent dans des moments précis, à
la veille de rendez-vous électoraux –
référendum constitutionnel (2007),
élections présidentielles de 2012 et
2013, municipales de 2013, législatives
de 2015 – et dans la phase actuelle
baptisée « Heure zéro » par
l’opposition.
Sacrés médias, serait-on tenté de
sourire si l’on négligeait leur énorme
responsabilité dans la manipulation de
l’opinion… « Au Venezuela, la pénurie
alimentaire pousse les habitants à
manger les animaux des zoos », titre
VSD le 16 août 2016. « Des
chiens sont abattus et dépecés en pleine
rue pour leur viande », annonce le
même jour Atlantico. Alors que,
en moyenne, d’après La Dépêche
(19 août 2016), « chaque habitant a
perdu en moyenne trois à cinq kilos »,
pour ses confrères de
L’Express, « le Vénézuélien
moyen a perdu 8,5 kg en 2016 en raison
de la crise alimentaire » (22
février 2017) [6].
Ils devaient à l’évidence être frappés
d’obésité au départ si l’on en juge par
la silhouette des participants aux
manifestations de l’opposition – des
gens qui meurent de faim avec des
masques à gaz super-sophistiqués sur le
nez [7].
Plus sérieusement, « les pénuries
ont eu un impact considérable sur la vie
quotidienne, les habitudes et les modes
de consommation », témoigne un « chaviste »
de base qui vit dans le centre de
Caracas, à La Candelaría. Estimant avoir
perdu deux bons kilos, il ajoute :
« Il y a évidemment une fatigue, une
chute du moral, surtout parce qu’on
venait d’une énorme facilité en matière
de consommation, ces dix dernières
années… »
Contrairement à ce qu’affirment les
officines de propagande, le Venezuela
n’a néanmoins rien d’une nouvelle
Somalie. D’après l’Institut national de
la nutrition, le pays importe
annuellement par personne 138 dollars
d’aliments (82,5 en 2004) [8].
En y ajoutant la production nationale,
chaque citoyen dispose statistiquement
pour se nourrir de 476 kilos par an
(396,3 en 1999). Toutefois, à
l’exception des classes moyenne et
supérieure où, sauf périodes cycliques
pendant lesquelles disparaît un produit
particulier, le pouvoir d’achat permet
de continuer à s’approvisionner quel que
soit le prix, tous les Vénézuéliens sont
incontestablement affectés par la crise.
Alors qu’en « disponibilité
énergétique » le pays était arrivé en
2012 à 3200 calories/jour (l’indicateur
d’un pays développé), cette moyenne a
chuté pour s’établir à 2883
calories/jour – une réduction notable,
mais toujours au-dessus des
recommandations de la FAO (2720).
Sans tomber dans un humour déplacé
compte tenu des souffrances de leurs
compatriotes, certains y trouvent même
quelques avantages : « Nous étions
habitués à des indices exagérés de
consommation. Alors que l’Organisation
mondiale de la santé [OMS]
recommande une disponibilité de 15 kilos
de sucre par an et par personne, nous
étions à 40 ! Une consommation excessive
pour la santé, mais c’était un produit
très bon marché, car subventionné… »
Pour répondre à l’agression
multiforme de cette guerre économique,
le pouvoir a repris l’offensive.
« Nous allons vers une consommation
chaque jour plus planifiée pour
rationaliser l’utilisation des devises,
explique Iván Gil. Mais nous
sommes face à un défi. Alors que l’Etat
a réduit drastiquement les devises au
privé pour l’importation d’aliments, et
les importe désormais lui-même, comment
faisons-nous pour qu’ils arrivent à tout
le monde, et de façon égale ? »
Administrés par les collectifs
d’habitants, les CLAP apportent une
première réponse, fût-elle provisoire et
limitée. En distribuant tous les quinze
jours aux habitants des quartiers
populaires, pour 10 870 bolivars, un
panier alimentaire qui en coûterait 140
000 dans la rue, ils ont ramené le
sourire sur de nombreux visages et
desserré l’étau des pénuries.
Il n’est pas anodin que, dans le
cadre des violences exercées par les
commandos de choc de l’opposition depuis
début avril, la séquestration de camions
d’aliments ainsi que l’attaque de dépôts
du Mercal (magasins d’alimentation à bas
prix de l’Etat et entrepôts des CLAP) et
de « Centres d’approvisionnement
bicentenaire » paraissent devenir une
priorité. A la mi-juillet, à Lecheria
(Etat d’Anzoategui), entre 50 et 60
tonnes de beurre, pâtes, viande, sucre,
lait, riz, sont ainsi partis en fumée [9].
Il leur faut affamer le peuple pour
atteindre leurs fins.
Tant le FMI que la Banque mondiale
(BM) ou la Banque interaméricaine de
développement (BID) tirent la sonnette
d’alarme. D’après leurs dernières
déclarations, à la mi-juillet, « les
cent jours de manifestations ont laissé
un solde très négatif pour l’économie
vénézuélienne. » Du fait des
« heures non travaillées, des pertes à
l’exportation, de la baisse de
production du secteur électrique, de la
diminution des ventes, des difficultés
pour approvisionner des sites
problématiques et des coûts en matière
de santé et de sécurité », ils
évaluent déjà à 5 % la chute du PIB –
l’équivalent du « paro petrolero »
(grève pétrolière) de décembre 2002 –
janvier 2003, induisant une perte de 21
milliards de dollars [10].
Dans le même temps, et depuis 2013,
alors que Caracas a payé rubis sur
l’ongle – ce que lui reproche la gauche
du chavisme – 63,56 milliards de dollars
pour le service de sa dette, le « risque
pays » a augmenté de 202 %, passant de
768 en 2012 à 2323 en 2016 et rendant
prohibitif tout emprunt sur le marché
bancaire international. Si l’on rajoute
que la City Bank américaine a fermé les
comptes du Venezuela (pas ceux des
particuliers, juste ceux du
gouvernement), une conclusion s’impose :
c’est bien d’un étranglement économique
qu’il s’agit. Sans préjuger des
sanctions annoncées par « le maître de
la Maison-Blanche », Donald Trump…
C’est fort de son aval que
l’opposition « golpista » a
appelé à une grève générale et à la
paralysie du pays les 26 et 27 juillet,
pour s’opposer à l’élection de
l’Assemblée nationale constituante
(ANC). Prêtant à sourire, plusieurs de
ses dirigeants ont incité la population
à constituer des réserves de nourriture
et de produits de base pour toute la
semaine. Curieux, non ? Où
s’approvisionner quand, d’après eux, on
ne trouve plus rien nulle part, ni dans
les boutiques ni dans les supermarchés ?
Faute de possibilité de dialogue avec
une opposition uniquement attachée à le
renverser, le président Maduro, en se
basant sur l’article 348 de la
Constitution, a en effet convoqué et
fait élire le 30 juillet cette ANC pour
donner la parole au peuple,
« ramener l’ordre, faire justice et
défendre la paix ». L’avenir dira
si ce grand « remue-méninge », outre la
re-mobilisation réussie du « chavisme
historique », parviendra à répondre aux
défis posés par la conjoncture et
entraînera une large réflexion
collective.
En tout cas, les questions ne
manquent pas. Comment diversifier les
exportations ? Avec quoi et où ? Comment
rendre efficaces les contrôles ? Comment
s’assurer que les biens ayant fait
l’objet d’un octroi de devises sont bien
importés ? Comment, après avoir
démocratisé la consommation,
démocratiser la production ? Comment
normaliser la distribution des biens
essentiels ? Pourquoi ne pas utiliser
des mesures plus radicales et « prendre
les choses en main » quand il le faut :
lorsque manque artificiellement le pain,
est-il plus difficile d’empaqueter de la
farine que de produire du pétrole, ce
que fait parfaitement l’Etat ? Et
pourquoi ne pas nationaliser l’industrie
pharmaceutique ? Ouvrir le passage à de
nouveaux acteurs économiques ? Augmenter
et rendre efficace la propriété sociale
des moyens de production ? Créer des
entreprises alternatives plutôt que
d’étatiser les secteurs qui sabotent
l’économie ?
Les réponses à ces questions
n’impliquent pas forcément d’être
introduites dans la Constitution
réactualisée. Mais cette reprise
d’initiative du chavisme et ce vaste
chantier permettront sans doute de les
poser. Et de trouver des parades à la
guerre implacable et sournoise menée
autant contre le peuple que contre
l’économie.
Texte et photographie :
Maurice Lemoine
Notes
[1]
« Cultura al día », Alba
Ciudad, Caracas, 10 juillet 2015.
[2]
BBC Mundo, 7 mars 2016.
[3]
El Universal, Caracas, 31
juillet 2017.
[4]
On peut entre autres suivre les travaux
de Luis Salas sur le site 15yultimo.com
[5]
Entretien sur la chaîne Globovisión
rapporté dans El Nacional du 30
juin 2014.
[6]
D’après une « étude » réalisée par des
« scientifiques » de l’Université
centrale du Venezuela, l’Université
catholique Andrés Bello, l’Université
Simón Bolivar, le groupe alimentaire
Fundación Bengoa et d’« autres » ONG.
[7]
« Au Venezuela, la fable des
manifestations pacifiques », Mémoire
des luttes, 15 juin 2017.
[8]
« Venezuela : estadísticas alimentarias »,
Caracas, 8 mai 2017.
[9]
Lire Marco Teruggi,
« Brûler la nourriture : nouvelle
tactique de la bataille des trente jours
», Venezuela Infos, 13
juillet 2017.
[10]
El Mundo, Caracas, 17 juillet
2017.
Lire les parties précédentes
de cette enquête :
Venezuela : la « guerre économique »
pour les Nuls (et les journalistes) –
Partie 3.
Venezuela : la « guerre économique »
pour les Nuls (et les journalistes) –
Partie 2.
Venezuela : la « guerre économique »
pour les Nuls (et les journalistes) –
partie 1.
URL de cet article :
http://www.medelu.org/La-guerre-economique-pour-les-Nuls,2643
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