Amérique latine
Venezuela : la « guerre économique »
pour les Nuls (et les journalistes) –
partie 2
Maurice Lemoine
Photo :
Maurice Lemoine
Dimanche 13 août 2017
Contrairement
à une idée largement répandue, le
secteur agricole a connu une profonde
transformation. « Ceux qui l’ont
connu avant la loi des terres de 2001,
confie l’ex-ministre de l’Agriculture
Iván Gil, savent qu’il s’agissait
d’un secteur constitué d’ouvriers
agricoles travaillant pour de grandes
compagnies. Depuis, l’ascension sociale
des paysans a été spectaculaire. »
A partir de 2001, plus de 7 millions
d’hectares ont été régularisés – les
paysans ayant obtenu des titres de
propriété – et 3,5 millions d’hectares
repris au « latifundio ». Un
million d’hectares nouveaux ont été mis
en production [1].
Ce qui, bien entendu, ne résout pas tous
les problèmes. « Après une
progression soutenue jusqu’à 2008, le
pays a souffert d’une sécheresse
désastreuse de 2008 à 2010, a connu un
début de récupération à partir de 2011,
une production importante en 2013 et
2014, puis des difficultés en 2015 et
2016 car l’agriculture est un secteur
très sensible aux variations économiques
nationales. Ceux qui dépendent des
engrais et intrants importés sont ceux
qui souffrent le plus. » Les grands
propriétaires traditionnels, qui se
plaignent et que l’on entend.
Néanmoins, grâce aux investissements
qu’a lancé Chávez, le monde agricole est
celui qui supporte le mieux la guerre
économique. Et de fait, ce sont les
petits producteurs nationaux qui
fournissent le pays en produits
vivriers.
Si, parmi les vivres qui
disparaissent, se trouvent les vingt
aliments les plus consommés par les
Vénézuéliens, ce sont ceux que produit
le secteur agro-industriel. Là où le
capital contrôle la technologie et la
transformation des matières premières en
denrées élaborées . « Outre qu’ils
sont très consommés, note Curcio,
leur production et leur distribution
sont concentrées entre peu de mains :
celles des monopoles et des oligopoles
nationaux et internationaux. »
C’est-à-dire seulement 10 % des
entreprises privées. Sachant que le
pouvoir de ces dernières est encore plus
grand quand il s’agit de produits très
difficiles à remplacer, comme les
aliments et les médicaments. Ou, dans un
autre domaine, les pièces de rechange
pour les véhicules, les machines et les
équipements.
Les études chiffrées le constatent :
tant la production que la consommation
des produits absents sur le marché s’est
maintenue relativement constante depuis
2012. D’ailleurs, les importations
totales, en 2014, en pleine crise des
« guarimbas », ont été en
moyenne de 91 % supérieures à celles de
2004. Comme dirait l’autre, « il y a un
truc ! » – qu’on nous pardonne la
familiarité.
Dans ce Venezuela désormais dépourvu
de tout, des tonnes d’aliments et
d’autres produits dorment dans des
hangars, d’où ils sont dirigés vers des
filières illégales. On se contentera ici
d’une poignée d’exemples glanés
quotidiennement dans la presse
vénézuélienne – y compris d’opposition.
Le 18 octobre 2013 (quelques semaines
avant les élections municipales du 8
décembre), à Maracaibo, la police
bolivarienne saisit 10 tonnes de sucre,
3,5 tonnes de riz, 1,5 tonnes de farine
de blé, 4500 litres d’huile, etc.,
dissimulés dans un dépôt de la grande
surface Súper tienda Caribe. Le 5
février 2014, dans le Táchira, une
opération des services de renseignement
permet de récupérer dans plusieurs
hangars… 939,2 tonnes (!) d’aliments de
première nécessité subventionnés par
l’Etat qui se trouvaient soustraits au
marché (648 tonnes de riz, 246 de sucre,
37 de grains, 2 de beurre, 54 000 litres
d’huile, 300 kilos de café, etc.).
D’autres arrivées de marchandises
sont proprement sabotées. Le 14 juillet
2016, dans le port de La Guaira, grâce
au déploiement de la « Grande mission
approvisionnement sûr », une inspection
permet de découvrir quatre-vingt-un
conteneurs abandonnés. Destinés tant à
des entreprises privées qu’à
l’administration publique, ils
regorgeaient de produits d’hygiène
personnelle, d’ordinateurs,
d’imprimantes, d’engrais pour
l’agriculture et de produits chimiques
nécessaires à la fabrication de
médicaments.
Le 31 août 2016, 57 tonnes de viande,
de poulet et de poisson en décomposition
sont découverts dans les installations
de Biangi Mar et d’Avicomar C.A, situés
à Los Teques (Etat de Miranda). Même
phénomène au mois de juin, quand
Distribuidora y Procesadora de Huevos
Ovomar C.A. abandonne sur une décharge
de Santa Cruz (Etat d’Aragua) trois
millions d’œufs stockés depuis le mois
d’octobre précédent.
Cas extrêmes que les trois derniers.
Car la sphère patronale a tiré les
leçons de la « grève générale » de
décembre 2002-janvier 2003. A cette
occasion, alors que l’on enregistrait
les niveaux de production historiquement
les plus bas depuis 1999, le secteur
public a vu ses revenus diminuer de 12 %
et le secteur privé de… 15 %. C’est lui
qui, à l’époque, a le plus souffert de
son brillant sabotage de l’économie !
Pas question de répéter la même
erreur. Les biens sortis du marché pour
lui rendre la vie impossible doivent
néanmoins parvenir à la population. Mais
après mille détours, mille tourments et
à un prix hallucinant.
Un retour à la loi de la jungle.
Soustraits à grande échelle au marché
formel, les produits au prix régulé
finissent entre les mains de ceux qu’on
appelle les « bachaqueros » :
des revendeurs informels qui, dans les
rues, sur les marchés municipaux, dans
les lieux les plus improbables, vendent
les marchandises en gonflant les prix –
ce qui, effet co-latéral, alimente
l’inflation. Les grands entrepreneurs
ayant donné l’exemple, les sous-fifres
suivent le mouvement. Autant par esprit
de lucre que pour des raisons purement
politiques, des commerces de moindre
importance, pharmacies, petits
supermarchés, se jettent dans le trafic.
Pour augmenter leurs bénéfices, ils
détournent leurs marchandises vers le
« bachaqueo », puis lèvent les
bras au ciel face aux consommateurs en
invoquant des retards de livraisons ou
les pénuries dues au gouvernement.
Par définition, sur un désordre de ce
type se greffent et prolifèrent les
mafias. Alors que des files d’attente
impossibles serpentent depuis l’aube
devant les rideaux de fer des magasins,
des groupes de nervis organisés
apparaissent à l’heure de l’ouverture et
occupent de force les premières
positions ou font passer en priorité
leurs « protégés ». Qui se livreront un
peu plus tard eux-mêmes au
« bachaqueo ». Le tout sous l’œil
parfois impassible des forces de l’ordre
– police municipale, nationale ou gardes
nationaux.
Qu’une partie de la population pauvre
se dédie à acheter massivement les
produits de première nécessité pour les
revendre à d’aussi pauvres qu’eux en
multipliant le prix par cent a de quoi
laisser pantois. Les quinze années de
pédagogie révolutionnaire de feu Chávez
n’auraient-elles porté aucun fruit ?
« Ça nous a surpris aussi, nous
confie l’un de nos interlocuteurs.
Il faudrait une étude sociologique afin
de comprendre pourquoi cette lèpre s’est
autant développée alors qu’ont été
résolus un certain nombre de besoins
objectifs de la population. Ce
phénomène, qui a commencé de façon
localisée, aurait dû être traité
immédiatement comme un problème d’ordre
public. On l’a sous-estimé, on l’a
laissé croître et, à mesure que la crise
économique s’est aggravée, il a fait de
plus en plus d’adeptes, les gens voyant
dans cette activité un moyen d’augmenter
leurs revenus. Mais, à l’origine, il n’a
aucunement été spontané. Il y a eu
intention délibérée de saboter les
réseaux de distribution. »
Et seulement eux. « Les chiffres
communiqués par les entreprises privées
elles-mêmes permettent de constater que
la production d’aliments n’a pas
diminué », remarque Curcio. Ainsi
de la farine de maïs précuit, la denrée
la plus consommée quotidiennement par
les Vénézuéliens. Depuis 2013, ceux-ci
affrontent les plus extrêmes difficultés
pour s’en procurer. Pourtant,
statistiquement, sa consommation se
maintient aux niveaux habituels. Et tant
Alimentos Polar – premier fabricant de
produits alimentaires du pays, mais qui
ne produit pas un hectare de la céréale
en question – que les entreprises qui se
partagent les 50 % restants du marché
ont maintenu leurs niveaux
d’importation/production. Comportement
qui se répète pour tous les aliments
désormais hors de portée du fait du
désapprovisionnement.
C’est ainsi que, le 8 janvier 2017,
la police a pu saisir 3 tonnes de farine
de maïs précuit dans une résidence de
Barcelona (capitale de l’Etat
d’Anzoátegui) ; dénoncés par des voisins
excédés, les deux spéculateurs arrêtés,
récidivistes, revendaient cette denrée
devenue introuvable à dix fois sa valeur
au prix régulé.
Le 17 mars 2017, sur l’avenue Baralt,
dans le centre de Caracas, la
boulangerie Maison Bakery est occupée
par un groupe d’habitants du quartier,
puis saisie par l’Etat. Depuis un
certain temps, les clients réclamaient
avec véhémence que soient respectés les
prix régulés. L’établissement recevait
de la farine subventionnée, mais
n’offrait aux consommateurs – quand elle
les leur offrait – que des pains chaque
jour plus petits, passés de 180 grammes
à 140 grammes pour le même prix.
Avec les Etats-Unis, le Canada et
l’Argentine, le Venezuela est le pays du
continent qui consomme le plus de pain
et donc de blé. Une céréale que, du fait
de son climat et de son histoire, il ne
produit pratiquement pas. Qui importe ce
blé acheté sur les marchés
internationaux ? L’Etat vénézuélien. Une
fois arrivé au port, et à travers Casa,
une entreprise publique, le grain est
fourni à douze minoteries privées – dont
les quatre plus importantes contrôlent
78 % du marché : la multinationale
Cargill (27 %), la mexicaine Monaca
(26 %), Mocasa (15 %) et Molvenca
(10 %).
Président de Cargill Venezuela, Jon
Ander Badiola préside également la
Chambre vénézolano-américaine de
commerce et d’industrie (Venamcham),
qui, comme son nom l’indique, représente
les intérêts des firmes états-uniennes
dans le pays ; s’agissant de Monaca, on
se souviendra que le syndicat de ses
employés a porté plainte en avril 2016
et réclamé qu’une enquête soit ouverte
sur le sort de 550 tonnes de blé
mentionnées dans les inventaires de
l’entreprise mais introuvables dans les
entrepôts ; président de Mocasa,
Giovanni Basile Passalacqua a lui le
douteux privilège d’apparaître dans les
« Panama Papers » pour deux de ses
affaires, Gold Lake LLC et Diamond Lake
LLC , enregistrées dans le paradis
fiscal du Nevada (Etats-Unis) ; Molvenca
appartient au multimillionnaire italien
Giussepe Sindoni [2].
Tous d’ardents « défenseurs du peuple »,
on l’aura compris.
« La vérité, c’est que nous
manquons de matière première, clame
en mars dernier, comme il le fait
régulièrement, José Sanchez,
porte-parole de la Fevipan, la
fédération du secteur. Le Venezuela
a besoin de 120 000 tonnes de farine par
mois. Or le gouvernement ne nous en
fournit que 30 000 tonnes. » Puis
suit le refrain désormais
universellement connu :
« Malheureusement, il n’a pas les
devises nécessaires pour acheter la
farine dont le pays a besoin. »
Il y a bien sûr vérité et vérité. Il
arrive, à certains moments, et
ponctuellement, que le Venezuela manque
de cette matière première, c’est un
fait. « Le gouvernement a annoncé
hier qu’il allait acheter du blé à la
Russie, nous confie-t-on ainsi, le
19 mai dernier. C’est intéressant.
Toutefois, le problème n’est pas la
quantité importée, mais comment est
distribuée la farine après
transformation. » En effet, c’est
lors de ce transport que s’organise la
pénurie. Brouillant les pistes et
gardant en apparence les mains blanches,
les minoteries précédemment citées ainsi
que quelques autres délèguent la
distribution de la marchandise à des
sous-traitants. Une majorité des dix
mille boulangeries du pays ne sont pas
livrées régulièrement. D’autres, au fort
pouvoir économique, liés à certaines
mafias, reçoivent plus de marchandise
que nécessaire. Elles revendent au prix
fort, mais dans des délais aléatoires,
une partie de leur superflu à celles qui
sont dépourvues. Dans un autre registre,
on peut voir – comme nous l’avons vu –
sur la devanture de nombre
d’établissements une affichette « Il n’y
a pas de pain ». Curieusement, leurs
étals regorgent de gâteaux, brioches,
« cachitos » (pain fourré au
jambon et au fromage), sandwiches et
pizzas. Vendue plus chère, cette
production secondaire compense les
pertes dues à la non fabrication du pain
tant attendu par la population. Laquelle
voit sa vie se transformer en calvaire,
se privant ou passant son temps à faire
la queue.
D’où l’annonce par le président
Maduro, en mars dernier, de l’ouverture
d’une centaine de boulangeries
populaires, sous la responsabilité des
Comités locaux d’approvisionnement et de
production (CLAP).
URL de cet article :
http://www.medelu.org/La-guerre-economique-pour-les-Nuls,2641
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