Amérique latine
Venezuela : la « guerre économique »
pour les Nuls (et les journalistes) –
partie 3
Maurice Lemoine
Août 2017.
Vente ponctuelle organisée par un des
milliers de Comités Locaux
d’Approvisionnement et de Production
(CLAP) mis en place par le gouvernement
bolivarien pour fournir directement la
population en produits subventionnés.
Lundi 14 août 2017
Des
dirigeants de l’opposition aux prélats
(bien nourris !) de la Conférence
épiscopale vénézuélienne en passant par
le secrétaire général de l’Organisation
des Etats américains (OEA), le grand ami
de Washington Luis Almagro, monte un
même cri : il faut d’urgence ouvrir un
« canal humanitaire » pour permettre
l’approvisionnement du pays en matériel
et en produits médicaux. D’après Freddy
Ceballos, président de la Fédération
pharmaceutique du Venezuela, la dette de
l’Etat envers le secteur serait
colossale : plus de 5 milliards de
dollars. En conséquence, les stocks de
médicaments disponibles ne correspondent
qu’à 15 % des besoins.
En mai 2012, sous Chávez, les mêmes
acteurs dénonçaient déjà une coupe de
42 % des devises dans le secteur de la
santé ; en 2013, ils annonçaient un
niveau de pénurie de 40 % ; en 2014 de
60 %, en 2015 de 70 %. Ce à quoi, après
examen des chiffres et statistiques,
Pasqualina Curcio répond : « Ils ne
correspondent pas au niveau
d’importations enregistrés (…)
et encore moins aux rapports financiers
annuels des grandes corporations
transnationales responsables de
l’importation de ces produits. »
Ces « grandes corporations »
reçoivent des devises à taux
préférentiel, achètent les produits à
l’extérieur et les vendent en bolivars
tant au Système public national de santé
(SPNS) qu’aux établissements privés.
Alors que, de 2003 à 2014, l’importation
de produits pharmaceutiques a connu en
dollars une augmentation de 463 %, Henry
Ventura, ex-ministre de la santé et
actuel directeur de l’Ecole de médecine
Salvador Allende, chiffres lui aussi en
main, signalait en janvier dernier :
« En 2004, les laboratoires ont reçu 608
millions de dollars sans qu’on note de
pénuries. » En revanche, plus rien
ne va lorsqu’ils obtiennent « un
total de 3,2 milliards de dollars en
2013 et 2,4 milliards de dollars en 2014 [1] ».
Raison pour laquelle, un an
auparavant, alors député, il avait déjà
exhorté la Procureure de la République
Luisa Ortega à enquêter, « vu qu’on
ne trouve plus de médicaments nulle
part ». Semblerait-il sans grand
résultat.
« Aucune des grandes corporations
pharmaceutiques responsables de
l’importation de 50 % des produits
pharmaceutiques au Venezuela n’a
enregistré des pertes, une diminution
des bénéfices ou une chute des ventes
durant 2015, note Curcio ; pas
plus qu’en 2012, 2013 et 2014. »
Des propos difficilement contestables
car confirmés dans son ouvrage par la
reproduction des rapports financiers des
firmes en question – Abbott Laboratories
C.A., Productos Roche, Novartis de
Venezuela S.A., Bayer S.A., Pfizer
Venezuela S.A., Sanofi-Aventis de
Venezuela S.A., Merck S.A., etc [2].
Le 2 septembre 1973, neuf jours avant
le coup d’Etat de Pinochet, les Chiliens
pouvaient lire dans le quotidien
Clarín : « “Grâce au travail
volontaire, les samedis et dimanches,
puis au travail de nuit, nous
augmenterons la production du sérum dont
notre pays a besoin”, affirment
unanimement les 45 travailleurs du
Laboratoire Sanderson, unique producteur
de ce médicament vital au Chili »,
tandis que leur syndicat, se référant à
la pénurie artificiellement créée par ce
monopole, ajoutait : « Nous
affirmons devant l’opinion publique que
notre mouvement légitime (…) a
pour objet la défense du pouvoir
exécutif lorsqu’il entend réquisitionner
les entreprises qui boycottent la
production et qui sont vitales et
stratégiques pour le pays [3]. »
Comparaison n’est pas raison ? En
juin 2017, au Venezuela, les
représentants de la Fédération des
travailleurs de l’industrie chimique
pharmaceutique (Fetrameco) accusaient
les laboratoires Calox, Leti, Vargas,
Behrens et Cofasa de diminuer leur
production de médicaments prioritaires
pour la population. De son côté, Richard
Briceño, du syndicat des laboratoires
Calox, dénonçait : « Ils utilisent
la matière première pour fabriquer des
produits vétérinaires et abandonnent
l’élaboration des médicaments essentiels [4]. »
Au mois de février précédent, après
une enquête des services de
renseignements, plus de six tonnes de
médicaments et de matériel chirurgical
avaient été saisies dans deux
habitations de Maracaibo (Etat de
Zulia). Importés grâce aux dollars
préférentiels, ils étaient destinés à
partir en contrebande, comme le font
d’énormes quantités détournées vers la
Colombie.
Rien de plus démoralisant pour
quiconque que d’être privé de ce qui
rend la vie agréable – savon, déodorant,
shampoing, dentifrice ou crème à raser.
Quatre grandes entreprises contrôlent le
marché des produits d’hygiène au
Venezuela : Procter & Gamble, Colgate,
Kimberly Clark et Johnson & Johnson.
D’après leurs rapports financiers
annuels, y compris ceux de 2105, aucune
n’a enregistré de pertes ni de
diminution des ventes. Entre 2004 et
2011, le firme Johnson & Johnson a reçu
du gouvernement environ 2,8 millions de
dollars par mois ; en 2014, elle en
empoche 11,6 millions pour une même
période, quatre fois plus que ce qu’elle
recevait habituellement : tous ses
produits manquent sur les lieux
habituels d’écoulement.
En 2014 encore, Procter & Gamble s’est
vu octroyer au taux préférentiel 58,7
millions de dollars, 5,3 fois plus que
ce qu’elle recevait entre 2004 et
2011 (11 millions de dollars). S’ils
mentionnent les difficultés et
incertitudes dues aux taux de change
évolutifs (et parfois erratiques), ses
rapports annuels n’enregistrent ni
diminution des ventes ni pertes
opérationnelles au Venezuela [5].
En juillet 2015, en plein marasme
affectant les consommateurs, la firme
publie ce communiqué : « Ces
dernières années, la compagnie a fait
dans le pays d’importants
investissements destinés à augmenter la
capacité locale de production et à
offrir des innovations dans nos
produits. Il en résulte que notre
capacité locale de production a augmenté
de plus de 50 % et que nous jouissons
aujourd’hui d’une absolue préférence des
consommateurs vénézuéliens, qui ont fait
de nos marques les leaders dans les
catégories où elles sont en compétition [6]. »
En ce qui concerne le papier
hygiénique, on offrira ici un sujet
d’enquête aux journalistes que ce sujet
fascine et qui ont du mal à se
renouveler : en 2014, l’entreprise
responsable de son importation et de sa
distribution, Kimberley Clark de
Venezuela, a reçu 958 % de devises de
plus que celles qui lui ont été
assignées entre 2004 et 2011. On
pourrait même suggérer un titre : « Qui
a piqué les rouleaux ? » Voire une autre
investigation : comment se fait-il que
dans tous les restaurants, de la plus
modeste « cantina » à
l’établissement le plus luxueux en
passant par les innombrables « fast
food », on trouve sur toutes les
tables, à profusion, des serviettes en
papier ?
Août 2017.
Vente ponctuelle organisée par un des
milliers de Comités Locaux
d’Approvisionnement et de Production
(CLAP) mis en place par le gouvernement
bolivarien pour fournir directement la
population en produits subventionnés. Comme celui de Chávez, le
gouvernement de Maduro se
caractériserait par une violente
hostilité envers le monde des affaires.
Pour preuve : en faisant approuver en
2011 (Chávez) une loi organique sur
« les prix justes », le pouvoir impose
un plafond aux prix des produits de
première nécessité et, en établissant en
février 2014 (Maduro) une marge
bénéficiaire maximum de 30 % sur les
biens et services vendus, il ruine les
commerçants. Plus personne ne produit ni
ne travaille, les prix étant désormais
inférieurs aux coûts de production.
Vue sous un autre angle, on ne
jurerait pas que l’occupation de la
chaîne Daka en novembre 2013 a été
totalement injustifiée : après avoir
obtenu plus de 400 millions de dollars
d’argent public de 2004 à 2012 pour
importer des biens électrodomestiques à
bas prix, cette chaîne présente à
Caracas, Punto Fijo, Barquisimeto et
Valencia surfacturait jusqu’à 1000 % ses
produits. Quant aux problèmes du magasin
d’électronique et d’audio-visuel Pablo
Electronica avec les autorités, ils ont
commencé à la même époque lorsque a été
découverte une augmentation injustifiée
– de 400 % à 2 000 % des prix.
Création du chavisme en 2003, les
contrôles ont été longtemps limités aux
produits de première nécessité. Le pas
supplémentaire effectué par Maduro a eu
pour objectif, outre la lutte contre les
usuriers et les spéculateurs, de limiter
l’inflation (la plus haute d’Amérique
latine).
Petites ou moyennes, certaines
entreprises ont effectivement des
problèmes parce qu’en compétition, dans
un contexte hyper-spéculatif, avec de
puissants concurrents. De véritables
monopoles très souvent. Mais, plus
globalement, l’analyse des données de
n’importe quelle firme, où qu’elle opère
dans le monde, permet de constater que
le taux de marge moyen se situe non à
30 %, mais autour de 10 % ou 11 %. Pour
tout capitaliste, il s’agit d’un bon
résultat. Les économistes néolibéraux
devant d’ailleurs reconnaître que les
marges bénéficiaires sont élevées au
Venezuela, ils objectent que « c’est à
cause du risque » – l’argument théorique
de la spéculation.
Sur les quarante-deux marchandises
mises sur le marché par Polar, seules
quatre ont un prix « régulé » : la
farine de maïs, le riz, l’huile et les
pâtes alimentaires. Cela n’a pas empêché
que, avant l’élection présidentielle
d’avril 2013, l’ensemble de sa
production, et non ces seuls produits,
ait reculé de 37 % ; au moment de
« La Salida » (2014), de 34 % ;
avant les législatives de décembre 2015
de 40 % [7].
Pour importer, on l’a vu, les
négociants doivent acheter leurs dollars
au gouvernement. Nul ne niera ici que le
processus bureaucratique complexe ou les
changements de règles permanents
constituent un casse-tête pour un
individu normalement constitué [8].
Ni que la masse globale des devises à
octroyer a diminué. Ce qui a provoqué –
ou plutôt accentué – un marché parallèle
sur lequel la monnaie américaine se
négocie bien au-dessus du cours
officiel.
En décembre 2012, 1 dollar
s’échangeait légalement contre 4,30
bolivars et, au taux parallèle, contre
10 bolivars. En 2013, on passait de 6,30
bolivars au cours légal à 20 dollars au
marché noir. Durant les deux derniers
mois de 2014, le dollar « libre » était
28 fois plus haut que le dollar
« gouvernemental ». A la veille des
élections législatives du 6 décembre
2015, il culmine à prés de 900 bolivars
pour un dollar, soit une augmentation de
8 900 % en a peine deux ans ! A l’heure
actuelle, il atteint 5 000 bolivars
(contre 10 au cours officiel) !
Faute de devises obtenues à travers
les mécanismes d’Etat, des particuliers,
en quête de valeur refuge, achètent des
dollars sur le marché noir. De leur
côté, certains acteurs économiques –
essentiellement les petites entreprises
– se voient dans l’obligation de se
tourner eux aussi vers ce monde
parallèle. Une fois leur marchandise
achetée à l’étranger, ils établissent
leur prix de vente : salaires, frais
généraux et montant de la facture en
dollars reconvertie en bolivars, mais en
fonction du taux de change prohibitif,
ce qui fait exploser la valeur finale du
produit. Dans ce cas précis, on peut
légitimement attribuer une part de la
responsabilité de l’explosion des prix
« à la crise » et à un gouvernement
dépassé par les événements.
Toutefois, le phénomène ne s’arrête
pas là, ce qui en rendrait les effets
relativement limités. Il s’aggrave
lorsque les importateurs majeurs, bien
qu’ayant reçu des devises au taux
préférentiel, calculent leurs prix… en
fonction du taux illégal. Pour
l’explosion de leurs de profits
illicites, pour le plus grand malheur du
consommateur, qui voit s’écrouler son
pouvoir d’achat. Sachant par ailleurs
que nombre de corporations, lorsqu’elles
reçoivent cinq dollars du pouvoir, n’en
utilisent qu’un pour l’importation, et
spéculent avec les quatre autres sur ce
marché mafieux. Leur « business »
n’est pas de pourvoir le pays en
aliments, nous explique-t-on, mais
« d’acheter et de vendre des dollars,
sous prétexte d’acquérir des aliments ».
Les difficultés deviennent
définitivement insolubles pour les
autorités quand, par ailleurs, le taux
de change parallèle explose parce que
manipulé.
Sur ce fameux marché, le taux de
change a enregistré une tendance
constante à la hausse de 1999 à juillet
2012. Mais, de 26 % en moyenne jusqu’à
2011, cette variation annuelle dérape de
2012 à 2015, passant à 223 % (423 %
entre 2014 et 2015), affectant la
consommation finale et les processus de
production. « Les variations les
plus importantes, note Curcio dans
son ouvrage, ont été enregistrées en
octobre 2012 (présidentielle de Chávez),
décembre de la même année (élection des
gouverneurs des 24 Etats du pays), avril
2013 (nouvelle présidentielle) et
décembre 2013 (élections municipales). »
A partir de la fin 2013, l’augmentation
sera soutenue et disproportionnée
jusqu’à janvier 2016 (les élections
législatives perdues par le chavisme
ayant eu lieu en décembre 2015).
« La valeur de la monnaie sur le
marché illégal, dénonce Curcio,
ne répond à aucun critère économique ni
aux variables associées, ne correspond
en rien à la réalité, mais obéit à une
intention politique qui cherche la
déstabilisation à travers la distorsion
des marchés et de l’économie en
général. »
L’instrument de cette guerre (pas
vraiment) invisible s’appelle Dollar
Today (DT).
Maurice Lemoine
Notes
[1]
El Universal, Caracas, 29
janvier 2017.
[2]
La Mano visible del Mercado. Guerra
económica en Venezuela, op. cit
(pages 101 à 106).
[3]
Miguel González Pino et Arturo Fontaine,
Los mil días de Allende, Centro
de Estudios Públicos, Santiago, 1997.
[4]
Últimas Noticias, Caracas, 6
juin 2017.
[5]
P & G, 2015, Annual Report.
[6]
« Comunicado de P & G », La Patilla,
Caracas, 30 juillet 2015.
[7]
El Telégrafo, Quito, 19
novembre 2016.
[8]
On est ainsi passé en 2013 de deux taux
de change (l’un officiel, l’autre au
marché noir) à quatre taux de change
(trois officiels et un au marché noir).
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Lire les deux parties précédentes :
Venezuela : la « guerre économique »
pour les Nuls (et les journalistes) –
partie 1 12
août 2017
Venezuela : la « guerre économique »
pour les Nuls (et les journalistes) –
Partie 2 12
août 2017
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