Opinion
Récits de la
torture ordinaire dans les geôles
tunisiennes (4/4)
Zohra Abid
Vendredi 17 juin 2011
Pas de
réconciliation sans rupture avec le
passé. Et pas de justice sans vérité.
Les Tunisiens ont de bonnes raisons de
craindre une réconciliation de façade,
qui serait un simple transfert de
pouvoir négocié. Donc danger! Par
Zohra Abid
C’est l’appel quasi unanime lancé par
les présents à la conférence sur
«Justice et réconciliation préalables à
la nouvelle république», organisée
samedi à l’hôtel Diplomat par
l’association Nou-R (Nouvelle
République).
Après avoir écouté les témoignages de
Mohamed Soudani, Aymen Aroua et Rached
Jaïdane, aucun des présents n’est resté
insensible. Dans la salle, des voix ont
appelé à ce que justice soit faite avant
de tourner la page. «Pas question de
négocier avec les bourreaux et les
mafieux», a lancé un juriste.
Qu'en pensent les politiques?
Pour le représentant du parti
Ettakatol, Khémaïes Ksila, il est
impératif d’assainir la justice. «Après
la révolution, il faut rétablir la
confiance entre les institutions et les
citoyens et garantir au peuple
l’indépendance de la magistrature. Mais
les dossiers traînent et la justice
tarde à faire son travail. Pourquoi?»,
se demande l’intervenant. Il ajoute que
pour parler de réconciliation, il faut
déjà rendre justice aux victimes. «Les
agents de la sécurité, tout comme les
hommes d’affaires sont nos enfants. Le
pays ne peut être stable qu’avec la
sécurité. Il ne pourra non plus s’en
sortir qu’avec le soutien des hommes
d’affaires. Mais, il nous faut cette
vérité. Je m’excuse, il faut dire qu’il
n’y a pas eu un homme d’affaires qui a
amassé des milliards pendant la dernière
décennie sans qu’il n’ait été, d’une
façon ou d’une autre, un proche, sinon
un collaborateur de Ben Ali et de sa
famille», a dit M. Ksila, forçant un peu
le trait, sans doute sous l’effet de
l’émotion.
«Nous n’avons pas connu nous-mêmes ni la
torture ni les tortionnaires, mais tous
ceux qui ont souffert ont le droit de
demander réparation», a dit le
représentant du parti El Watan, Mohamed
Lassir. Il a ajouté: «Ceux qui ont
commis des délits doivent payer et qu’on
en finisse avec ces 23 ans de dictature.
Pour cela, nous devons avoir l’avis des
experts étrangers en Afrique du Sud ou
du bloc de l’Europe de l’Est ou
d’Espagne... qui sont passés par une
pareille situation.»
Réveillez-vous, l’affaire ne
sera pas classée comme ça !
Faouzi Ben Abderrahmane,
représentant d’Afek Tounes, pousse un
peu le bouchon en affirmant: «Il faut
terminer avec l’institution des
despotes. Parler d’une réconciliation
alors que la plaie saigne encore. Non !
Avez-vous vu les 80 heures de
témoignages vivants sur la torture
enregistrés dans diverses zones du pays
par l’Association tunisienne des femmes
démocrates (Atfd)? Il est impératif de
juger ces gens-là et au plus vite». Et
d’enchaîner, toujours sur un ton ferme:
«Saviez-vous que 150 personnes sont
mortes par la torture sous Ben Ali. Où
est passée la liste des tortionnaires?
Comment ferme-t-on les yeux sur ces
personnes, comme si de rien n’était?
Mais c’est monstrueux ce qui se passe
!», déplore-t-il. Il appelle à diffuser
les témoignages des victimes de la
torture à la télévision. «Sinon la plaie
resterait ouverte et il n’y aurait
jamais de réconciliation au vrai sens du
mot. Ils sont là, impunis ! Le peuple ne
fera plus confiance et ce sera le retour
peu à peu à la dictature», conclue M.
Ben Abderrahmane. Dans la salle, une
dame lance: «Je me demande comment notre
société a-t-elle produit des gens
pareils? Il faut faire vite. Oui, notre
télévision doit consacrer du temps aux
victimes pour que le peuple découvre
l’atrocité du régime déchu, sinon,
embobinés, nous allons continuer à
applaudir sans rien comprendre de la
politique».
Abdelaziz Messaoudi, du parti Ettajdid,
est revenu sur la question de
l’assainissement de la magistrature et
de la sécurité. «Il n’est pas question
de continuer avec les mêmes têtes tout
en parlant de démocratie», a-t-il lancé.
«Il faut faire gaffe, a-t-il ajouté. Le
moment est difficile, il y a beaucoup
d’ambiguïté et il est difficile de
distinguer le vrai du faux. Mais pas
question de céder, de laisser passer les
crimes et ne pas ouvrir des enquêtes».
Miroir, dis-moi mes torts!
Le sociologue Abdelwaheb
Mahjoub est du même avis. Ce qu’on a
découvert, c’est la vérité sur la
Tunisie: la Tunisie humaine d’un côté et
la Tunisie inhumaine de l’autre. «Mais
de quelle tolérance allons-nous parler!
Le Tunisien doit se regarder dans le
miroir pour voir sa vérité, c’est-à-dire
ses torts», a-t-il dit. Selon lui, le
miroir s’impose et que chaque personne
qui a commis un crime passe devant un
tribunal. «Mettez vous un peu à la place
de celui qui a été violé, son père, sa
mère, sa sœur, son époux, son épouse...
Pourrait-il facilement tourner comme ça
la page? Non!», a dit l’universitaire.
Il a ajouté: «Nous sommes là pour aider
aussi les tortionnaires qui ont besoin
d’être soignés. Ils sont eux aussi
malades, tout comme leurs victimes. La
réconciliation reste notre objectif,
mais après que la justice soit faite».
Le sociologue a rappelé que des hommes
et des femmes ont été torturés rien que
pour leurs idées. Il n’est pas possible
que les tortionnaires, qui ont exécuté
des ordres, torturé et même éliminé
physiquement des vies sortent indemnes
et restent impunis? Selon M. Mahjoub,
ces tortionnaires ne retrouveraient
eux-mêmes l’équilibre qu’après avoué
leur crime devant la justice. Ça va les
réconcilier avec eux-mêmes. «Là,
peut-être, nous allons leur pardonner,
leur trouver des circonstances
atténuantes, et ils n’iront peut-être
pas en prison, mais qu’ils soient
traduits en justice.» Pour le
sociologue, il s’agit là d’une
psychothérapie collective. Les partis
doivent être plus actifs pour que le
gouvernement intervienne et que la
justice accélère les procédures et fasse
son travail».
Et les blouses blanches dans
tout cela !
Que dit la médecine? Il y a des
traces physiques et autres morales. Il y
a du visible et du non visible. Que
faire? Il y a eu de faux dossiers. Des
dossiers médicaux ont été détruits.
«Mais sur quoi va se baser la justice?
Sans éléments, l’affaire est perdue
d’avance. Comment avoir un jugement
équitable? Sur ce, il y a aujourd’hui,
la loi du silence qui règne», s’inquiète
une femme médecin de l’association Nour.
Oui, il y a eu des médecins qui ont joué
le jeu de Ben Ali et ont camouflé des
vérités au point de blanchir les
tortionnaires! A cela, répond une juge:
«Toutes les institutions ont été le
produit d’un système. Il y a eu de la
corruption, de l’injustice. Oui, des
magistrats, qui travaillaient en totale
dépendance de l’exécutif, ont été
mouillés dans des affaires du genre.
Heureusement qu’ils étaient peu
nombreux». Tous les juges n’étaient pas
des corrompus. Beaucoup faisaient leur
travail honnêtement. Ce sont ces
derniers qui peuvent aujourd’hui aider à
assainir ce corps si décrié et à rendre
aujourd’hui justice aux victimes des
injustices du passé.
Lire aussi :
Récits de la torture ordinaire dans les
geôles tunisiennes (1/4)
Récits de la torture ordinaire dans les
geôles tunisiennes (2/4)
Récits de la torture ordinaire dans les
geôles tunisiennes (3/4)
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Publié le 20 juin 2011 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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