Opinion
Récits de la
torture ordinaire dans les geôles
tunisiennes (1/4)
Zohra Abid
Mardi 14 juin 2011
«En poulet rôti, corps enchaîné
et suspendu, coups de poing et de
cravache sur tout le corps, isolement,
insultes..., on m’a tué mille et une
fois». Pour tout ce mal qu’il a subi,
Mohamed Soudani dit: «Non à la
réconciliation sans sanction».
Par Zohra Abid
Regard perdu, mais tête haute, le
jeune homme en jean et chemise bleu
foncé, avance, hagard... tout doucement.
Cette fois-ci, pas à la barre dans un
tribunal et il n’est pas menotté, mais
devant des citoyens invités par
l’association Nou-R (Nouvelle
République). C’était samedi dernier à
l’hôtel Diplomat à Tunis.
Des mots étouffés
L’homme qu’on vient d’appeler
pour témoigner est un étudiant à l’âge
du printemps. «Je m’appelle Mohamed
Soudani. J’ai vécu quatre ans de
torture, de juin 2007 jusqu’à mai 2011»,
lance-t-il, la voix presque cassée. Et
d’ajouter en retenant ses larmes: «Je
remercie tous les avocats qui m’ont
défendu et soutenu, notamment Me Bochra
Belhaj Hmida (présente dans la salle,
Ndlr)».
Rien qu’à le voir, les présents ont
un sentiment de compassion envers un
garçon qui semble détruit. Dans la
salle, on lui prête attention, on écoute
chaque mot, chaque phrase. Chaque mot a
un sens, chaque phrase raconte la
monstruosité. Des phrases souvent
entrecoupées par un timide soupir. Il
s’arrête de parler un moment, puis
reprend. Mais quel crime a pu commettre
ce jeune homme? «J’étais membre fédéral
au sein de l’Union générale des
étudiants tunisiens (Uget) à la fac.
C’était au moment où le gouvernement
surveillait les centaines d’étudiants
qui militaient. Un jour, on m’a
kidnappé. C’était à Mahdia. J’ai passé
six jours à même la terre dans un
endroit inconnu. Des hommes baraqués ont
fait de moi l’objet de leur sadisme.
J’ai subi toutes sortes de torture de la
part de ces gens qui éprouvaient du
plaisir à me faire souffrir, me
torturant tout en se relayant, ou tous
en même temps. Ils se disaient entre
eux: ‘‘Allez au prochain! Venez prendre
votre part!’’ Ils s’acharnaient sur moi.
J’en ai vu de toutes les couleurs»,
raconte Mohamed.
Après la détention soi-disant
préventive, le jeune homme a retrouvé
les mêmes tortionnaires le 13 juillet
2007 au district de la police. Et
rebelote! En fin de compte, pas de
preuve contre lui et pas de délit à lui
coller.
Poignardé et traîné par terre
au vu de tout le monde
M. Soudani est devenu, depuis,
un «récidiviste» malgré lui. «Le 22
octobre 2009, suite à une interview
accordée à Rfi et Monte Carlo, la police
politique m’a interpellé alors que
j'étais dans le train de la banlieue sud
de Tunis. Ils étaient huit contre moi.
De la station Jebel Jloud jusqu’à la
gare de Tunis, menotté. On me
poignardait devant les voyageurs; on
m’insultait et traitait de tous les noms
jusqu’à lancer aux voyageurs surpris par
leur extrême violence que j’étais un
voyou, un voleur, un criminel à
abattre», raconte Mohamed.
Aucun voyageur n’a osé intervenir, ça se
passait comme ça en Tunisie! Toujours
comme ça...
«Entre la gare de Tunis et le poste de
police de la rue Charles de Gaulle, il y
a à peu près 300 mètres. Le long de ce
trajet, on n’a pas arrêté de me gifler,
de me donner des coups de poings, des
coups de pieds partout et lorsque je
tombais, ils me traînaient par terre
devant les passants une cinquantaine de
mètres, ensuite, ils me relevaient et
recommençaient», se souvient Mohamed. Il
a entendu des insultes de tout genre et
a été traité de tous les noms jusqu’au
poste de police. Là, un autre accueil
lui a été réservé. Cinq responsables du
district, des baraqués, l’attendaient.
«Ils se sont relayé sur moi de 20 heures
à minuit. Je me suis évanoui trois fois.
Ce que j’ai vécu alors que j’avais à
peine 21 ans, et que je ne comprenais
alors rien du tout à la politique et à
ses risques, dépasse le réel. Je croyais
que des choses pareilles ne pouvaient se
passer que dans des films. Mais non, je
n’étais pas dans un film», ajoute le
jeune homme.
Que justice soit faite
d’abord!
Mohamed arrête, un moment, son
récit. C’est le souvenir de sa famille
qui lui revient, la souffrance de
parents dont le fils a été porté
disparu. «Ma présence au poste de police
n’a pas été déclarée pendant 25 jours.
Durant tout ce temps là, on me
trimballait d’une infirmerie à une
autre. Je garde des séquelles dans la
tête. J’ai deux côtes fracturées. Et une
jambe cassée. Le pire, ces mêmes
policiers, hauts gradés, comme un
certain Dali, un autre Babouri,
omniprésents dans toutes les
manifestations, allaient entre-temps
chez mes parents pour demander de mes
nouvelles, au cas où ma famille m’a
retrouvé... Ils essayaient de gagner du
temps, le temps que les traces de la
torture disparaissent», raconte, abattu,
Mohamed, qui ne peut pas ne pas se
rappeler que les filles de la fac n’ont
pas échappé, elles non plus, à la
torture. «Ce qu’a enduré à Sousse
l’étudiante Karima B... en 2008 dépasse
l’imagination», souligne-t-il. Il ne
peut pas en dire plus, par respect pour
la dignité de la jeune fille. «Etes-vous
prêt à pardonner à vos tortionnaires?».
Réponse: «Non. Pas avant la sanction.
Moi, je garde des séquelles à vie. On
m’a détruit, on a détruit mon âme». Un
tonnerre d’applaudissements dans la
salle. Apparemment, tout le monde
partage l’opinion de Mohamed exigeant la
vérité et la sanction, avant le pardon.
Par égard pour la souffrance des
innocents.
Demain :
Récits de la torture ordinaire dans les
geôles tunisiennes (2/4)
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Publié le 14 juin 2011 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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