Syrie
Traitement de l’affaire syrienne
par Le Monde Diplomatique
Guy Martin
Vendredi 3 juillet 2015
Lettre ouverte à
Monsieur le Directeur de la Rédaction
LE MONDE DIPLOMATIQUE
Par Guy MARTIN
Objet : traitement de
l’affaire syrienne
par Le Monde Diplomatique
Monsieur le Directeur,
J’ai reçu il y a
quelques jours ma convocation à
l’assemblée générale des Amis du Monde
Diplomatique qui se tiendra le 27 juin
2015, et je souhaite expliquer à la
rédaction du journal pourquoi je ne m’y
rendrai pas.
Depuis mars 2011 en
effet, j’attends vainement d’un journal
dont c’est la raison d’être un dossier
de fond, une analyse objective,
historique, sociologique,
géostratégique, d’une affaire
internationale qui constitue sans doute
le problème diplomatique le plus
important de ces dernières années –
puisqu’il a vu, entre autres, les
flottes américaine et russe à deux
doigts de s’affronter directement en
Méditerranée, et la manifestation la
plus démonstrative de la situation
géostratégique internationale en ce
début de XXIème siècle.
Le Monde Diplomatique
a plusieurs fois, depuis 2011, expliqué
comment les Etats Unis d’Amérique
agissent sur la scène internationale.
Comment ce pays, corrompu par les
intérêts militaro-pétroliers ou de
l’agro-alimentaire, fomente depuis des
années une nouvelle forme de coups
d’Etat « populaires ». Ce mois de juin,
Le Monde Diplomatique révèle encore les
agissements de « La main noire de
Washington de Santiago à Caracas ». En
août 2014, Maurice Lemoine expliquait
comment est advenue « En Amérique
latine, l’ère des coups d’Etat en
douce » ; comment de faux policiers, de
faux manifestants tirent dans une foule
pour déclencher une émeute sanglante et
déstabiliser un Etat indocile.
Mais pour l’indocile
Syrie, en mars 2011, la dérive sanglante
des manifestations aurait été
« normale » ? La question n’a pas même
été posée par Le Monde Diplomatique.
Alors que Le Canard-Enchaîné publie
régulièrement depuis quatre ans des
informations mettant en évidence le jeu
des vassaux américains sous la scène
syrienne, au premier rang desquels le
Qatar, Le Monde Diplomatique est resté
étrangement taisant. Il est vrai que,
quelques mois à peine après le début de
ce qui présente les caractéristiques
d’un « coup d’Etat en douce » en Syrie
(coup d’Etat qui aurait pu se dérouler
en Bolivie, en Equateur ou au
Venezuela), Le Monde Diplomatique
accueillait, en septembre 2011, tout un
supplément publi-rédactionnel sur « La
diversification au Qatar ». Est-ce que
cette manne publicitaire était bienvenue
étant donné son origine et à ce
moment-là ? Il ne me semble pas, en tout
cas, avoir lu par la suite un
développement sur la peine de prison à
vie infligée le 29 novembre 2011 par le
régime qatari à un écrivain, Ibn al-Dhib,
pour un simple poème. Pas un mot sur les
sources de financement des extrémistes
que combattent les soldats français au
Mali…
Ni sur la tentative de manipulation
relative à l’usage d’armes chimiques par
l’armée nationale syrienne, démasquée
par la procureure Carla Del Ponte, ni
sur le prétendu bombardement du camp
palestinien de Lattakié par des
canonnières syriennes. Pas un mot sur
les prétendues manifestations de masse
anti Bachar et les chiffres fantaisistes
qui ont été publiés à ce sujet – par Le
Monde notamment, d’ailleurs.
On pouvait attendre
du Monde Diplomatique qu’il resitue
cette affaire syrienne dans le cadre de
la géostratégie internationale, sur une
cartographie des grandes voies de
transit depuis les grands gisements
pétroliers et gaziers de l’Asie centrale
et du Proche-Orient, ou sur la feuille
de route affichée par les Etats Unis
d’Amérique pour le Proche et le Moyen
Orient.
On aurait pu trouver
dans le Monde Diplomatique un dossier
replaçant l’affaire syrienne actuelle
dans l’histoire de cette région du monde
depuis deux siècles. Les émeutes de
Damas de 1860 auraient pu y être
rappelées, et le rôle qu’y joua l’Emir
Abd-el-Kader – qui lui valut la Légion
d’Honneur et le nom d’une rue à Paris.
Cette mise en perspective historique eût
été une façon d’aborder dans Le Monde
Diplomatique l’histoire de la Syrie au
XXème siècle, les conditions que
l’Occident a ménagées à ce pays pour que
s’y épanouisse la démocratie…
L’existence ancienne
dans ce pays d’une société
multiculturelle, laïque, et le statut de
la femme syrienne jusqu’à ce jour. Le
choc qu’a été pour cette société
l’orientation du pays vers un système
économique néolibéral, et les raisons
premières des manifestations,
pacifiques, de mars 2011. Et malgré la
mise en oeuvre de ce qui apparaît comme
un classique des opérations de
déstabilisation d’un pays par
l’extérieur – avec destructions
systématiques des réserves alimentaires,
sources d’approvisionnement en eau,
énergie, médicaments, les gigantesques
manifestations pro Bachar qui ont eu
lieu en Syrie, le soutien du parti
communiste syrien – dont le meneur a
fait de la prison sous Hafez el Assad
(le communisme était interdit en Syrie
jusqu’il n’y a pas si longtemps), de
l’opposition interne, du clergé tant
musulman que chrétien, sans compter les
innombrables manifestations, toujours
pro Bachar, à travers le monde.
Pour que l’opinion
soit éclairée autrement que par les
communiqués de l’OTAN, l’on aurait dû
trouver dans Le Monde Diplomatique une
explication au fait que l’Etat syrien a
pu résister quatre années à la
conjugaison des forces attachées à le
détruire, et en premier lieu celle d’une
prétendue révolution populaire. L’on
aurait pu esquisser dans ce journal
l’idée que cet État a sauvegardé et
encouragé le mode de vie syrien, pays où
une multitude de confessions et de
philosophies cohabitent depuis des
millénaires dans des conditions
enviables au regard de ce qui se passe
dans la plupart des pays du Proche
Orient qui sont les alliés de
l’Occident. Une approche par le genre de
la société syrienne aurait pu suggérer
que cet État laïque permet à une moitié
de la population syrienne, les femmes,
de vivre en tant que citoyennes à part
entière, à égalité avec les hommes. Un
bilan de quatre ans de résistance à la
montée du chaos aurait pu conduire à
constater que l’État syrien est,
aujourd’hui, constitué par un Parlement,
un chef de l’État, le Président Bachar
el Assad, et des représentants
régionaux, élus à la suite des réformes
constitutionnelles réalisées depuis
2012, un gouvernement d’union nationale,
ainsi qu’une armée et une administration
qui, si elles n’étaient pas fortement
soutenues par la population syrienne,
auraient été volatilisées depuis
longtemps.
Depuis déjà longtemps
la rédaction du Monde Diplomatique
disposant des exemples de l’Iraq, de
l’Afghanistan, de la Libye, des pays de
la Corne de l’Afrique mais aussi du
démantèlement de la Yougoslavie, aurait
pu mettre en évidence, en débat sur la
place publique, la catastrophe
humanitaire qui se produirait
inexorablement si l’État syrien venait à
être détruit. Lancer l’alarme à propos
des massacres de masse, des crimes
contre l’Humanité qui se perpétueraient
longtemps dans le chaos qui suivrait :
les conditions propices à de tels crimes
sont beaucoup plus manifestes
aujourd’hui en Syrie que dans les mois
qui ont précédé le massacre de
Srebrenica en ex-Yougoslavie.
Au nom des valeurs
universelles que Le Monde Diplomatique
défend depuis ses origines, l’on aurait
pu entendre sa voix exiger avec force
argumentation et insistance :
Que
cessent immédiatement les manoeuvres
visant la destruction de l’Etat syrien,
Que
soient levées les sanctions qui ne font
qu’aggraver les souffrances du peuple
syrien,
Que
soit respectée en Syrie la charte de
l’Organisation des Nations Unies qui
garantit à tous les peuples le droit de
s’autodéterminer à l’abri de toute
intervention étrangère.
J’espère encore que
la rédaction saura pallier cette absence
particulièrement décevante et
inquiétante. Et que l’affaire syrienne
sera enfin traitée avec l’attention dont
est capable un journal qui a pour nom Le
Monde Diplomatique.
Mais d’ici-là, en
tant que « lecteur engagé » je ne peux
plus être un ami de ce journal-là, car
je n’accepte pas ce qu’apparemment il
accepte.
Je vous prie de recevoir, Monsieur le
Directeur, l’expression de mes
salutations distinguées.
Signé : Guy Martin –
France, 20 juin 2015
Le
dossier Syrie
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