Opinion
Intervention
militaire française en Libye :
lettre ouverte aux députés et aux
sénateurs
Gilles
Munier
Gilles Munier
Mercredi 6 juillet
2011
Monsieur/Madame le Député,
Monsieur/Madame le Sénateur,
Ayant séjourné
une semaine à Tripoli du 8 au 14 juin
dernier dans le cadre d’un reportage sur
la situation en Libye pour le magazine
Afrique Asie (1), j’estime être
de mon devoir de témoigner de ce que j’y
ai vu et entendu, et de vous communiquer
des informations qui n’ont pas été
rapportées par les médias français.
D’emblée, je
tiens à souligner que cette lettre n’est
pas un plaidoyer pour le colonel Kadhafi
ou son régime. Je pense, comme beaucoup
de Français, que l’avenir de la Libye
est uniquement du libre choix du peuple
libyen, que le conflit doit être réglé
par la négociation, sans ingérence ni
française ni étrangère. De plus, force
est de constater que l’intervention
« humanitaire » de la France et de
l’OTAN en Libye, censée protéger la
population en vertu de la résolution
1973 de l’ONU, provoque la mort de
centaines de civils. La poursuite
de cette immixtion dans les affaires
libyennes est dangereuse pour la
stabilité en Méditerranée.
Je suis arrivé
à Tripoli le 8 juin, au lendemain du
plus important bombardement qu’ait connu
la ville depuis le début de la guerre :
60 frappes dites ciblées causant la mort
de 31 civils et de nombreux blessés. J’y
ai appris que cette opération n’avait
pas seulement été lancée pour détruire
des sites dits militaires, mais parce
que le 7 juin est… le jour anniversaire
du colonel Kadhafi.
La France de Sarkozy
contre celle du
Général de Gaulle
Il est vrai
que de nombreux Libyens faisaient la
queue au poste frontière pour se
réfugier en Tunisie, mais je n’ai pas
constaté d’agitation particulière ou de
déploiements policiers à mon arrivée à
Tripoli.
Les
informations selon lesquelles les
Libyens vivraient calfeutrés chez eux,
de peur de la répression des forces du
régime, sont fausses. Sur le front de
mer, des familles se promènent. Aux
terrasses des cafés, on fume le
narguilé. Les discussions s’arrêtent
lorsqu’un vrombissement d’avion -
volant à 5000 mètre d’altitude - se
fait entendre. Les regards tentent de
l’apercevoir, en vain. Est-ce un
Rafale français, ou un Tornado
britannique ? Quelques secondes plus
tard, une bombe explose au loin,
puis une autre. Tous se demandent où
sont tombés les missiles. Certains
téléphonent à leur famille, puis
rassurés, reprennent leur conversation.
Je n’ai constaté nulle part de panique,
mais de la colère rentrée chez ceux qui
me demandaient qui j’étais et pourquoi
j’étais là. Ils n’en voulaient pas,
disait-ils, à « la France du général
de Gaulle », mais, à Nicolas
Sarkozy – et à Bernard Henri Lévy
– à l’origine de cette guerre et de ses
conséquences meurtrières pour la
population civile.
Plus d’un millier de
civils tués
L’intervention
militaire en Libye - le tiers des
frappes est effectué par des avions
français - n’a rien
« d’humanitaire ». Le bombardement
d’un pays étranger, quel qu’il soit, est
un acte de guerre. Plus d’un millier de
civils a été tué, trois fois plus sont
gravement blessés. D’autres, en plus
grand nombre, mourront de cancers dans
les années à venir, car les têtes des
missiles ou leurs ailerons sont en
uranium appauvri. Dans Tripoli, des
affiches traitent Nicolas Sarkozy … de
« tueur d’enfants ».
J’ai visité un
hôpital et vu des civils – et bien
sûr des enfants - blessés par les
« bombes intelligentes » de
l’OTAN. J’ai posé quelques questions à
une fillette de 12 ans, traumatisée par
le fracas du missile qui a détruit le
siège du Comité anti- corruption,
situé près de chez elle. Son père,
éploré, m’a raconté que sa fille n’avait
pas supporté les dernières explosions.
Terrifiée par le bombardement massif du
7 juin, elle avait avalé des médicaments
prescrits pour sa mère. Malgré un lavage
d’estomac, ses membres inférieurs sont
paralysés.
Je m’étais
rendu dans son quartier la veille et
avais vu les dégâts causés aux deux
immeubles détruits et à leur voisinage.
Le gardien des ruines du Comité
anti- corruption et les habitants
des alentours m’ont dit que le tir du
missile avait pour but de réduire en
cendres les dossiers d’un certain nombre
de membres du CNT de Benghazi,
impliqués dans des scandales.
Plainte
devant la Cour
Pénale Internationale
Les avocats
Roland Dumas, ancien ministre français
des Affaires étrangères, et Jacques
Vergès sont allés à Tripoli, fin mai,
pour rencontrer des familles de victimes
des bombardements. Une plainte sera
déposée à la Cour Pénale
Internationale contre Nicolas
Sarkozy pour « crime contre
l’humanité ». D’autres plaintes
l’ont été aussi à Paris et à Bruxelles
par Aïcha Kadhafi contre Sarkozy, Gérard
Longuet – actuel ministre de la
Défense - et l’OTAN, pour la mort
de sa fille Moustoura - un bébé de 4
mois - dans le bombardement de la
maison familiale du colonel Kadhafi.
Tués ce jour-là aussi : un des fils du
colonel et trois de ses petits-enfants.
La frappe est attribuée à un Rafale
français. Le leader libyen avait quitté
son domicile, avec son épouse, une
demi-heure plus tôt. L’OTAN
appliquait-elle la fatwa du
cheikh extrémiste Yusuf al-Qardaoui,
prédicateur attitré d’Al-Jazeera,
qui appelle à assassiner Kadhafi ?
Siphonner les voix
du
Front national
En 2008, Nicolas Sarkozy déclarait que
les caisses de l’Etat étaient vides…
Depuis, la situation économique de la
France s’est détériorée, mais cela ne
l’a pas empêché de se lancer dans une
guerre qu’il croyait éclair contre la
Libye. Il s’agissait pour lui, dit-on,
de montrer à certains électeurs de
Marine Le Pen que la France était
toujours capable de
« casser de l’Arabe ». L’idée
serait de Patrick Buisson, ancien
directeur de
Minute, son conseiller chargé de siphonner les voix du
Front national. Bernard Henry Lévy
a, ensuite, joué le petit télégraphiste
entre les rebelles de Benghazi et
l’Elysée et mobilisé les réseaux
pro-israéliens en faveur du
Conseil National de Transition (CNT).
Cet organisme de circonstance, sans
réelle représentativité, ne survie que
par la grâce de l’OTAN. Enfin, Claude
Guéant, ministre de l’Intérieur, a
enfoncé le clou en assimilant …. à une
Croisade l’appel lancé par Sarkozy aux
membres de l’ONU…. C’est l’utilisation
de ce terme, à forte connotation
historico-religieuse –
employé par George
W. Bush et Oussama Ben Laden - qui
permet au leader libyen de désigner ses
agresseurs comment de nouveaux Croisés.
Coût de la guerre :
facture salée pour
les contribuables
En février 2011, le
CNT donnait à Kadhafi… 72 heures, puis une semaine pour quitter
le pouvoir. Cinq mois plus tard, il y
est toujours. La coalition est l’alliée
d’Al-Qaïda en Cyrénaïque et l’avenir de la Libye est de plus en plus
incertain. Le 21 juin, Gérard Longuet, ministre
de la Défense, a estimé le
surcoût des trois premiers mois de
frappes aériennes à 100
millions d'euros.
L’opération
Harmattan – nom de code de
l’intervention française - serait
d’un peu plus d’un million d’euros par
jour.
Certes,
la guerre contre la Libye est une bonne
opération publicitaire pour
Dassault et les fabricants d’armes, mais
pour les contribuables français – à
qui personne n’a demandé leur avis
– la facture est salée. Une heure de vol
de Rafale ou de Mirage
se situe entre 10.000 et 13.000 euros,
le coût du nouveau missile Scalp
entre 500 000 et 800 000 euros.
Faire retourner la
Libye à l’ère pré-industriel ?
La Libye était
le pays le plus développé d’Afrique au
regard de l’Indice de développement
humain (IDH)
créé par le
Programme des Nations unies
pour le développement (PNUD).
L’IDH tient compte du
PIB par habitant, du niveau d’éducation
et de l’espérance de vie des habitants.
Dans un rapport de 2011, le FMI louait
la bonne gestion du pays, encourageant
le colonel Kadhafi à « continuer
d'améliorer l'économie ». Des
centaines de milliers d’Africains qui
travaillaient sur les chantiers libyens
sont aujourd’hui parqués en Tunisie et
en Egypte, avec pour seul espoir
d’atteindre l’île italienne de
Lampedusa. Qui peut le leur reprocher,
puisque la France et l’OTAN sont à
l’origine de leur désespoir ?
L’agression
dont est victime la Libye a-t-elle pour
but de la « renvoyer à l’ère
pré-industrielle », pour reprendre
les menaces prononcées par James Baker,
secrétaire d’Etat américain, en 1989, à
Tarek Aziz avant le déclenchement de
la 1ère guerre du Golfe ? Le
général Wesley Clark, ancien commandant
en chef de l'OTAN, a révélé, en 2007,
que la Libye figurait, depuis 10 ans,
sur une liste de pays à envahir qu’il a
consultée dans un bureau du Pentagone
(4). C’est fait, en partie,
avec l’aide de la France.
En guerre sur de
fausses informations
Une mission
indépendante, composée notamment de Yves
Bonnet, ancien directeur de la DST,
s’est rendue en mai à Benghazi et à
Tripoli. Elle affirme que la France est
entrée en guerre sur de fausses
informations. Avant de débattre de
l’intervention française au Parlement
(2) vous devez absolument lire
le rapport qu’elle a publié. Des
questions méritent d’être posées sur
l’origine des informations et du battage
médiatique appelant à intervenir en
Libye. Ces informations, de sources
incontrôlées n’ont jamais été recoupées,
comme il se doit, par des témoignages de
terrain contradictoires. Comment a-t-on
pu prendre pour argent comptant les
reportages tendancieux de la chaîne de
télévision Al-Jazeera, dont le
propriétaire – l’émir du Qatar,
cousin d’un des principaux chefs de
tribus de Cyrénaïque – a un compte
à régler avec le colonel Kadhafi ?
Comment se fait-il que le soulèvement
armé se soit produit alors que des
réformes démocratiques allaient être
annoncées, notamment la rédaction d’une
nouvelle constitution et des élections ?
Nicolas Sarkozy a-t-il mesuré les dangers qu’une alliance avec
Al-Qaïda - et les
organisations qui lui sont proches en
Cyrénaïque
– feront peser sur la Libye et ses
voisins ? Les armes sophistiquées dont
les djihadistes disposent aujourd’hui
menacent les deux rives de la
Méditerranée et l’Afrique
sub-saharienne.
Vous avez dit
complot ?
Selon le
quotidien italien de droite Libero,
appartenant au groupe de presse
Berlusconi, le président Sarkozy aurait
préparé le renversement du colonel
Kadhafi dès le mois d’octobre 2010, en
liaison avec l’ancien chef du protocole
de ce dernier, réfugié politique en
France. Mi-novembre, une mission
économique française s’est rendue à
Benghazi, avec des agents spéciaux
déguisés en hommes d’affaires, pour
prendre contact avec des opposants. Fin
novembre, une réunion s’est tenue à
Paris, à l’hôtel Concorde Lafayette,
avec des Libyens venus de Benghazi, pour
mettre la dernière main à ce qu’il faut
bien appeler un complot. Selon le
magazine arabe Al-Kifah al-Arabi,
des armes ont ensuite été introduites
clandestinement dans un port libyen. Les
milliers de drapeaux de l’ancien régime
libyen royaliste, de toutes tailles,
apparus soudainement en Cyrénaïque, dés
le début du soulèvement, rappellent les
« révolutions oranges »
déclenchées par le milliardaire Georges
Soros.
Est-ce un hasard si
un exercice militaire
franco-britannique, de grande
ampleur, était prêt pour attaquerSouthland,
un pays affublé d’un « régime
dictatorial » situé au sud de la
Méditerranée ? Date de l’opération :
entre le 21 et le 25 mars 2011… Pour
agresser - pour de vrai - la
Libye, il ne manquait que l’habillage
diplomatique, c'est-à-dire une
résolution de l’ONU et une coalition
comprenant « nos bons vieux amis
arabes ».
Monsieur/ Madame le Député,
Monsieur/ Madame le
Sénateur,
Au-delà des
plaintes déposées contre Nicolas
Sarkozy, c’est la France qui est salie.
Ce sont aussi les principes du droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes et, de la
non immixtion dans les affaires des
autres Etats qui sont bafoués d’un
revers de main.
En avril 2011,
66% des Français étaient favorables à
l’intervention militaire française en
Libye (5) parce qu’elle leur
était présentée comme une opération
humanitaire. Le Parlement n’avait pas
été consulté. Aujourd’hui, mieux
informés grâce à Internet, les Français
sont 51% à s’opposer à cette guerre
injuste et inepte (6). Ils
vous
sauront gré, le 12 juillet, de mettre un
terme aux massacres de civils libyens, à
la dilapidation des deniers publics et à
l’instrumentalisation de l’Armée
française pour faire réélire le
Président de la République.
La guerre contre la Libye ne sent pas
seulement le pétrole, elle préfigure –
sait-on jamais - de nouvelles
aventures coloniales. La livraison
récente d’armes de guerre françaises aux
rebelles berbères du Djebel Nefoussa, au
sud de Tripoli, a des répercussions en
Algérie
(Kabylie) et au Maroc
(Rif). Après la Libye et la Syrie, la France et l’OTAN vont-elles
déstabiliser et partitionner les pays du
Maghreb ?
Rennes, le 7 juillet 2011
(1) Dans Tripoli
martyrisée, par Gilles Munier
(Afrique Asie
– juillet 2011)
http://www.afrique-asie.fr/
(2) Libye : un
avenir incertain
(mai 2011)
Rapport de la mission organisée en Libye
à l'initiative du
Centre international de recherche et
d'études sur le terrorisme et d'aide aux
victimes du terrorisme (CIRET-AVT)
et du
Centre Français de Recherche sur le
Renseignement (CF2R), et avec le soutien du
Forum pour la paix en Méditerranée.
Ses membres se sont rendus tour à tour à
Tripoli et en Tripolitaine
(du 31 mars au 6 avril 2011),
puis à Benghazi et en Cyrénaïque
(du
19 au 25 avril 2011).
http://www.cf2r.org/images/stories/news/201106/rapport-libye.pdf
(3) Site officiel de
l’opération « Southern Mistral »
http://www.southern-mistral.cdaoa.fr/
(4) Interview du général
Wesley Clark
http://www.youtube.com/watch?v=d2169sRHNAs
(5) Sondage: 66% des
Français favorables à l'intervention en
Libye
(avril 2011)
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/monde/20110401.FAP7158/sondage-66-des-francais-favorables-a-l-intervention-en-libye.html
(6) Sondage exclusif
: 51% des Français désapprouvent la
guerre en Libye
(juillet 2011)
http://www.humanite.fr/01_07_2011-sondage-exclusif-51-des-fran%C3%A7ais-d%C3%A9sapprouvent-la-guerre-en-libye-475564
© G. Munier/X.Jardez
Publié le 6 juillet 2011 avec l'aimable
autorisation de Gilles Munier
Le sommaire de Gilles Munier
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