Syrie
Lettre d’Alep : Banalisation de
l’horreur
Nabil Antaki
Jeudi 10 septembre 2015
Lettre d’Alep No 23 – 8 Septembre
2015
Si nous n’écrivons pas plus
fréquemment nos lettres d’Alep, et
pourtant vous, nos amis, ne cessez de
les demander, c’est parce que nous
pensons que la répétition de la
dénonciation des crimes commis et des
souffrances endurées par les syriens,
risque de les banaliser. Nous craignons
que, à force de lire les atrocités qui
sont commises en Syrie, vous ne perdiez
votre faculté d’indignation, que vous
vous résignez à accepter l’inacceptable,
et de ce fait, que nous participions
tous à la banalisation de l’horreur. Et
pourtant, nous ne pouvons pas ne pas
raconter et partager avec vous les
souffrances de notre peuple.
Alep manque d’eau et les Alepins ont
eu très soif et très chaud cet été. Ce
n’était pas à cause d’une sècheresse ou
de la baisse du niveau de l’eau dans
l’Euphrate. La station de pompage existe
toujours, elle n’a pas été détruite. Les
réservoirs et les bassins sont pleins.
L’eau qui s’y trouve est, tous les
jours, vidée dans la nature plutôt que
d’être pompée dans les conduites d’eau
de la ville. Nous sommes ainsi laissés à
la merci des bandes armées qui ont
décidé de nous laisser sans eau (avec 40
degrés à l’ombre) pendant de nombreuses
semaines. Les files d’attente sont très
longues devant les robinets alimentés
par les puits qui existent dans les
jardins publics, les églises et les
mosquées, pour pouvoir remplir bidons,
bouteilles et seaux. Pour régler ce
problème, les autorités n’ont trouvé
d’autre solution que de décider d’un
programme de forage de 80 puits, qui,
avec les puits existants, pourraient
satisfaire le minimum vital d’eau d’une
population de 2 millions d’habitants.
Alep est devenue un gruyère tellement on
y fore des puits et les Alepins
commencent à oublier ce qu’est l’eau
courante puisqu’il leur faut aller
chercher l’eau du puits. Il y a un an,
pour ce même crime, vous avez été
nombreux à protester et vos medias
aussi. Aujourd’hui avec la répétition du
crime, il est devenu banal et personne
n’en parle plus.
Alep manque d’électricité, « on » ne
nous la fournit pas. Ah si,
occasionnellement une heure par jour. Il
y a 2 ans, quand nous l’avions 4 heures
par jour, vous aviez protesté contre ces
groupes armés alliés de vos
gouvernements qui arrêtaient
intentionnellement la fourniture
d’électricité. Depuis, les choses ont
empiré mais on n’en parle plus, c’est
devenu tellement banal et ordinaire.
Il y a un an, quand les barbares ont
commencé à détruire les sites
archéologiques en Irak et en Syrie,
patrimoine de l’humanité et mémoire de
notre histoire, certains ont protesté.
Depuis, « ils » continuent à détruire
les trésors de la Syrie ; les
deux principaux temples de Palmyre,
joyau du désert syrien étant les
derniers à être détruit. « Ils » veulent
raser tout ce qui rappelle l’histoire
multimillénaire du pays. « Ils » veulent
que l’Histoire commence avec eux et
personne ne dit rien ; C’est devenu
banal.
Ils égorgent des êtres humains. Vous
avez protesté il y a un an quand ils ont
égorgé quelques occidentaux. Pourtant
ils n’étaient pas les premiers ! Des
centaines de syriens avaient déjà été
victimes de cette barbarie depuis 2011.
Beaucoup d’autres ont suivi ; le dernier
en date était le directeur des
antiquités de Palmyre, un savant de 82
ans, mais plus personne ne proteste.
Banalisation !
Bof, égorger un être humain comme on
égorge un mouton et alors !
« Ils » ont enlevé des centaines de
chrétiens et de Yezidis en Irak. C’était
il y a presque un an. Vous vous êtes
indignés et vos dirigeants ont protesté
en faisant des déclarations tonitruantes
qui ont fait pschitt. Depuis, « ils »
ont enlevés des centaines de chrétiens
assyriens à Hassake, d’autres à
Quariatayn au centre de la Syrie. Et
personne n’a protesté. C’est devenu
banal, ça ne choque plus ; et alors,
dites-vous, si on devait s’indigner
aussi parce qu’ils vendent les femmes
comme esclaves, on n’arrêterait pas de
se lamenter ; pour si peu…
La Syrie se vide de son peuple,
surtout de ses chrétiens. Ils sont
devenus les « réfugiés » qui vous
dérangent tant. Il faut les écouter
raconter leurs souffrances et les
dangers qu’ils affrontent pour passer
clandestinement en Europe. Ah, ils n’ont
qu’à rester chez eux, dites-vous ? Mais
chez eux, c’est l’enfer, c’est le chaos,
c’est la mort. Ce ne sont pas des
migrants comme vous vous plaisez à les
appeler pour soulager votre conscience,
ce sont des réfugiés ; et puis, si les
réfugiés vous dérangent tellement,
pensez-y doublement la prochaine fois
avant de déclencher la guerre dans leur
pays. Dans l’immédiat, arrêtez celle que
vous avez déclenchée en Syrie et vous
verrez le flot des réfugiés qui vous
dérangent se tarir, les gens préférant
de loin rester chez eux et garder leur
dignité. Il ne faut pas oublier les
milliers de réfugiés qui sont morts par
noyade ou asphyxie. Vous ne vous êtes
indignés que quand vos médias vous ont
montré l’image déchirante et médiatisée
du petit Aylan sur une plage turque. Il
fallait le faire avant et aussi,
maintenant, après ce drame.
Mais, mourir en mer, c’est devenu
tellement banal !
Devant tant de misères, de
souffrances, de morts, de destructions
et de drames, nous, les Maristes Bleus,
ne pouvions pas rester les bras
croisés.Nous dénonçons, nous attirons
l’attention, nous refusons
l’inacceptable, nous protestons, nous
informons et nous agissons.
Certaines des familles déplacées que
nous aidions et les familles de certains
de nos bénévoles ont fuit la Syrie pour
l’Europe en empruntant les voies
illégales des passages clandestins des
frontières et la navigation en
méditerranée. Nous n’avons pas de leçons
à leur donner quand ils viennent
demander conseil ni de réprimandes à
leur faire. C’est déjà un exploit
d’avoir tenu le coup pendant 4 ans et
demi. Tout au plus, nous prions pour
qu’ils arrivent sauf sans trop de
souffrances.
Face à la crise de l’eau, nous
avions, il y a 6 semaines, lancé un
appel au secours. Trois associations
amies occidentales ont répondu
généreusement à notre appel. Nous avons
pu acheter 3 camionnettes que nous avons
équipées de réservoirs de 1000 à 2000
litres d’eau, d’une pompe et d’un petit
générateur.Nous avons aussi acheté des
réservoirs de 250 litres que nous avons
installés chez les familles déplacées.
Nous avons ainsi initié un nouveau
programme
« J’ai Soif ». Nous remplissons
plusieurs fois par jour les réservoirs
des camionnettes à partir des puits
artésiens d’une église et nous allons
les vider dans ceux des familles
déplacées ou chez nos bénévoles.
Notre projet « goutte de lait » qui
consiste à distribuer à tous les enfants
de moins de 10 ans du lait en poudre ou
du lait pour nourrissons a entamé son 5
ème mois avec la reconnaissance des
parents qui voient leurs enfants grandir
normalement en dépit de la guerre.
Nous continuons à aider les familles
déplacées ou démunies à survivre grâce
aux paniers alimentaires mensuels que
nous leur distribuons et à s’habiller.
Nous aidons des centaines de familles
déplacées à se loger. Nous participons
aux frais des opérations chirurgicales
ou des admissions à l’hôpital pour ceux
qui n’ont pas les moyens de le faire.
Nous continuons à distribuer des repas
chauds à midi.
Notre programme des « Civils blessés
de Guerre » se poursuit pour traiter
gratuitement et sauver de la mort et les
blessés gravement atteints par des obus
ou des balles et ce dans le meilleur
hôpital privé d’Alep.
La fin de l’année scolaire n’a pas
sonné l’arrêt de nos activités
pédagogiques. Cet été, comme chaque été,
nous avons organisé plusieurs « colonies
de vacances » pour les enfants de nos
différents projets, en particulier ceux
de « Apprendre à Grandir » et de « Je
veux Apprendre ».
« Magic Bus 1 », « Magic Bus 2 », « I
love Summer » ont fait la joie des
enfants qui ont passé des semaines de
bonheur et de joie oubliant la guerre et
les privations.
Skill School a poursuivi ses
activités avec les adolescents (tes) qui
ont profité des vacances scolaires pour
vivre de très beaux projets.
Notre « M.I.T. » se porte bien et
malgré la guerre et surtout la chaleur
torride de cet été, les sessions ont
continué avec davantage de demandes de
participation.
Ce midi, un journaliste canadien m’a
demandé au cours d’une interview
radiophonique en direct via le téléphone
ce que j’aimerai dire à un citoyen
européen ou américain. Je voudrai
partager avec vous la réponse que j’ai
faite :
« D’abord, ne perdez pas votre
faculté d’indignation devant le drame
syrien et les souffrances des syriens,
dénoncez les actes barbares, ne vous
habituez pas à l’horreur, évitez que la
répétition des dénonciations ne
banalisent les actes dénoncés. Déclarez
votre solidarité avec les gens qui ont
faim, qui ont soif, qui sont malades ou
blessés, déplacés ou réfugiés, sur les
routes ou sur la mer.
Considérez les réfugiés comme des
êtres humains fuyant la guerre et la
mort et non des migrants qui viennent
cherchez un mieux-être chez vous. Soyez
généreux de cœur et hospitaliers.
Ensuite, informez, luttez contre la
désinformation pratiquée par certains
médias, faites pression sur vos élus et
vos responsables pour qu’ils changent
leur politique afin d’arriver à une
solution politique du drame syrien et
sauver ce qui peut l’être de la Syrie et
de son tissu social. Ensuite et
seulement ensuite, donnez généreusement
pour aider et secourir ».
Là-dessus, je vous quitte en vous
transmettant les salutations et les
remerciements de toute notre équipe.
Alep le 8 septembre 2015
Nabil Antaki
Pour les Maristes Bleus
Source : Nabil Antaki
Le
dossier Syrie
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