Interview
«La bataille de Syrie marque la fin
de l’unilatéralisme occidental »
René Naba
Vendredi 7 février 2014
Interview pour
la revue France- Arménie : «La
bataille de Syrie marque la fin de
l’unilatéralisme occidental » : René
naba : Ecrivain et journaliste
spécialiste du monde arabe, René Naba
(1) a été correspondant tournant au
bureau régional de l’AFP à Beyrouth
(1969-1979) et conseiller du directeur
général de la radio arabophone RMC
Moyen-Orient. Dans son analyse de
l’évolution du conflit syrien, il livre
un regard sans concession sur l’action
de la diplomatie française.
France-Arménie :
Comment qualifieriez-vous la nature
actuelle de ce conflit? En quoi la Syrie
est-elle un front de la guerre froide
entre «arc chiite» (Iran) et «bloc
sunnite» (saoudo-turc)?
René Naba : Cent ans après les
accords Sykes-Picot (2) portant partage
du Moyen-Orient en zones d’influence, la
bataille de Syrie apparaît comme un
conflit pour une nouvelle détermination
de la hiérarchie des puissances dans
l’ordre international et régional. Le
péril chiite succède ainsi au péril
rouge, au péril vert, en attendant le
péril jaune dans la fantasmagorie
occidentale et son instrumentalisation
au bénéfice de la stratégie
saoudo-atlantiste.
En quoi la Syrie
est-elle devenue le cœur du Djihad
régional et international ?
La Syrie de la décennie 2010 remplit une
fonction analogue à celle de
l’Afghanistan de la décennie 1980. Une
guerre dont l’objet a été de dériver le
combat pour la libération de la
Palestine et de le déporter à 5 000 km
du champ de bataille. Dans la pure
tradition de la guerre froide
soviéto-américaine. Pour preuve, trois
ans de combat en Syrie ont permis à
Israël d’achever de phagocyter la
totalité de la Palestine.
Un défouloir absolu du djihadisme
erratique que les pétromonarchies
préfèrent sacrifier sur le théâtre des
opérations extérieures plutôt que le
réprimer sur le sol national, avec son
cortège de représailles. Un dérivatif au
combat pour la libération de la
Palestine, la «grande oubliée du
printemps arabe». De ce fait, la Syrie
est devenue le théâtre d’un combat du
camp atlantiste contre l’axe de la
contestation à l’hégémonie occidentale
dans la zone Iran-Syrie-Hezbollah
libanais.
Que représente
l’Etat islamique en Irak et au Levant
(ISIS)?
Le fruit de la copulation ancillaire
entre Al Qaida et d’anciens dirigeants
baasistes happés par la tentation d’un
alignement sectaire. Le commandement de
l’ISIS, dont l’acronyme en arabe est
Da’eche, est exclusivement irakien. En
ce qui concerne le djihadisme en Syrie,
particulièrement la structure de
commandement de l’Etat Islamique d’Irak
et du Levant (3), Izzat Ibrahim ad Doury,
ancien vice-président du Conseil de la
Révolution irakienne et successeur de
Saddam Hussein à la tête de la guérilla
anti-américaine en Irak, a fait alliance
avec son bourreau, le Prince saoudien
Bandar Ben Sultan, un des artisans de la
destruction de l’Irak et des assises du
pouvoir baasiste sunnite dans ce pays,
en vue de restaurer le primat sunnite à
Bagdad, dans l’ancienne capitale
abbasside. Une démarche qui révèle la
fragilité des convictions idéologiques
des dirigeants arabes. Une insulte à la
mémoire des nombreux morts d’Irak et du
Monde arabe. Moussa Koussa, l’ancien
chef des services secrets libyens, a
opéré la même mutation au service du
Prince saoudien pour la zone
Maghreb-Sahel.
Quelles sont les
principales lignes de divergence entre
ce mouvement et les objectifs du Jabhat
al-Nosra sur l’échiquier islamiste en
Syrie?
La rapine, les butins et les prises de
guerre. L’Etat Islamique relève d’un
commandement irakien qui a fait ses
preuves en Irak contre les Américains.
Jabhat al-Nosra (4) est une structure
panislamique sous la houlette
saoudienne. Trois des grandes capitales
de la conquête arabe des premiers temps
de l’Islam échappent au contrôle des
sunnites : Jérusalem, sous occupation
israélienne, Damas, sous contrôle
alaouite et Bagdad, sous contrôle kurdo-chiite.
Il est devenu urgent pour les wahhabites
(5), pour leur éviter d’être démasqués,
de laver cette souillure infligée par
leur politique d’alignement
inconditionnel sur les Etats-Unis, le
principal protecteur d’Israël – l’ennemi
officiel du Monde arabe qu’ils
considèrent comme l’usurpateur de la
Palestine.
En quoi l’Armée
syrienne libre (ASL) est-elle une
structure fantôme, comme le prétendent
certains analystes? Qu’est devenu le
Conseil national syrien (CNS) face à la
djihadisation de l’opposition armée ?
N’en déplaise aux charlatans et aux
mystificateurs, l’ASL a toujours été une
structure fantôme. Une créature des
services de renseignements français et
turcs, c’est-à-dire les deux pays qui
ont procédé à l’équarrissage de la
Syrie. Une structure complémentaire à
l’opposition off-shore syrienne, dont la
nature hybride et la fonction supplétive
ont considérablement obéré la
crédibilité de la contestation anti-Assad
et dévoyé le combat pour l’avènement
d’une véritable démocratie en Syrie. Il
en est de même du CNS, sous perfusion
permanente depuis sa création. Le
«Groupe des Amis de la Syrie» réunissait
à son lancement 110 pays de tous les
continents. Trois ans après, il est
réduit à sa portion congrue : 11 pays de
l’Otan et des pétromonarchies ainsi que
la Turquie, dont le Premier ministre
Recep Tayyip Erdogan est en phase
crépusculaire.
La fin de
l’activisme diplomatique du Qatar est-il
une réalité ou une fiction ?
Le parrain américain a sifflé la fin de
la partie pour son pupille. La
grenouille qui voulait se faire aussi
grosse qu’un bœuf a repris sa dimension
batracienne. Et servile.
A qui profitent
les récents attentats de Beyrouth contre
l’ambassade iranienne et celui de la
banlieue chiite?
A la déstabilisation du Liban, en vue
d’entraîner le Hezbollah dans une guerre
marginale, et surtout d’empêcher le
Liban de se consacrer à son défi majeur
: la bataille pour l’accession à son
indépendance économique, par la mise en
valeur de ses ressources énergétiques,
gage de son indépendance. Le Liban, Etat
producteur de pétrole, serait moins
dépendant de la mendicité
internationale, moins vulnérable aux
pressions saoudiennes et occidentales.
La Russie
est-elle appelée à devenir une force de
modération, dans le cadre de Genève 2,
face aux Etats-Unis qui perdent la main,
et quid de la participation de l’Iran à
cette conférence internationale ?
La bataille de Syrie a marqué la fin de
l’unilatéralisme occidental dans la
gestion des affaires du monde. Le reste
découle de ce constat de base.
Les chrétiens de
Syrie sont-ils appelés à jouer un rôle
dans le règlement du conflit ? Si oui,
comment ?
Pour espérer jouer un rôle un jour, les
chrétiens de Syrie et d’ailleurs doivent
s’imprégner d’une réalité première, à
savoir que la France, protectrice des
chrétiens d’Orient, a été leur
fossoyeur. Le Génocide arménien a été
récompensé par le bonus du District
d’Alexandrette, amputé à la Syrie en
1939 pour être offert à la Turquie,
l’ennemi de la France durant la Première
Guerre mondiale. La création d’Israël a
entrainé l’exode des chrétiens
palestiniens, l’agression
anti-nassérienne de Suez, 1956, l’exode
des chrétiens d’Egypte, l’invasion
américaine de l’Irak, l’exode des
chrétiens d’Irak et la bataille de
Syrie, l’exode des chrétiens de Syrie.
Que les chrétiens d‘Orient commencent à
répudier leur posture de prosternation
permanente devant les Occidentaux et
engagent une réflexion en profondeur sur
leur spécificité et leur contribution à
la civilisation universelle ! Ils
commenceront alors à être crédibles.
Sentez-vous une
évolution positive dans la couverture
médiatique française de ce conflit ?
La France pratique dans sa très grande
majorité un journalisme de révérence et
de connivence. Avec, pour la Syrie, une
innovation : l’apparition
d’intellectuels d’un genre nouveau, les
islamophilistes, dont la mission n’était
pas d’éclairer l’opinion française de
leur expertise, mais de faire office de
drone tueur de toute pensée dissidente.
A ce titre, ils portent une accablante
responsabilité dans le désastre
stratégique français – diplomatique et
militaire – sur la bataille de Syrie,
sans doute la dernière expédition
postcoloniale de la France, grande
perdante de la mondialisation, grande
perdante de l’européanisation du
continent, grande perdante en Syrie.
Propos recueillis
par Tigrane Yégavian
Notes
-
(1) Franco-libanais né au Sénégal,
René Naba est l’animateur du site
d’information www.renenaba.com/ Son
dernier ouvrage, L’Arabie saoudite,
un royaume des ténèbres. L’Islam
otage du wahhabisme est paru à
l’automne 2013, aux éditions Golias.
-
(2) Accords secrets signés le 16 mai
1916, pendant la Première Guerre
mondiale, entre la France et la
Grande-Bretagne, prévoyant le
partage des territoires du
Moyen-Orient conquis sur l’Empire
ottoman en zones d’influence, au
mépris de la volonté des peuples
autochtones.
-
(3) Voir l’article du journal
libanais Al Akhbar (10-01-14),
intitulé Al Qaida- Leaks
http://www.al-akhbar.com/node/198403
-
(4) Le Front pour la victoire du
peuple du Levant est un groupe
djihadiste de rebelles lié à Al
Qaida, qui a vu le jour dans le
contexte de la guerre civile
syrienne.
-
(5) Le wahhabisme est un mouvement
politico-religieux dominant en Ara-
bie saoudite, fondé au XVIIIe siècle
par le réformateur religieux
Mohammed ben Abdelwahhab. Depuis la
fondation de cet Etat théocratique,
en 1932, l’Arabie saoudite œuvre à
exporter dans le monde sa vision
puritaine et rigoriste de l’islam.
Tous droits
réservés © René Naba • 2014
Reçu de l'auteur pour publication
Le sommaire de René Naba
Le
dossier Syrie
Les dernières mises à jour
|