Cuba
SALIM LAMRANI: « Il existe un consensus
au sein de la société cubaine pour
sauvegarder le système »
Salim
Lamrani
PROGRAMME : La Tarde se Mueve (Miami.
14.50 AM, 5:00-6:00 PM
JOURNALISTE : Edmundo García
INVITÉ : Prof. Salim Lamrani
DATE : Jeudi 29 décembre 2011
http://lanochesemueve.us/12-29-11_Jueves.mp3
NOTE BIOGRAPHIQUE: Salim Lamrani est
enseignant, écrivain et journaliste
français. Docteur du Centre de
Recherches Interdisciplinaires des
Mondes Ibériques Contemporains (CRIMIC)
de l’Université Paris-Sorbonne.
Spécialiste des médias et des relations
entre Cuba et les Etats-Unis.
Connaisseur de première main de la
réalité cubaine à travers ses études et
ses visites régulières. Il a récemment
disserté à Miami sur le rôle des médias
dans le traitement du thème Cuba. En
tant que journaliste et spécialiste, il
a interviewé des figures du
gouvernement, de la culture et de la
dissidence. En un mot, un connaisseur de
notre réalité.
-EDMUNDO GARCÍA: Salim Lamrani, lors de
votre conférence ici à la
Alianza Martiana, vous vous êtes
montré assez critique vis-à-vis du rôle
des médias et vous avez cité l’exemple
de Cuba en donnant quelques
informations, quelques détails et
statistiques d’Amnistie Internationale.
Vous avez évoqué la manière dont cela
était reflété dans les médias. Je crois
que nous devrions débuter cette
interview, cette conversation par cela.
-SALIM LAMRANI: Je crois qu’il faut
commencer par le postulat suivant : les
grands groupes économiques et financiers
du monde contrôlent le secteur de la
presse, et le rôle des médias n’est plus
de fournir une information vraie et
vérifiable au lecteur, à l’opinion
publique, mais de contrôler le marché
des idées et défendre l’ordre établi.
Ainsi, l’objectivité des médias est un
mythe car ils défendent des intérêts
très précis.
Vous évoquez la question des
droits de l’homme, qui est la
problématique par excellence dès lors
qu’il s’agit de Cuba. Ne comptez pas sur
moi pour vous dire qu’il n’existe aucune
violation des droits de l’homme à Cuba.
Mais si je souhaite me faire une opinion
juste et vérifiable sur la situation des
droits de l’homme à Cuba et voir s’il
existe une spécificité dans ce domaine,
par rapport au reste du monde, je n’ai
qu’à consulter une source internationale
qu’est l’organisation Amnistie
Internationale, et qui publie chaque
année un rapport détaillé sur la
situation des droits de l’homme à Cuba.
Le postulat des médias est le suivant :
« Cuba est un pays qui viole les
droits de l’homme et qui se démarque du
reste du continent américain, par
exemple, par ses violations des droits
de l’homme ». Nous pouvons comparer ce
postulat de base avec la réalité des
faits en nous référant au rapport. Selon
le rapport d’Amnistie International
d’avril 2011, dans le continent
américain, l’un des pays qui viole le
moins les droits de l’homme – sans doute
le moins – ou qui les respecte le mieux
est Cuba. Ne croyez pas ce que je
raconte, allez sur le site Internet
d’Amnistie Internationale où le rapport
est disponible en trois langues :
français, anglais et espagnol. Amnistie
Internationale est une organisation que
nous ne pouvons qualifier de procubaine
pour la raison suivante : elle a rompu
ses relations diplomatiques avec Cuba
depuis 1988. En conclusion, il y a un
abîme entre la rhétorique médiatique de
départ et la réalité des faits. Vous
pourriez me rétorquer que la Colombie ou
le Honduras ne sont pas des exemples en
termes de droits de l’homme, et que la
comparaison n’est pas très explicite.
Prenons donc le cas suivant ;
comparons la situation des droits de
l’homme à Cuba et au sein de l’Union
européenne. Pourquoi l’Union
européenne ? Parce que depuis 1996,
l’Union européenne impose à Cuba une
Position commune en raison de la
situation des droits de l’homme.
Qu’est-ce qu’une Position commune ? Il
s’agit du principal pilier de la
politique étrangère de Bruxelles
vis-à-vis de La Havane, qui limite les
échanges diplomatiques, politiques et
culturels. Il est singulièrement curieux
que le seul pays du continent américain
victime d’une Position commune soit
Cuba, alors que selon Amnistie
International Cuba est le pays qui viole
le moins les droits de l’homme. Il
s’agit là d’une première contradiction.
Maintenant, il convient bien évidemment
d’évaluer la légitimité de l’Union
européenne à s’ériger en juge sur la
question des droits de l’homme, parce
que pour pouvoir stigmatiser un pays sur
ce thème il faut être irréprochable.
Que dit Amnistie Internationale ?
Selon le rapport d’avril 2011,
disponible sur Internet de manière
gratuite, 23 des 25 pays qui ont voté
les sanctions politiques et
diplomatiques et culturelles contre Cuba
en 2003 – ils étaient 25 et non 27 à
l’époque – présentent, selon Amnistie
International une situation des droits
de l’homme qui est pire que celle de
Cuba. Prenons le cas qui me concerne le
plus, le cas de la France. Nous sommes
la Patrie des droits de l’homme.
Néanmoins, j’invite tous les auditeurs à
se rendre sur le site d’Amnistie
Internationale, à prendre le rapport sur
Cuba et le rapport sur la France, à les
comparer et à tirer leurs propres
conclusions. Cela est donc un exemple de
la manipulation médiatique. Je le
répète, Cuba ne présente pas un bilan
parfait, propre, sur la question des
droits de l’homme. Il y a quelques
critiques de la part d’Amnistie
International sur la question de la
liberté d’expression, de la liberté
d’association, etc. Mais quand nous
comparons cela avec la réalité existante
sur notre continent, et sur le continent
américain, nous découvrons qu’il s’agit
d’une énorme manipulation.
-EG : Pourriez vous citer des exemples,
des faits qui se passent au sein de
l’Union européenne, alors que l’Union
européenne maintient Cuba sous une
Position commune ?
-SL : Donnons quelques exemples précis.
Pour ce qui est de Cuba, Amnistie
Internationale n’a jamais rapporté de
cas d’assassinat par les forces de
l’ordre, ce qui est le cas pour le
Royaume-Uni et d’autres pays ; de
stérilisation forcée de femmes issues
des minorités ethniques, tortures dans
les prisons, répressions violentes et
massives de manifestations publiques,
avec des gaz lacrymogènes etc.,
discrimination envers les enfants issus
des minorités au sein du système
éducatif comme cela est le cas pour la
République tchèque ou la Slovaquie. Je
pourrais multiplier les exemples graves.
ED : Et en Autriche ? Je vous ai entendu
dire dans une conférence qu’il y avait
un problème avec les minorités en
Autriche.
-SL : Il y a de très graves violations
des droits de l’homme en Autriche, des
cas d’assassinats commis par les forces
de l’ordre, de brutalités à l’égard des
minorités. Mais il y a également eu des
déclarations discriminatoires contre les
minorités Rom faites par le président de
la République en France. Nous voyons
donc, avec cette réalité, que la
Position commune est une vaste
hypocrisie. En fait, ce qui dérange
l’Union européenne n’est pas tant la
situation des droits de l’homme mais le
système politique, économique et social
qu’il y a à Cuba.
-EG : Salim Lamrani, j’aimerais que vous
évoquiez le thème migratoire entre Cuba
et les Etats-Unis et que vous fassiez
une analyse comparative, comme pour
Amnistie Internationale, avec les autres
pays d’Amérique latine. Est-ce que les
Cubains émigrent plus ? Emigrent-ils
moins que les autres pays de la région ?
Quelles seraient les causes dans un cas
et dans l’autre ?
SL : La problématique migratoire est
effectivement une problématique qui est
politisée dès lors qu’il s’agit de Cuba.
Je lis toujours au sein des médias le
postulat suivant : « Les Cubains
émigrent massivement vers les
Etats-Unis, ce qui illustre l’échec du
système économique, politique et social
à Cuba ». Néanmoins, ce postulat, cette
affirmation ne sont jamais corroborés
par des données, des statistiques alors
qu’elles existent pour l’émigration
cubaine vers les Etats-Unis pour la
période allant de 1820 à 2010.
Voyons un peu ce qu’était la
réalité migratoire entre les Etats-Unis
et Cuba en 1959. Cuba était un petit
pays de 6 millions d’habitants et
occupait le second rang du continent
américain en termes d’émission
migratoire vers les Etats-Unis. Le
premier rang a toujours été occupé par
le Mexique pour des raisons historiques,
géographiques et démographiques
évidentes. Cuba donc, petite nation de 6
millions d’habitants, avait une émission
migratoire plus forte que celle de tous
les pays d’Amérique centrale réunis,
plus forte que celle de toutes les
nations de la Caraïbe réunies, presque
aussi forte que celle de l’Amérique du
Sud en intégralité. Ainsi, un petit pays
d’Amérique latine, émettait plus
d’émigrants que la somme d’une quinzaine
de pays d’Amérique latine et de la
Caraïbe. Vous trouverez ces données,
facilement accessibles, sur le site des
services d’immigration des Etats-Unis.
Ensuite, à partir de juillet
1960, les Etats-Unis et l’administration
Eisenhower plus précisément, imposent
des sanctions économiques contre Cuba,
ce qui constitue un facteur objectif
d’incitation à l’émigration légale et
illégale, parce que la situation
économique devient plus difficile, et
que de l’autre côté les Etats-Unis
acceptent les émigrants. En 1966, en
novembre 1966, le Congrès des Etats-Unis
adopte ce que l’on appelle la loi
d’Ajustement cubain. Qu’est-ce que la
loi d’Ajustement cubain ? Il s’agit
d’une courte législation de deux pages,
une page et demie en réalité, qui
stipule que tout Cubain qui, le 1er
janvier 1959 ou après, émigre légalement
ou illégalement, pacifiquement ou par la
violence, obtient automatiquement au
bout d’un an le statut de résident
permanent. Il s’agit d’une loi unique au
monde et qui constitue un formidable
facteur d’incitation à l’émigration
légale et illégale. Il convient de
souligner la date pour en voir la
substance politique : le 1er
janvier 1959 ou après, c’est-à-dire que
le Cubain qui est arrivé le 31 décembre
1958 ne peut pas bénéficier de la loi
d’Ajustement Cubain. Nous en voyons
clairement le contenu politique. Il
s’agit là d’une arme contre le processus
révolutionnaire.
Voyons les dernières
statistiques, celles que j’ai consultées
sont celles de 2003. Je ne voudrais pas
me référer à celles de 2010 car je n’ai
pas les chiffres exacts en tête. Nous
pourrions imaginer ou supposer qu’en
raison de la réalité migratoire de 1959
– second rang sur le continent américain
–, en ajoutant à cela les sanctions
économiques – facteur objectif
d’incitation à l’émigration –, la loi
d’Ajustement cubain – autre facteur
objectif d’incitation à l’émigration –
que Cuba a dépassé le Mexique et occupe
le premier rang. Or, ce n’est pas le
cas. Le Mexique occupe toujours le
premier rang en termes d’émission
migratoire vers les Etats-Unis. Cuba
n’occupe plus le second rang, ni le
cinquième mais seulement le dixième
rang.
Je le répète, ces sources, ces
chiffres des services d’immigration,
sont disponibles sur Internet.
C’est-à-dire qu’en Amérique latine, il y
a, en 2003, neuf pays qui disposent
d’une émission migratoire plus forte que
celle de Cuba. Pourtant, les médias
n’ont jamais utilisé cette problématique
pour dénigrer les gouvernements du
Salvador, du Mexique, de la Jamaïque ou
de la République dominicaine.
Vous pourriez me rétorquer que
l’on ne peut pas comparer la réalité
migratoire d’un pays comme le Mexique
avec plus de 100 millions d’habitants,
avec un petit pays comme Cuba de 11
millions d’habitants. C’est une critique
acceptable. Comparons donc la réalité
migratoire de Cuba en 2003, avec la
réalité du Salvador, avec 5,75 millions
d’habitants, moins de 6 millions
d’habitants. Le Salvador en 2003 a eu
une émission migratoire trois fois plus
forte que celle de Cuba et néanmoins, on
n’a jamais parlé de cela, on n’a jamais
utilisé cette problématique pour
dénigrer le système politique et
économique néolibéral au Salvador, ou
dénigrer son gouvernement. Nous voyons
donc qu’il s’agit une nouvelle fois
d’une stigmatisation discriminatoire. Si
nous voulions vraiment donner une
explication politique ou utiliser
l’émigration comme un thermomètre de
légitimation d’un gouvernement ou d’un
système, si nous nous référions aux
chiffres, nous ne pourrions arriver qu’à
une seule conclusion : le gouvernement
et le système cubains sont sans doute
parmi les plus légitimes du continent
américain, je le répète, si nous partons
du postulat que l’émission migratoire
est illustrative du bon fonctionnement
ou non d’un système.
Posons la question suivante : que
se passerait-il si demain le
gouvernement des Etats-Unis approuvait
une loi d’Ajustement mexicain ? Pas
pendant 40 ans ou plus, 1966 à 2011 cela
fait 45 ans…, 46 ans. Pas pendant 4 ans,
ni pendant 4 moins, ni pendant 4 jours.
Imaginons la chose suivante : le
gouvernement des Etats-Unis adopte une
loi d’Ajustement mexicain durant 4
heures, rien de plus. Que se
passerait-il au Mexique, d’après vous ?
Je vous laisse imaginer la réponse.
-EG : Salim Lamrani, j’aimerais entendre
votre opinion sur la relation entre Cuba
et les Etats-Unis en matière
commerciale. J’aimerais connaître votre
opinion sur le bilan économique des
relations entre Cuba et les Etats-Unis
durant les trois premières années de
l’administration Obama.
SL : Il convient de reconnaitre que le
gouvernement d’Obama diffère de la
précédente administration Bush par son
style, par la forme. C’est un homme plus
cultivé, plus intelligent avec un
discours nouveau, parce que durant sa
campagne il a fait le constat suivant :
la politique des Etats-Unis vis-à-vis de
Cuba a échoué. Cinquante ans de
sanctions économiques contre Cuba, avec
l’objectif de renverser le gouvernement
cubain, et donc imposer un changement de
régime était un échec total. Les
sanctions économiques contre Cuba sont
le principal obstacle au développement
de l’île. Elles sont anachroniques parce
qu’elles remontent à la Guerre Froide.
Elles sont cruelles parce qu’elles
affectent les catégories les plus
vulnérables de la société cubaine : les
femmes, les enfants, les personnes
âgées. Elles sont également inefficaces
car elles n’ont pas atteint leur
objectif de mettre un terme au processus
révolutionnaire.
Obama a effectué un constat
lucide qui démontre son intelligence et
sa sagacité. Néanmoins, nous ne pouvons
pas juger Obama sur sa rhétorique mais
sur les faits. Nous devons reconnaître
qu’il a annulé les restrictions sur les
voyages de la communauté cubaine des
Etats-Unis. Car rappelons qu’entre 2004
et 2009, les Cubains des Etats-Unis ne
pouvaient se rendre à Cuba que 14 jours
tous les trois ans dans le meilleur des
cas, s’ils obtenaient une autorisation
du Département du Trésor. Pour obtenir
ce permis, il fallait justifier de la
présence d’un membre direct de la
famille à Cuba. Pour tout le monde, un
cousin, un oncle, une tante, un neveu
sont des membres directs. Mais non,
l’administration Bush avait donné une
nouvelle définition de la famille qui ne
s’appliquait qu’aux Cubains. Seuls
faisaient partie de la famille les
grands-parents, les parents, les époux,
les enfants et petits-enfants. Il
s’agissait donc d’une politique cruelle
qui divisait les familles. Obama, homme
lucide, a éliminé ces restrictions, mais
malheureusement, nous devons constater
que l’administration Obama a été plus
constante dans l’application stricte des
sanctions économiques et de l’imposition
d’amendes à des entreprises étrangères
qui violent les règles du commerce, des
entreprises européennes par exemple.
Je mentionnais précédemment la
Position commune qui a été adoptée en
1996. La date n’est pas anodine.
Pourquoi a-t-elle été adoptée en 1996?
Que s’est-il passé aux Etats-Unis en
1996 ? Le Congrès des Etats-Unis a
adopté la loi Helms-Burton qui dispose
d’un caractère extraterritorial – une
loi ne peut pas s’appliquer à d’autres
pays; la loi française ne peut pas
s’appliquer en Italie ; la loi anglaise
ne peut pas s’appliquer en Allemagne.
Néanmoins, la loi sur les sanctions
économiques contre Cuba s’applique à la
France, à la Suisse, etc. Récemment, la
banque suisse UBS a dû payer une amende
de 100 millions de dollars pour avoir
ouvert un compte en dollars à Cuba. Il y
a donc eu une application
extraterritoriale des sanctions
économiques contre Cuba même sous Obama.
Il y a, je le répète, une contradiction
entre sa rhétorique, de « changement »,
et la réalité des faits qui fait que
chaque année, il a recours à une loi de
1917, la loi de Commerce avec l’ennemi,
pour prolonger l’état de siège contre
Cuba.
-EG : J’aimerais aborder avec vous,
Salim Lamrani, un point que vous avez
développé dans vos recherches et qui
concerne le traitement médiatique de la
politique des sanctions économiques, non
pas comme un problème économique et
politique mais comme un élément de
publicité et de manipulation
idéologique. Comment voyez-vous ce
traitement au sein de la presse
internationale, de la presse
occidentale ?
SL : Il y a un fait très révélateur.
Dans l’histoire des votes aux Nations
unies, la résolution qui a obtenu le
plus grand nombre de suffrages, chaque
année, est la résolution contre les
sanctions économiques imposées à Cuba.
En octobre 2011, pour la vingtième fois
consécutive, une immense majorité de la
communauté internationale, 185 pays, ont
voté pour la levée de ces sanctions
économiques. Néanmoins, ce fait
médiatique a été supprimé, censuré,
ignoré par la presse. La presse
occidentale parle beaucoup des problèmes
économiques à Cuba – il y a
effectivement de graves problèmes à Cuba
– mais cependant, elle n’évoque jamais,
je le répète, le principal obstacle au
développement économique de la nation,
qu’est l’embargo commercial ou le
blocus, appelons-le comme bon nous
semble.
Quelques données : Cuba ne peut
absolument rien vendre aux Etats-Unis.
Elle ne peut lui acheter que des
matières premières alimentaires depuis
2000, avec de nombreuses restrictions.
Il faut se rappeler que le marché
historique et naturel de Cuba a toujours
été les Etats-Unis. En 1959, 73% des
exportations cubaines allaient aux
Etats-Unis, et Cuba en importait 67% de
ce qu’elle consommait. Cette rupture
unilatérale du commerce entre Cuba et
les Etats-Unis constitue donc le
principal obstacle.
De plus, les sanctions
économiques disposent d’un caractère
extraterritorial. Je vais donner
quelques exemples précis. Si une
entreprise française de pâtisserie –
vous savez que les pâtisseries
françaises sont succulentes – souhaite
exporter ses gâteaux aux Etats-Unis –
car il s’agit de la première économie du
monde, le principal marché mondial et
cela représente une ambition économique
que d’exporter et vendre ces gâteaux –
elle doit démontrer au Département du
Trésor que ses pâtisseries ne
contiennent pas un seul gramme de sucre
cubain. Cuba ne peut absolument rien
vendre aux Etats-Unis, mais dans ce cas
précis, elle ne pourra pas non plus
vendre à la France. Prenons un autre
exemple : Mercedes-Benz, l’entreprise
allemande qui fabrique sans doute les
meilleures voitures du monde. Pour que
cette entreprise Mercedes-Benz puisse
exporter ses voitures aux Etats-Unis,
elle doit démontrer au Département du
Trésor que ses voitures ne contiennent
pas un seul gramme de nickel cubain.
Donc Cuba ne peut pas vendre son nickel
aux Etats-Unis mais elle ne pourra pas
le vendre à l’Allemagne non plus. Ce
sont des exemples clairs de l’impact des
sanctions économiques.
EG : Mais dans la presse, comment cela
est-il transcrit, Salim Lamrani ?
-SL: Il y a une censure totale de cette
réalité. Les lecteurs savent-ils,
l’opinion publique sait-elle quels sont
les effets des sanctions économiques ?
Pourquoi y a-t-il 185 pays qui votent
contre les sanctions économiques ? Ce
n’est pas parce qu’il y a 185 pays amis
de Cuba. Cuba a beaucoup d’amis dans le
monde, mais pas tous. Par exemple, toute
la Communauté européenne a voté contre
ces sanctions, et l’Union européenne a
une politique hostile à l’égard de Cuba.
La raison est que la communauté
internationale sait quel est l’impact
dramatique des sanctions économiques sur
la population cubaine. Les sanctions
économiques n’affectent pas les
dirigeants, elles affectent le peuple.
Donc, il m’est difficile de comprendre
la logique qui consiste à soutenir les
sanctions. Je comprends qu’il puisse y
avoir des secteurs avec une opinion
différente de celle du gouvernement de
La Havane. Je peux comprendre que l’on
pense différemment du gouvernement
cubain, mais si ce qui nous importe
réellement est le bien-être du peuple
cubain, nous ne pouvons que condamner
inconditionnellement les sanctions
économiques contre Cuba.
-ED : Salim Lamrani, dans la rhétorique
publique de l’administration Obama, il
est dit que les Etats-Unis ne peuvent
pas normaliser les relations avec Cuba
parce que l’affaire Alan Gross, le
sous-traitant détenu à Cuba, représente
un obstacle. On nous donne l’impression
que si Gross est libéré tout redeviendra
normal. Comment voyez-vous ce nouveau
prétexte mis en avant par
l’administration nord-américaine pour ne
pas avancer davantage dans le dialogue?
-SL : D’abord, je crois qu’il faut
mettre sur la table le postulat correct.
Lorsque l’administration Obama affirme :
« Nous attendons des signaux ou de la
réciprocité pour normaliser les
relations », il s’agit d’un postulat
erroné. Parce que Cuba n’impose pas de
sanctions économiques aux Etats-Unis.
Cuba n’occupe pas une partie du
territoire américain par la force, comme
c’est le cas pour Guantanamo. Cuba ne
finance pas une opposition interne dans
le but de subvertir l’ordre établi.
L’agression, l’hostilité, l’état de
siège, je le répète, sont unilatérales.
Cuba n’a pas de concessions à faire aux
Etats-Unis. On parle des droits de
l’homme. Je le répète, j’invite les
auditeurs à jeter un œil au rapport
d’Amnistie Internationale sur les droits
de l’homme aux Etats-Unis et à le
comparer avec celui sur Cuba. J’affirme
qu’il s’agit d’une rhétorique, d’un
argument qui est dénué de fondement car
les Etats-Unis ne disposent d’absolument
aucune autorité morale pour disserter
sur la question des droits de l’homme.
Evoquons à présent le cas d’Alan
Gross. Alan Gross est un sous-traitant
qui développait un programme de la USAID
destiné à miner le gouvernement cubain,
le système cubain, avec l’objectif
public de changement de régime. Il
fournissait à la dissidence du matériel
hautement sophistiqué tels que des
téléphones satellitaires. Cela est
réglementé à Cuba. On ne peut pas entrer
avec un téléphone satellitaire à Cuba.
Pourquoi ? Parce que Cuba est un pays
qui a été victime de 50 ans de
terrorisme. Avec un téléphone
satellitaire, on peut fournir une
géolocalisation, pour faire exploser une
bombe ou je ne sais quoi. Washington
affirmé que Gross s’était rendu à Cuba
uniquement pour aider la petite
communauté juive. Bon, écoutons la
version de la communauté juive
elle-même. Que dit-elle ? Les
principales organisations juives ont
répété à maintes reprises qu’elles
n’avaient aucun contact avec Alan Gross,
et qu’elles n’avaient pas besoin de son
aide de toute façon, car elles
maintiennent d’excellentes relations
avec le gouvernement de La Havane, et
beaucoup d’autres relations avec les
communautés juives des Etats-Unis et du
reste du monde qui leur fournissent ce
dont elles ont besoin. En réalité, Gross
faisait partie d’un programme, peut-être
ne lui a-t-on pas révélé quels étaient
les risques qu’il courait, mais la
réalité est que Gross a violé la loi, il
a commis un grave délit, qui en France
serait passible de 30 ans de prison.
Je crois que ce cas, en plus
d’être un cas politique, est un cas
humanitaire. La réciprocité est
importante. Il est possible de trouver
une solution à l’affaire Alan Gross. Si
les Etats-Unis libèrent les cinq
prisonniers politiques cubains – l’un
est sorti mais se trouve toujours en
liberté conditionnelle –, je me réfère à
ceux qui ont infiltré clandestinement
certaines entités violentes de l’exil
cubain pour empêcher la réalisation
d’attentats terroristes et qui ont été
condamné à des peines allant de 15 ans à
deux peines de prison à vie. Je crois
que si l’administration Obama qui, je le
répète, est une administration lucide
par rapport à la précédente, souhaite
résoudre ce problème, elle peut
effectuer un échange de prisonniers :
elle relâche les cinq et je suis
convaincu que le gouvernement de La
Havane en ferait de même avec Gross. Je
ne crois pas qu’il faille s’attendre à
un geste unilatéral d’aucune des
parties. Le dialogue, la négociation ne
peuvent que déboucher sur quelque chose
de positif.
-EG : Vous croyez que la visite du Pape
Benoit XVI à Cuba puisse contribuer à
résoudre le problème d’Alan Gross et des
5 ? Par ailleurs, je crois qu’il faut
également prendre en compte le processus
électoral américain. Cela peut-il
contribuer à trouver une solution ?
-SL : Je crois que la visite du Pape, de
sa Sainteté, sera bénéfique non
seulement pour Cuba mais également pour
les relations entre La Havane et
Washington. Plusieurs membres de
l’Eglise Catholique américaine,
d’éminents membres, ont publié il y a
peu de temps, deux ou trois semaines,
une déclaration favorable à la
libération d’Alan Gross et des Cinq pour
des raisons humanitaires. Je crois que
la voix du Vatican est une voix
importante sur la scène internationale,
et je suis convaincu que le gouvernement
de La Havane lui prêtera une attention
particulière. J’espère que le
gouvernement d’Obama en fera de même et
que l’on pourra atténuer les tensions
qui existent entre les deux pays depuis
50 ans.
-EG: Professeur Salim Lamrani, vous avez
interviewé il y a quelque temps Yoani
Sánchez qui a remporté d’innombrables
prix. Vous avez publié une interview qui
a beaucoup circulé dans la presse.
Ensuite Yoani Sánchez a déclaré que
l’interview avait été manipulée de votre
part. Après, nous avons découvert que
l’interview qu’elle prétendait avoir
réalisé avec le président Obama était
fausse et que ce fut Jonathan Farrar
lui-même, ambassadeur américain à Cuba,
qui avait rédigé les questions et les
réponses. Yoani affirmait également
qu’elle avait envoyé les questions au
Président Raúl Castro et ensuite, nous
avons appris par Wikileaks qu’elle
n’avait en réalité jamais envoyé le
questionnaire. Elle avait déclaré
qu’elle allait démontrer que vous aviez
manipulé l’interview, mais l’affaire en
était restée là. J’aimerais avoir votre
point de vue à ce sujet, sur ses
déclarations, car Yoani Sánchez a une
capacité incroyable à nous surprendre.
-SL : En ce qui concerne l’interview que
j’ai effectuée, Yoani Sánchez a eu trois
versions différentes. La première
version qu’elle a publiée sur son blog
déclarait que cela avait été une
conversation constructive et agréable.
La seconde version disait que
l’interview avait été mutilée. La
troisième version affirmait au contraire
que j’avais inventé des réponses. Donc,
j’ai lancé un défi à Yoani Sánchez, et
je le relance une nouvelle fois, de
publier sur son blog les réponses que
j’aurais inventées, et que si je ne
publiais pas les enregistrements, elle
aurait eu raison. Je suis attentivement
ce que publie Yoani Sánchez et je me
suis rendu compte qu’elle avait démenti
des points précis sur l’embargo, sur
Batista, qui se trouvent dans
l’interview, sur les cinq Dans un
article que j’ai publié intitulé « La
diplomatie étasunienne et la dissidence
cubaine », j’ai publié précisément les
versions audio de tout ce qu’elle avait
nié. Je l’invite donc une nouvelle fois
à continuer à démentir de manière
précise, et si je ne poursuis pas la
divulgation des versions sonores, cela
voudra dire qu’elle avait raison.
-EG : Vous lui lancez un défi ?
-SL : Bien évidemment que je lui lance
un défi. Qu’elle le fasse sur son blog,
ou dans des déclarations à la presse
comme elle l’a fait.
-EG : Ce que est sûr est que la presse
semble avoir adoptée une position
commune, en plus de tous les prix
qu’elle a obtenus, pour que personne ne
publie toute critique de Yoani Sánchez.
C’est comme si elle était l’enfant
prodige, la Sainte Madeleine, je ne sais
pas. La presse censure les critiques à
l’égard de Yoani Sánchez.
-SL : Je suis sans doute le seul
journaliste qui ait effectué une
interview sans complaisance. Je lui ai
permis d’exprimer ses points de vue. Il
y a beaucoup de contradictions dans
l’histoire de Yoani Sánchez, que tout
journaliste honnête et professionnel
devrait souligner. Par exemple, Yoani
Sánchez décrit la réalité cubaine de
façon apocalyptique. Quand on lit son
blog, on a l’impression qu’il s’agit de
l’antichambre de l’enfer, avec une
vision terrible de la réalité. Or, nous
apprenons qu’elle a voyagé en Suisse, la
perle de l’Europe, l’un des pays les
plus riches du monde, qu’elle y est
restée deux ans et qu’ensuite elle a
décidé de rentrer à Cuba. De deux choses
l’une : soit Yoani Sánchez ne dispose
pas de toutes ses facultés mentales – ce
qui n’est pas le cas –, soit la réalité
qu’elle peint est moins obscure qu’elle
le prétend. Je me demande également
comment elle a pu obtenir en si peu de
temps – de 2007 à aujourd’hui – autant
de prix, qui représentent au total, d’un
point de vue économique, presque 300 000
euros, c’est-à-dire presque 22 ans de
salaire minimum en France et 1 487 ans
de salaire minimum à Cuba. Je ne crois
pas au hasard. Je crois qu’il y a de
puissants intérêts derrière Yoani
Sánchez.
Par exemple, elle qui est si
expressive sur son blog, qui se présente
comme la transparence personnifiée, n’a
pas publié le fait qu’elle a rencontré
Bisa Williams, la plus haute
fonctionnaire de l’administration Obama
qui se soit rendue à Cuba, secrètement
dans son appartement. Elle n’a pas
mentionné non plus, et cela jette une
ombre sur sa crédibilité – comme vous le
mentionnez concernant l’interview d’Obama ;
en réalité cela ne me surprend pas que
ce soit Farrar qui ait effectué les
réponses, ce sont toujours les hauts
fonctionnaires qui répondent pour le
Président, lequel se contente de signer
– le fait qu’en réalité elle n’a pas
envoyé les questions au Président Raúl
Castro. Pourtant, elle l’a publiquement
affirmé, et elle me l’a dit dans
l’interview, qu’elle avait bien envoyé
les questions et qu’il n’aurait pas
répondu. Mais elle a avoué à Jonathan
Farrar, qui l’a écrit dans un mémorandum
rendu public par Wikileaks, qu’en
réalité elle n’avait jamais envoyé les
questions. Cela, je le regrette, jette
une ombre sur sa crédibilité.
-EG : S’il y a un thème que vous
connaissez par vos origines, vous êtes
français d’origine algérienne, ce sont
« les printemps » qui sont survenus dans
le monde arabe, en Afrique du Nord ; la
question que j’aie posé également à
d’autres personnes : quelle est votre
interprétation de ce fait ? De la même
manière, et cela a été une surprise pour
certains qui s’attendaient à un
printemps à Cuba également, pourquoi il
ne se passe rien à Cuba ?
-SL : Je crois qu’il est difficile
d’expliquer les grandes tendances
historiques du monde arabe en si peu de
temps. Pour résumer, dans tous ces pays,
l’Egypte, la Tunisie, le Yémen, depuis
des décennies, il y a des gouvernements
dictatoriaux, alliés du monde
occidental, toujours protégés, qui
défendent un certain modèle économique,
qui opprimaient leurs peuples. La
situation économique et sociale est
devenue si difficile que le désespoir
des gens s’est exprimé par ce printemps
arabe.
Certains, comme vous le
soulignez, se demandent pourquoi cela ne
se passe pas à Cuba. Pour une raison
simple : le printemps cubain est survenu
en 1959. Je ne suis pas en train de dire
qu’il n’y a pas de secteurs insatisfaits
dans la population cubaine, mais ces
secteurs insatisfaits savent que le
changement – qui doit arriver – doit
survenir de l’intérieur, sans
intervention étrangère. Les Cubains
savent également ce qu’ils ont à perdre.
Ils vivent dans des conditions, malgré
leur caractère modeste, malgré toutes
les vicissitudes quotidiennes, qui sont
exceptionnelles si l’on prend en compte
la problématique du Tiers-Monde. Cuba
dispose d’une espérance de vie de 78
ans, l’une des plus hautes, peut-être la
plus haute du Tiers-monde, un taux de
mortalité infantile de 4,8 pour mille,
le plus bas du continent américain, y
compris le Canada et les Etats-Unis, et
le plus bas du Tiers-monde. Cuba dispose
d’un indice de développement humain bien
supérieur à celui du reste du
Tiers-monde. La comparaison démontre que
les postulats sur la nature du
gouvernement cubain sont faux.
Si le gouvernement cubain était
un gouvernement qui imposait son
autorité par la force, le peuple cubain
se serait soulevé depuis longtemps. Le
Cubain n’est pas un peuple lâche. Il
faut lire l’histoire de Cuba pour s’en
rendre compte. Le peuple cubain s’est
soulevé contre l’empire espagnol, s’est
soulevé contre la dictature de Machado,
contre la dictature de Batista. Il
existe un consensus au sein de la
société cubaine pour sauvegarder le
système, qui doit être amélioré en
éliminant les restrictions et
interdictions excessives, mais au sein
du système, car on ne demande pas de
changement de système, mais une
amélioration de celui-ci. C’est cela la
grande différence entre un gouvernement
populaire tel que celui de Cuba et des
dictatures militaires comme celle en
Egypte.
Nous avons vu il y a quelques
semaines la terrible répression en
Egypte. Quelle a été la position des
Etats-Unis ? Ils ont exprimé leur
inquiétude, « inquiétude ». Imaginez si
cela arrivait à Cuba. Je suis absolument
convaincu que même le Luxembourg
demanderait une invasion militaire de
l’île.
-EG : Merci beaucoup, professeur Salim
Lamrani pour ce dialogue avec « La tarde
se mueve ». Je vous souhaite une bonne
et heureuse année 2012.
-SL : Bonne année à vous ainsi qu’à tous
les auditeurs.
-EG: Je reviens en direct la semaine
prochaine. A mon tour, bonne année à
tous.
Docteur ès Etudes Ibériques et
Latino-américaines de l’Université Paris
Sorbonne-Paris IV, Salim Lamrani est
enseignant chargé de cours à
l’Université Paris Sorbonne-Paris IV, et
l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée,
et
journaliste, spécialiste des relations
entre Cuba et les Etats-Unis.
Son dernier ouvrage s’intitule
État de siège. Les sanctions économiques
des Etats-Unis contre Cuba,, Paris,
Éditions Estrella, 2011 (prologue de
Wayne S. Smith et préface de Paul
Estrade).
Contacto:
Salim.Lamrani@univ-mlv.fr
;
lamranisalim@yahoo.fr
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