Afghanistan
Karzaï:
l'Afghanistan lutte contre le
terrorisme,
pas contre les rebelles
© RIA
Novosti. Greshnov Andrei
Mardi 15 mai 2012
Le président afghan Hamid Karzaï
a exposé dans une interview accordée aux
correspondants spéciaux de RIA Novosti
et des chaînes Russia Today et Rossia-24
les origines de la situation difficile
de l'Afghanistan et les perspectives de
son règlement après le retrait supposé
des troupes étrangères. L'entretien qui
s'est tenu dans sa résidence de Kaboul,
le palais royal Arg, a été qualifié par
le président afghan de très sincère et
impartial.
Monsieur le président, merci
de nous avoir accordé du temps. La
première et la principale question: que
pensez-vous des perspectives de
l'Afghanistan après le retrait de la
Force internationale d'assistance et de
sécurité (Isaf)?
Le retrait n'aura pas d'incidence sur
l'état d'ensemble de la sécurité en
Afghanistan si l'aide financière à
l'économie afghane se poursuit, si la
contribution à la formation et à
l'équipement des forces de sécurité
afghanes continue d'être apportée et si
la coopération se maintient au niveau
actuel entre l'Afghanistan et la
communauté internationale. Dans ces
conditions, le retrait des forces
internationales n'aura aucune
conséquence négative. Bien au contraire,
il se reflètera positivement sur la
sécurisation du pays.
Est-ce que vous considérez
vraiment les talibans, le Hezbi Islami
d'Afghanistan et le réseau Haqqani comme
des terroristes? Le fait est que 25 ans
auparavant ces mêmes personnes (Gulbuddin
Hekmatyar, Jalaluddin Haqqani) luttaient
contre "l'occupation soviétique." A
l'époque le monde entier les appelait
des "moudjahidines", des combattants de
la guerre sainte. Aujourd'hui ces gens
luttent contre l'intervention des
Etats-Unis et de l'Otan – et tout le
monde les qualifie de terroristes. Où
est la différence?
Avant tout, en Afghanistan on ne les
appelle pas terroristes. C'est du point
de vue occidental que certains d'entre
eux sont des terroristes. Mais nous
faisons une différence entre eux. Bien
sûr, le Hezbi Islami, le réseau Haqqani
et certains talibans faisaient partie
des moudjahidines. De la même manière
que nous, en fait: a l'époque on
participait tous au jihad contre l'Union
soviétique. Lorsque le jihad s'est
conclu par le retrait des troupes
soviétiques et que nous sommes revenus
en Afghanistan, la guerre était terminée
et il était nécessaire de s'occuper de
la reconstruction pour remettre le pays
sur le chemin de la stabilité et du
développement. Mais cela ne s'est
malheureusement pas produit – aussi bien
en raison de nos propres erreurs que de
l'ingérence dans les affaires de
l'Afghanistan de nos voisins, ainsi que
de la négligence des Etats-Unis et
d'autres pays occidentaux. L'Occident a
complètement ignoré l'Afghanistan.
Lorsque l'Union soviétique a retiré ses
troupes du pays et que les moudjahidines
ont créé leur propre gouvernement, tous
les Etats occidentaux ont fermé leurs
ambassades en Afghanistan et ont rappelé
leur corps diplomatique. Toute aide
financière à l'Afghanistan a été
suspendue. Tandis que nos voisins
étaient autorisés à continuer de
s'ingérer dans nos affaires. Les
conséquences ont été catastrophiques et
ont affecté le monde entier, y compris
les Etats-Unis et la Russie. Après le 11
septembre 2001, les Etats-Unis, l'Otan
et le reste de la communauté
internationale ont soudainement pris
conscience de toute la gravité de la
situation qui affligeait le peuple
afghan et de ses conséquences pour la
sécurité internationale en général. Et
ils sont alors arrivés en Afghanistan.
Le peuple afghan a lutté épaule contre
épaule avec eux. Nous avons évincé
Al-Qaïda et les talibans en moins d'un
mois et demi. Tous les leaders des
moudjahidines sont revenus en
Afghanistan, à l'exception de Hekmatyar.
Il est resté à Téhéran, puis s'en est
allé quelque part ailleurs. Nous n'avons
jamais qualifié le parti Hezbi Islami
d'organisation terroriste. Ce n'en est
pas une. Les talibans afghans ne sont
pas non plus des terroristes. C'est la
raison pour laquelle je m'adresse à eux
comme à des "frères."
Parlons du retrait de la
Force internationale pour 2014: on en
parle depuis longtemps, mais il existe
des rumeurs concernant le maintien de la
présence internationale en Afghanistan
sous une certaine forme jusqu'en 2024.
Selon le Conseil national du
renseignement des États-Unis (U.S.
National Intelligence Council), dans le
meilleur des cas la situation en
Afghanistan est dans l'impasse, et ce
après 11 années de présence. Comment
vous-même et votre gouvernement pouvez
compter sur le soutien de la communauté
internationale malgré la modestie des
résultats obtenus au cours de cette
période?
En ce qui concerne la sécurité, vous
avez probablement raison. Mais quant au
développement général de notre pays,
nous avons accompli d'énormes progrès.
L'éducation, la santé publique, les
routes, le développement de l'économie,
la monnaie nationale et le taux de
change, la stabilité générale de
l'Afghanistan, ses relations avec le
monde extérieur – nous avons
actuellement des relations on ne peut
meilleures avec nos voisins et les
autres Etats. Par ailleurs, la sécurité
n'est pas seulement notre problème.
C'est bien ce qui explique la présence
de la communauté internationale en
Afghanistan. Si c'était un problème
purement intérieur de l'Afghanistan,
alors les Américains ne seraient jamais
intervenus. D'ailleurs, ils ne sont
venus qu'après les attentats du 11
septembre 2001.
Mais si c'est un problème
afghan, qu'en pense la population –
souhaite-t-elle la poursuite de
l'occupation?
Ce n'est pas seulement un problème
afghan, c'est bien ce que je vous ai
dit.
C'est également un problème
concernant le Pakistan…
C'est un problème concernant le
Pakistan, les pays voisins et
l'Occident. C'est également un problème
pour la Russie, la Chine, l'Inde et
l'Iran. Ainsi, lorsqu'on parle de la
sécurité en termes de maintien de
l'ordre pour la sécurité des simples
Afghans, on parle du problème afghan.
Cependant, lorsqu'on parle de la
sécurité de l'Afghanistan dans le
contexte du terrorisme international et
de la lutte contre ce phénomène, ce
n'est plus une question afghane, mais
une question de sécurité collective de
la communauté internationale. Et dans ce
sens, la communauté internationale n'a
pas tenu toutes ses promesses.
Elle n'en a pas fait
suffisamment en 11 ans? Monsieur le
président, tant de temps, tellement
d'argent, autant de pertes humaines – et
tout cela est insuffisant?
Absolument.
Vous allez devoir en
persuader le peuple américain.
C'est précisément ce que je m'efforce
de faire. Les buts assignés n'ont pas
été atteints parce qu'on ne poursuit pas
le bon objectif. On insiste depuis
longtemps en disant que la guerre contre
le terrorisme ne doit pas prendre pour
théâtre d'opérations les communes
afghanes. La menace terroriste n'émane
pas des villages afghans.
Sous quelle forme la présence
étrangère se maintiendra-t-elle dans
votre pays après 2014?
Je le dirai, mais cette question
cruciale nécessite des explications
supplémentaires. La guerre contre le
terrorisme ne sera gagnée que si on
s'intéresse aux refuges des terroristes,
à leurs camps d'entraînement et à leurs
zones de propagande, et si on s'occupe
des problèmes fondamentaux, mais par
d'autres moyens. Ce qui n'a pas été fait
jusqu'à présent, et c'est la raison pour
laquelle la guerre n'a pas connu le
succès prévu. La présence internationale
(notamment américaine) en Afghanistan
après 2014 et jusqu'en 2024 sera
déterminée par le Traité de sécurité
qu'il est prévu de signer dans un an. Il
dépendra, premièrement, de nos accords
avec les Etats-Unis concernant le format
et le spectre des responsabilités et des
engagements des parties; deuxièmement,
de ses objectifs et tâches, aussi bien
en ce qui concerne l'Afghanistan que la
guerre contre le terrorisme. Il convient
donc d'examiner cette question
séparément de la situation actuelle. Il
est question du maintien de la présence
militaire américaine en Afghanistan à
une échelle largement inférieure par
rapport à aujourd'hui, aussi bien dans
le cadre de nos relations bilatérales
que de la lutte générale contre le
terrorisme.
Vous utilisez souvent
l'expression "guerre contre le
terrorisme." Cependant, au cours des
quatre dernières années cette notion est
devenue démodée aux Etats-Unis. Est-ce
que vous appréciez ce terme?
Chez nous cette notion est loin
d'être démodée. Les Etats-Unis utilisent
aujourd'hui le mot de "rebelles" au lieu
de "guerre contre le terrorisme." Nous
ne sommes pas du tout d'accord avec
cette terminologie. Si nous avons
affaire à de simples rebelles, la
communauté internationale n'a rien à
faire en Afghanistan, car il s'avère
qu'ils s'ingèrent militairement dans un
conflit intérieur et soutiennent l'un
des camps. C'est une ingérence dans les
affaires intérieures pure et simple. Si
nous avons affaire à un mouvement de
rebelles, c'est aux Afghans, à
nous-mêmes, qu'il appartient de régler
ce problème – chercher des solutions,
remédier à l'injustice et chercher un
compromis. Pour cette raison nous
n'appelons jamais ces gens des
"rebelles", c'est un terme occidental
utilisé pour l'Afghanistan. Mais ici on
appelle ça le terrorisme.
Que pensez-vous des
perspectives de confrontation
interethnique en Afghanistan, ainsi que
du danger de désintégration du pays?
L'Afghanistan est un pays très soudé.
Probablement le plus soudé de cette
région. Jugez vous-mêmes: après 30 ans
de guerre, de conflit à l'intérieur du
pays et d'ingérence étrangère active,
les pensées de tous les Afghans restent
fidèles à leur pays et à la capitale
Kaboul. Chaque Afghan cherche à prouver
qu'il est plus patriote que les autres.
Le pays n'est donc pas menacé par de
partition. En effet, nous avons une
société multiethnique. Elle est
hétérogène, comme dans beaucoup d'autres
pays. C'est toute la beauté de
l'Afghanistan: nous sommes un pays
bigarré. Dans la diversité des tribus et
des groupes ethniques réside notre
force, et non pas la faiblesse. C'est
notre point fort.
Cependant, vous avez un
problème de contradictions entre le nord
et le sud…
Pas du tout.
Le monde entier pense
autrement.
Les conflits entre les divers
mouvements n'ont rien à voir. Ce sont
les conséquences de l'impact de l'Union
soviétique sur la vie de notre pays, les
conséquences de notre lutte contre la
présence militaire soviétique, de
l'ingérence des Etats voisins, ainsi que
des faibles capacités institutionnelles
des organisations de moudjahidines, qui
n'arrivent pas à rétablir la paix dans
le pays. Mais il n'y a jamais eu de
conflit au sein du peuple afghan.
Regardez tous ces gens qui
s'affrontaient d'une manière ou d'une
autre pendant divers conflits militaires
– les factions Khalq et Parcham
associées à l'Union soviétique; les
organisations de moudjahidines derrières
lesquelles se trouvait l'Occident, le
Pakistan et le monde arabe; les groupes
laïques en Afghanistan; le clergé –
aujourd'hui ils travaillent tous
ensemble au parlement afghan. Ils sont
assis pratiquement côte à côte. Ce n'est
donc pas un problème. L'Afghanistan est
un pays uni, et très soudé.
Monsieur Karzaï, j'ai passé
beaucoup de temps en Afghanistan –
environ 14 ans, je suis ici depuis le
début de la révolution de Saur (avril
1978). Je sais parfaitement que les
pauvres aiment les Russes et n'aiment
pas les Américains. En comparant les 10
années de présence de l'Union soviétique
en Afghanistan aux 10 années de
déploiement des forces des Etats-Unis et
de l'Otan – laquelle de ces périodes a
été plus bénéfique pour l'Afghanistan ou
pire, et pourquoi?
Comparer les 10 années à l'époque de
l'Union soviétique et avec les
Américains? Très bien, je dirai
sincèrement ce que je pense. Avant
l'invasion, l'Union soviétique était
l'un de nos meilleurs partenaires.
L'URSS offrait à l'Afghanistan les
meilleurs projets de développement,
formait un grand nombre de personnes et
apportait une aide à grande échelle.
Lorsque l'URSS a envahi l'Afghanistan,
tout notre peuple s'est révolté contre
l'invasion. C'est la raison pour
laquelle près de 8 millions de réfugiés
se sont retrouvés en Iran et au
Pakistan. Aux yeux du peuple afghan la
résistance contre l'Union soviétique
était légitime, et chaque Afghan se
battait contre elle. Avec l'arrivée des
Américains, des millions de réfugiés,
des leaders du jihad et toutes les
diasporas afghanes du monde entier sont
revenus en Afghanistan. L'économie de
notre pays a beaucoup progressé au cours
de cette période. La présence de l'Otan
et des Etats-Unis était légitime et
approuvée par la communauté
internationale. Même la Russie a
approuvé la résolution du Conseil de
sécurité des Nations Unies sur l'envoi
des troupes en Afghanistan. C'est donc
complètement différent. Et si on parle
d'accroissement du potentiel, la
présence américaine nous a apporté
l'augmentation du potentiel économique,
éducatif et social. A son tour, la
présence soviétique s'est traduite par
le renforcement de notre potentiel
militaire. Dans ce sens les Soviétiques
nous ont beaucoup apporté. Au moment du
retrait des troupes soviétiques, nous
disposions de plus de 450 avions et
hélicoptères divers, ainsi que des
milliers de chars et de véhicules
blindés. Dans ce sens, l'URSS a été un
allié très puissant. D'autant plus que
l'URSS a formé un grand nombre d'Afghans
dans divers domaines. Les Américains
n'ont pas été aussi efficaces en termes
de fourniture de matériel militaire
nécessaire. J'espère qu'ils y
remédieront.
Comment voyez-vous vos
relations avec le Pakistan?
Je voudrais avoir les meilleures
relations possibles avec ce pays. C'est
une question primordiale. L'Afghanistan
devra vivre côte à côte avec ses voisins
pendant de nombreuses années après le
retrait des troupes de l'Otan et des
Etats-Unis. Nous en sommes parfaitement
conscients. C'est la raison pour
laquelle nous nous efforçons d'améliorer
les relations avec les voisins. Par
exemple, nos relations avec l'Iran:
malgré tous les différends, nous avons
payé cher pour garder de bonnes
relations avec ce pays. Ainsi qu'avec le
Pakistan, en dépit de toutes les
difficultés, même si le Pakistan a déjà
attaqué l'Afghanistan, malgré les
problèmes dans ce pays, et même si des
terroristes pénétraient par la frontière
[pakistanaise] dans notre pays, nous
avons réussi à conserver un dialogue
actif avec le Pakistan. Nous avons fait
beaucoup d'efforts pour garder des liens
solides avec ce pays. Je me suis rendu
plus souvent en visite au Pakistan que
tout autre dirigeant afghan au cours des
60 dernières années. On en est donc
parfaitement conscient et on cherche en
permanence à rester en bons termes avec
le Pakistan et les autres voisins.
Cependant, il existe certains
problèmes dans les relations entre les
Etats-Unis et le Pakistan, car vous avez
vos propres talibans, et ils ont les
leurs. Les militaires dans ce pays ont
leurs propres objectifs politiques, et
les dirigeants civils poursuivent les
leurs. Et votre pays s'est soudainement
retrouvé au centre de cet imbroglio.
Ces questions affectent l'Afghanistan
aussi bien du point de vue pakistanais
qu'américain. Mais nous avons nos
propres problèmes. Nous ne percevons pas
les relations avec le Pakistan ou avec
l'Iran à travers le prisme américain.
Nous ne voyons pas nos relations avec la
Russie ou la Chine avec les yeux des
Etats-Unis. Malgré sa dépendance envers
les Etats-Unis et l'Otan, notre pays a
réussi à établir sa propre politique
étrangère et des relations indépendantes
avec les Etats voisins. Il faut
continuer dans cet état d'esprit.
Néanmoins, la position du Pakistan à
l'égard des Etats-Unis et vice versa se
reflète forcément sur notre politique
étrangère. Cela concerne également
l'Iran et la Russie. Mais nous nous
efforçons de maintenir ces relations au
meilleur niveau possible.
La situation financière en
Afghanistan est telle qu'à l'heure
actuelle seul le capital étranger est
présent dans le pays. Que comptez-vous
faire à cet égard? Après tout, la
population souffre de la pauvreté et ne
voit aucune perspective d'avenir.
En 2002, le revenu par habitant en
Afghanistan était seulement de 180
dollars. Aujourd'hui, il est à hauteur
de 700 dollars, aussi bien grâce à
l'aide étrangère qu'à la croissance de
l'économie afghane. Le retrait des
forces internationales en 2014 se
reflètera forcément sur la situation
économique du pays. Mais dans
l'ensemble, ce retrait aura un effet
positif sur la population et l'économie
afghane. Nous devons vivre à hauteur de
nos moyens. On ne peut pas compter tout
sa vie sur l'aide extérieure. Pour cette
raison, indépendamment de l'impact de
cet événement, nous devons avancer. La
conférence de Bonn a promis de soutenir
l'Afghanistan concernant cette réduction
du budget et de contribuer au
rétablissement de notre pays. De plus,
prochainement se tiendra le sommet de
l'Otan à Chicago, où les membres de
l'Alliance approuveront une aide
financière pour les forces de sécurité
afghanes d'un montant de 4,1 milliards
de dollars pour 10 ans à partir de 2014.
Troisièmement, nous comptons sur la
poursuite du rétablissement de
l'économie afghane, qui connaîtra la
croissance au fur à mesure du retrait de
la Force internationale et de
l'évolution de la situation après 2014.
D'ailleurs, cette année notre revenu
national a dépassé 2 milliards de
dollars. Le revenu de l'exploitation
minière augmente. Pour 2024, les revenus
de l'Afghanistan devraient atteindre
près de 5 milliards de dollars. Ainsi,
la vie se normalisera dans notre pays,
et lorsque la paix s'établira, et
j'espère que ce sera le cas et que des
relations étroites lieront tous nos pays
(la Russie, le Pakistan, l'Afghanistan,
l'Iran et l'Inde), l'Afghanistan
deviendra la plaque tournante de nos
intérêts communs.
© 2011
RIA Novosti
Publié le 21 mai 2012
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