Opinion
Entretien avec Bouthaina Chaabane*
dans l’ombre de Bachar el-Assad
Photo:
D.R.
Lundi 9 février 2015
Cet entretien a été conduit par Frédéric
Pichon**
Madame Bouthaina Chaabane est la
conseillère politique du président Assad
et sans doute la femme la plus influente
de Syrie. Docteur en littérature
anglaise, elle a longtemps enseigné à l
’Université de Damas. Reconnue pour son
ouverture, elle a incarné la modernité
et la volonté de réforme de la Syrie des
années 2000. En témoignent quelques
récompenses comme, en 2005, le prix de
« la femme politique la plus éminente du
monde arabe » attribué par la Ligue
arabe ou encore, la même année, sa
nomination pour le prix Nobel de la
paix.
Elle a commencé sa carrière dans l
’ombre du président Hafez el-Assad dont
elle fut l ’interprète puis la
conseillère lors des négociations de
paix des années 1990 — une expérience
qui lui a permis de rencontrer tous les
grands dirigeants de la planète et dont
elle a tiré la matière de son dernier
ouvrage Damascus Diary : an inside
account of Hafez al Assad peace
diplomacy (New York, Lynne Rienner
Publishers, 2012).
Sa très bonne connaissance du monde
anglo-saxon lui a valu d’être
sélectionnée, en 1990, comme boursière
du programme Fulbright à l ’Université
Duke de Durham puis, durant l ’automne
2000, d’être invitée comme Distinguished
Professor à l ’Eastern Michigan
University d’Ypsilanti.
Membre du Comité central du Baas en
2000, Bouthaina Chaabane a également été
directrice du Département des médias
étrangers au ministère des Affaires
étrangères et porte-parole du
gouvernement syrien (2000-2003), puis
ministre des Expatriés (2003-2008).
En 2011, lorsque survient la crise,
nombre d’observateurs s’attendent à ce
qu’elle se désolidarise du président
Assad et qu’elle fasse défection. Il
n’en a rien été. Elle fut même choisie
pour accompagner la délégation du
gouvernement syrien aux deux conférences
de Genève, en 2012 et 2013, afin de
tenter de trouver une issue politique au
conflit en cours. Depuis que les
États-Unis l ’ont placée sur la « liste
noire » des personnalités syriennes
accusées de soutenir le régime, elle n’a
accordé que de très rares interviews.
C’est la première fois qu’elle accepte
de parler à un public francophone.
Cet entretien a été conduit au palais
présidentiel d’al Rawdah, non loin du
mont Qassioun à Damas. L’accueil a été
chaleureux, la conversation franche et
sans présence sécuritaire. Attachée
pardessus tout à la souveraineté de son
pays, Mme Chaabane veut croire en une
solution politique. Elle appelle de ses
voeux l ’ouverture d’un dialogue avec
les acteurs extérieurs, à commencer par
les grandes puissances qui doivent
retrouver le chemin de la diplomatie et
— explique-t-elle — se ranger aux côtés
de la Syrie dans la lutte contre le
terrorisme.
Frédéric Pichon —
Avant le conflit, vous
étiez souvent présentée comme le visage
« sophistiqué » de la Syrie, la face
moderne du régime : anglophone,
titulaire d’un doctorat de littérature
anglaise, rompue aux rencontres
diplomatiques avec les grands de ce
monde. Beaucoup ont espéré en 2011 que
vous feriez défection pour vous
désolidariser de la politique menée par
Bachar el-Assad. Pourquoi ne pas l
’avoir fait et regrettez-vous votre
choix ?
Bouthaina Chaabane — Si vous le
voulez bien, j’aimerais d’abord revenir
sur l’expression que vous avez utilisée,
celle de visage « sophistiqué » de la
Syrie. Les Occidentaux ont tendance à
penser que les gens qui adoptent des
comportements semblables aux leurs sont
plus civilisés et plus modernes que les
autres. Pour moi, au contraire, les
personnes civilisées sont celles qui
restent fidèles à la terre qui les a
vues naître. Qu’y a-t-il de rétrograde à
aimer son pays, à le servir, surtout
dans les circonstances dramatiques que
nous connaissons ? L’Occident a commis
une grosse erreur en encourageant les
Syriens à fuir le régime. Du reste, ces
défections ont été très peu nombreuses
malgré la constitution par le Qatar d’un
fonds spécial destiné à aider
financièrement les candidats Bout haina
Chaabane à l’exil (1). J’ai pu mesurer
combien cette démarche participait d’une
sorte d’aveuglement occidental.
L’Occident n’a rien compris à la Syrie,
à son peuple et à son histoire. Notre
pays a son propre agenda guidé par ses
propres intérêts. Il refuse de voir sa
politique dictée de l’extérieur. Je sais
que mon départ aurait fait plaisir à
tout le monde en Occident ; mais, que
voulez-vous, ce n’est pas dans ma
nature. Et soyez sûr que je n’ai pas
choisi la facilité. J’aimerais être
considérée comme « moderne », tout
simplement parce que je reste déterminée
à défendre mon pays et ma famille.
F. P. —
Pourtant, en tant que proche conseillère
de Bachar el-Assad, vous faisiez partie
de ceux qui soulignaient la nécessité
d’entreprendre des réformes. Ces
réformes auraient-elles pu éviter la
crise qui a éclaté en 2011 ?
B. C. — Vous avez raison, mais
les réformes ne peuvent venir que de
l’intérieur. Nous l’avons vu en Libye et
en Irak : chaque fois que les médias ou
les gouvernements occidentaux ont tenté
de promouvoir la démocratie, cela a
tourné au fiasco. Les « printemps
arabes » se sont mués en « catastrophe
arabe ». Quand est venu le tour de la
Syrie, les mêmes ont commencé à parler
de démocratie, de liberté, de droits de
l’homme. Malheureusement, les gens
soutenus par l’Occident pour mener à
bien cette mission étaient soit des
individus qui vivaient hors de Syrie
depuis longtemps et qui ignoraient tout
du pays, soit des extrémistes auxquels
l’idée de démocratie était totalement
étrangère. Dans leur esprit, le problème
n’était pas politique ; il ne s’agissait
pas d’encourager un changement de
gouvernement ou de président. En fait,
dès le départ, les Occidentaux avaient
décidé de briser la Syrie. C’est
pourquoi la crise actuelle met en cause
la sécurité de notre pays et son
existence même. Les tentatives
occidentales visant à mettre des pays à
terre sous prétexte de se débarrasser de
personnages comme Saddam Hussein,
Kadhafi ou Bachar el-Assad constituent
des ingérences inacceptables, illégales
au regard du droit international et
teintées de colonialisme. Je ne parle
même pas du résultat…
F. P. — En
2011, la Syrie fonctionnait selon un
système de parti unique. Ne devait-elle
pas sortir de cette situation
archaïque ?
B. C. — Je sais bien que nous
ne vivons pas dans un monde parfait. Il
est clair que nous n’avons pas atteint
tous les objectifs que nous nous étions
fixés, y compris en matière de
corruption comme l’a rappelé le
président Assad lui-même lors de son
discours d’investiture (2). Mais, en
2012, la Constitution syrienne a été
modifiée : le système de parti unique a
laissé place au multipartisme ; l’état
d’urgence a été aboli ; des élections
municipales et législatives ont été
organisées. Ces réformes étaient
nécessaires et sont absolument
capitales.
Comme à leur habitude, les Occidentaux
ont accueilli ces avancées avec
scepticisme. C’est à se demander s’ils
sont vraiment intéressés par les
réformes.
Savent-ils qu’avant la crise la Syrie ne
comptait aucun sans-abri, que les
infrastructures sanitaires et éducatives
fonctionnaient ? Chaque village comptait
son école gratuite. Les étudiants
allaient à l’université pour à peine 20
dollars par an ! Et, surtout, la Syrie
n’avait pas de dette extérieure. C’est
un point essentiel qui nous a attiré des
haines tenaces. La crise a été un
désastre pour le développement du pays…
F. P. —
L’élection présidentielle du 3 juin 2014
a, elle aussi, suscité des réactions
négatives de la part des médias
occidentaux…
B. C. — Le contraire eût été
étonnant. Pourtant, il fallait voir les
milliers de personnes qui se sont
précipitées dans les isoloirs, que ce
soit en Syrie ou à l’étranger. À
l’exception, bien entendu, de la France
et de l’Allemagne qui ont interdit que
cette consultation soit organisée dans
nos consulats. N’est-ce pas un drôle de
paradoxe ? Ces élections ont clairement
montré que le peuple syrien soutenait le
président. Pour une bonne raison : les
Syriens veulent la sécurité et c’est
lui, n’en déplaise à l’Occident, qui
l’incarne. Le président Assad est perçu
comme le seul qui soit capable d’assurer
l’intégrité du pays et la paix. Les
médias occidentaux et leurs
gouvernements nous ont sous-estimés.
Vous savez, nous sommes un peuple
millénaire. Parlez avec les gens dans la
rue, discutez avec les chauffeurs de
taxi : s’il y a bien une chose qui
ressort, c’est cette fierté. Nous
appartenons, je le répète, à l’une des
plus vieilles civilisations au monde.
Damas fut l’une des premières villes
habitées de l’histoire de l’humanité.
Les Syriens ne sont pas naïfs, ils n’ont
pas besoin des conseils de l’Occident.
Ils n’acceptent pas qu’on leur dise pour
qui voter, comme à l’époque des
colonies…
F. P. — Vous
avez participé aux négociations de
Genève avec l ’opposition.
N’envisagez-vous pas de dialoguer un
jour avec ces opposants ?
B. C. — Depuis trois ans, nous
avons perdu tant d’hommes et de
ressources que notre situation peut
sembler désespérée. Mais un élément a
été préservé : notre indépendance. Et
c’est là l’essentiel.
J’ai passé le tiers de ma vie dans les
coulisses du pouvoir, j’ai participé à
des conférences internationales, à des
négociations pour le processus de paix,
à l’Assemblée générale de l’ON U…
L’impression que j’en ai retirée, c’est
que l’Occident n’a cessé de sous-estimer
notre indépendance politique. Or nous
avons toujours préservé notre
souveraineté, sans dépendre de
quiconque. J’ai vécu six ans en
Grande-Bretagne, j’y ai passé mon
doctorat, j’y ai enseigné. Jamais je
n’ai eu la prétention de savoir mieux
que les Anglais ce qui était bon pour
eux. Les gouvernements français et
anglais sont allés chercher des émigrés
de longue date installés à Paris ou à
Londres et ont décrété qu’ils étaient
les représentants du peuple syrien.
Franchement, cela ferait rire si ce
n’était pas tragique. Même les
terroristes armés leur dénient toute
représentativité !
Quand je les ai rencontrés à Genève, je
n’ai pu m’empêcher de penser : « Mais
qui sont ces gens ? Qui représentent-ils
sinon les fantasmes de leurs
commanditaires occidentaux ? » Lors des
pourparlers auxquels j’ai participé, ces
opposants ont clairement montré qu’ils
ne connaissaient rien à la Syrie et
qu’ils étaient sous influence. Un
journaliste français a révélé qu’avant
de partir à la conférence de Genève ils
ont été briefés par Ahmet Davutoglu, le
ministre turc des Affaires étrangères de
l’époque. Les instructions étaient
claires : ne surtout pas parler de la
lutte contre le terrorisme (dont on sait
aujourd’hui qu’il a été encouragé par
les autorités turques) et demander le
départ du président ainsi que la
formation d’un gouvernement de
transition. Le départ du président
Assad, c’est décidément une véritable
obsession ! Comment dialoguer avec des
gens qui se font dicter leur agenda par
des pays comme la France ou la Turquie ?
Auriez-vous de l’estime pour un
politicien français dont les positions
seraient soufflées par John Kerry ?
Robert Ford, l’ambassadeur américain, a
joué ce rôle au début de la crise en
manipulant l’opposition. La Turquie
également, ainsi que le Qatar qui a
torpillé le processus en achetant tout
le monde. Ce sont les interférences
extérieures qui ont aggravé la
situation. Même le vice-président
américain Joe Biden l’a admis récemment
(3).
F.
P. —
Seriez-vous prête, néanmoins, à leur
tendre la main ?
B. C. — Malgré tout ce qui
s’est passé, je peux vous dire que le
gouvernement syrien veut sincèrement
mettre fin à cette crise.
Nous tendons la main à tous ceux qui
aiment la Syrie et qui disposent d’une
véritable capacité de décision. Même si
le résultat n’est pas au rendez-vous,
nous devons essayer : quiconque place
l’intérêt de la Syrie en tête de ses
priorités est le bienvenu, pour l’avenir
de la Syrie. Sur le plan intérieur, nous
avons grandement progressé sur le chemin
de la réconciliation nationale : des
groupes rebelles ont accepté de déposer
les armes et de conclure des trêves,
comme à Homs au printemps 2014. Discuter
avec des gens qui veulent réellement le
bien du pays et qui ne prennent pas
leurs ordres auprès des chancelleries ou
des banquiers du Golfe me semble, somme
toute, assez normal.
F. P. — Sous l
’effet de l ’afflux des réfugiés, la
population de Damas a triplé. Mais,
malgré le canon qui retentit au loin, la
vie continue à suivre son cours, les
gens sortent, les étals des marchés sont
pleins. Cette situation peut-elle encore
durer longtemps ?
B. C. — Cette guerre a affecté
chaque citoyen syrien : il suffit de
voir tous ces immeubles, ces usines, ces
écoles et ces hôpitaux détruits. C’est
un véritable désastre. La responsabilité
en incombe d’abord et avant tout à ceux
— Turquie et Qatar en tête — qui ont
permis que déferlent en Syrie des
terroristes se réclamant de l’islam. Ce
ne sont pas des musulmans, je refuse de
leur appliquer ce terme : ce sont des
terroristes, des criminels qui sont
venus ici pour tuer et ramener notre
pays plusieurs siècles en arrière. Les
gouvernements et les médias occidentaux
ont fait, dès le début, une erreur
d’analyse. Ils n’ont eu de cesse de
réclamer le départ du président Bachar
el-Assad. On a eu droit à toutes sortes
de prophéties qui ne se sont pas
réalisées : il va tomber dans deux
semaines, dans un mois, dans un an…
Rien, dans la couverture médiatique et
dans la présentation des enjeux de la
crise syrienne, n’était vrai. Les médias
ont relayé les mensonges et les
approximations que colportaient des
télévisions arabes comme al Jazeera ou
al Arabyia. Ils ont fait preuve d’une
paresse intellectuelle qui n’est pas à
leur honneur. Bien qu’ils soient
habituellement très prompts à dénoncer
l’arbitraire, la manipulation et la
propagande, ils ont renoncé à toute
déontologie dans le traitement de la
crise syrienne.
Je vais vous dire une chose : la Syrie a
beaucoup perdu dans ce conflit. Elle a
perdu ses meilleurs hommes, elle a perdu
ses enfants, ses infrastructures, mais
l’Occident, aussi, a beaucoup perdu.
L’Occident a perdu sa crédibilité.
Franchement, comment prendre au sérieux
des gens comme Obama, Cameron ou
Hollande ? Tant de mensonges ont
circulé : on a vendu à vos opinions
publiques une opposition dite
« modérée » qui s’est avérée collaborer
avec l’État islamique ! On a fait taire
certains journalistes occidentaux parce
qu’ils disaient la vérité. Ces pratiques
vont à l’encontre de tous les principes
du journalisme. En disant cela, je ne me
livre pas à une attaque en règle ; mais,
puisque vous me donnez l’occasion de
m’exprimer, j’essaie juste d’expliquer à
vos lecteurs que la situation est bien
plus complexe qu’il n’y paraît et qu’ils
ont été floués par les médias.
F. P. — La
révolte qui a éclaté en mars 2011 a été
fermement combattue. Comprenez-vous que
les opinions publiques en Occident
puissent être choquées par la violence
de la répression ? L’armée syrienne
n’a-t-elle pas fait un usage exagéré de
la force, comme disent les spécialistes
du maintien de l ’ordre ?
B. C. — Vous savez, dès les
premières semaines du conflit, le plus
lourd tribut a été payé par les forces
de sécurité. L’existence de
manifestations pacifiques, sans être
tout à fait fausse, doit être largement
relativisée. Dès le début, certains
groupes infiltrés dans les cortèges
étaient bien décidés à provoquer une
escalade en s’en prenant frontalement
aux policiers et aux militaires. Vous
parlez d’un usage exagéré de la force.
Lorsqu’un kamikaze s’est fait exploser à
Homs devant une école, tuant cinquante
enfants de moins de 12 ans, il n’y a pas
eu la moindre protestation ni
condamnation de la part d’un
gouvernement occidental. Quand les
terroristes ont investi la ville d’Adra,
égorgeant les femmes et les enfants dont
le seul tort était d’être loyalistes,
comment voulez- vous que l’armée, qui a
en charge la sécurité du pays, réagisse
autrement que par la force ?
C’est la responsabilité d’un
gouvernement et de ses soldats de
protéger les citoyens. Moi-même, je ne
peux pas me rendre dans mon village
d’origine car il est entouré de zones
tenues par des terroristes. En France,
en 2012, lorsqu’il s’est agi de
neutraliser Mohammed Merah, la police
française a fait quasiment sauter son
appartement. Il a fini avec plusieurs
dizaines de balles dans le corps.
Quelqu’un a-t-il osé prétendre que les
forces de l’ordre avaient fait un usage
exagéré de la force ? Une opposition
armée, cela n’existe pas. Je ne pense
pas que la France tolérerait une
opposition armée. C’est une expression
qui n’a aucun sens, forgée par les
médias occidentaux. Il serait plus juste
de parler de criminels armés ou de
terroristes armés. La seule opposition
qui importe, c’est une opposition
politique. Or, mis à part le départ du
président Assad, on ne connaît à
celle-ci aucun programme.
Comment voulez-vous que les Syriens
fassent un autre choix que celui du
gouvernement ? L’Occident veut nous
enfermer dans un piège sémantique en
faisant croire que la violence vient
uniquement de notre côté. Oui, la
violence existe, mais elle est légitime.
Elle est celle que tout État souverain
peut et doit exercer sur son sol si la
sécurité et la stabilité du pays sont
menacées. Qui peut nier que ce soit le
cas en Syrie en ce moment ?
F. P. — La
soudaine émergence de l ’État islamique,
en juin dernier, a redistribué les
cartes. Les mises en scène macabres
d’exécutions d’otages occidentaux ont
bouleversé le monde. À présent, les
États-Unis semblent avoir changé de
stratégie et font désormais des groupes
terroristes en Irak et en Syrie leur
cible principale. Que pensez-vous de
cette nouvelle configuration ?
B. C. — Nous avons condamné —
et je condamne — les meurtres du
journaliste américain James Foley et de
son confrère Steven Sotloff. Nous
condamnons tous les meurtres perpétrés
par des terroristes, où qu’ils aient
lieu et quelles que soient les personnes
visées. Cette affaire montre, en tout
cas, la persistance d’une vision
ethnocentrée de l’Occident sur les
affaires du monde. Tout à coup, les
États-Unis se sont réveillés et ont
enfin compris le problème du terrorisme
en Syrie parce que l’un des leurs a été
exécuté de façon barbare. Pourtant,
depuis 2011, des dizaines de milliers de
civils loyalistes et de soldats syriens
ont été abattus et atrocement mutilés
sans que cela n’émeuve personne (4).
Aussi précieuse fût-elle, la vie de
James Foley ne doit pas vous empêcher de
vous intéresser à tous ces morts
anonymes. Alors, et alors seulement,
l’Occident sera reconnu à l’aune des
valeurs qu’il proclame et prouvera qu’il
ne s’agit pas seulement de slogans.
La montée en puissance de l’État
islamique a fait bouger les lignes et
obligé les pays occidentaux à
reconsidérer la situation. Mais je ne
crois pas que la lutte contre le
terrorisme soit vraiment prise au
sérieux. Prenez la résolution 2170 du
Conseil de sécurité (5). Elle a été
approuvée à l’unanimité. Pourquoi, dans
ces conditions, les États-Unis n’ont-ils
pas autorisé d’autres membres du Conseil
de sécurité comme la Russie ou la Chine
à se joindre à la coalition ? Au lieu de
cela, on retrouve dans ses rangs des
bailleurs de fonds de l’État islamique !
Sans compter que ladite coalition est
loin d’avoir fait ses preuves : à Ayn el
Arab (Kobané), par exemple, des
habitants modestement armés ont infligé
plus de pertes à l’EI que ce
regroupement de 70 pays aux moyens bien
supérieurs. À Genève, en février 2014,
le gouvernement de Damas avait prévenu :
l’urgence n’est pas une hypothétique
transition politique en Syrie ;
l’urgence est la lutte contre le
terrorisme qui menace la région. Il a
fallu attendre septembre 2014 pour que
les États-Unis en fassent leur priorité.
Pourquoi ne nous ont-ils pas écoutés ?
Pourquoi ne pas nous avoir crus ? De
toute façon, il y a tant d’intérêts
financiers et pétroliers en jeu que je
doute de la capacité de la
Maison-Blanche à peser sur ses alliés
traditionnels, à commencer par l’Arabie
saoudite. Quant aux gouvernements
européens, ils doivent prendre très au
sérieux ces réseaux qui expédient des
milliers de jeunes endoctrinés en Syrie,
car ces terroristes reviendront chez eux
un jour ou l’autre. Mais les plus
dangereux sont sans doute ceux qui ne
sont pas partis parce qu’ils passeront
directement à l’action chez vous…
F. P. —
Diriez-vous que, entre la France et la
Syrie, le dialogue est définitivement
rompu ?
B. C. — Nous n’avons pas
compris pourquoi la France a adopté une
position si extrême. Ce faisant, elle a
sciemment encouragé le terrorisme en
Syrie. Pour être franche, je n’y vois
qu’une seule explication : le Qatar a
acheté une partie du patrimoine français
et il exige un retour sur
investissement. Cette attitude arrogante
s’appuie sur des considérations, hélas,
bien éloignées de la démocratie ou des
droits de l’homme. Je ne pense pas
qu’elle reflète l’opinion des Français
et, d’ailleurs, nous nous gardons bien
de tout amalgame.
Les Français sont toujours les bienvenus
en Syrie. Personne ne vous dira : « Je
vous hais parce que vous êtes
français ! »
Nous faisons la différence entre le
peuple français et le gouvernement
français. Mais nous sommes déçus. Vous
avez devant vous quelqu’un qui a un
doctorat d’une université britannique,
qui a enseigné et publié de nombreux
livres aux États-Unis (6), qui a été
nominé pour le prix Nobel de la paix en
2005 et que le gouvernement américain, à
la demande de la France, voudrait
sanctionner en inscrivant son nom sur
une liste noire ! C’est aberrant…
Pourquoi un tel acharnement ? Parce que
je dis la vérité et que je ne suis pas
achetable ? Parce que je n’ai pas fait
défection ?
F. P. — La
France a été l ’un des premiers pays à
fermer son ambassade à Damas en mars
2012…
B. C. — Cette décision a été
une erreur colossale. Dans son intérêt,
la France aurait dû conserver son
ambassade en Syrie ne serait-ce que pour
se tenir au courant des événements sur
le terrain. Cela dit, quand
l’ambassadeur de France Éric Chevallier
a tenté de convaincre son ministre de
tutelle que le rapport des forces était
différent de celui qu’on décrivait dans
les journaux et que le président Assad
n’était pas près de tomber, il n’a pas
été écouté (7) ! Tout simplement parce
que ce n’était pas le discours qu’on
attendait de lui. Ce qui montre bien
qu’il y avait un plan et que, selon ce
plan, il fallait renverser le président
Assad par tous les moyens, sans tenir
compte de la réalité. Vous mesurez sans
doute le caractère inédit de la
situation : un gouvernement qui désavoue
son ambassadeur sous prétexte qu’il fait
le métier pour lequel il est payé ! Je
me souviens très bien qu’en 1996, à
l’époque où je travaillais aux côtés du
président Hafez el-Assad, celui-ci avait
imposé aux États-Unis la présence de la
France lors des pourparlers sur le
Liban. Washington avait dû accepter à
contrecoeur.
C’est vous dire combien l’attitude de la
France depuis 2011 est totalement en
décalage par rapport à ce que nous
pouvions attendre d’un pays qui connaît
aussi bien la région.
Je l’affirme en toute sincérité : nous
sommes prêts à reprendre des relations
normales avec tout le monde, y compris
avec la France. Mais ces pays devront
reconnaître la pleine souveraineté de la
Syrie et son droit inaliénable à décider
de façon autonome.
Il faut que ces relations soient fondées
sur le respect mutuel et non sur des
diktats.
F.
P. — Comment
voyez-vous l ’avenir de la Syrie ?
B. C. — C’est une bonne
question, la seule qui vaille. La crise
actuelle n’est pas seulement syrienne.
Elle est aussi régionale et
internationale. Le monde se trouve à un
moment charnière où le système
unipolaire est en train d’agoniser
tandis que le système multipolaire tarde
à se mettre en place. Le centre de
gravité se déplace vers l’Asie.
L’émergence de la Russie, de l’Inde et
de la Chine est le phénomène majeur de
ces dernières années. Quant aux
printemps arabes, aussi bien en Syrie
qu’ailleurs, ils constituent aussi une
nouvelle étape pour la région. C’est un
processus lent mais qui aboutira à la
marginalisation des idéologies
extrémistes et à l’épuisement de
l’islamisme politique. Regardez la
Tunisie, d’où est parti le mouvement.
Les élections de la fin octobre 2014 y
ont marqué la défaite du Front islamique
et la victoire des forces laïques. Voilà
la vraie nature des Arabes ! Les Arabes
ne sont pas des extrémistes. Il y a
parmi eux des nationalistes qui croient
dans le véritable islam — l’islam modéré
— et qui, comme en Syrie, sont persuadés
que chrétiens et musulmans forment une
seule nation. Ce sont ces forces qui
écriront l’avenir du monde arabe. Il
faudra sans doute dix ans pour qu’un
nouveau Moyen-Orient voie le jour mais,
quel qu’il soit, ce ne sera pas celui
que l’Occident avait imaginé. Le monde
arabe est en train de bâtir un nouveau
modèle politique séculier où la
souveraineté tiendra une place centrale.
F.
P. — Quelle
place la Syrie occupe-t-elle dans cette
recomposition régionale ?
B. C. — La Syrie est le
laboratoire de ce nouveau monde arabe.
Aux yeux d’un Marocain ou d’un Irakien,
notre pays est le Bilad el Cham, le
coeur du monde arabe. En ce moment, des
pays comme la Tunisie, l’Algérie ou
l’Égypte sont en train de normaliser
leurs relations avec Damas. Le problème
demeure celui des monarchies du Golfe
qui s’opposent à un tel rapprochement et
qui tiennent dans leur dépendance de
nombreux États de la Ligue arabe.
F. P. — Vous
êtes l ’une des plus proches
collaboratrices du président Assad. En
tant que conseiller politique, vous le
côtoyez tous les jours. Avec le recul,
comment expliquez-vous qu’il ait réussi
à se maintenir au pouvoir depuis bientôt
quatre ans ?
B. C. — La résilience du
président Assad a étonné le monde
entier, tout simplement parce que — je
le répète — l’évaluation de départ était
faussée. Les plus clairvoyants ont été
soigneusement empêchés de décrire la
réalité — votre ambassadeur en sait
quelque chose. Mais ici nous savions
très bien que le président Assad ne
quitterait jamais la Syrie. Lorsqu’il
est venu à Damas, l’émissaire de l’ON U
Lakhdar Brahimi lui a proposé l’asile
politique en Égypte ou en Algérie. Cette
initiative ridicule trahit une profonde
méconnaissance du pays et de la
personnalité du président.
Je vais vous raconter une histoire que
peu de gens connaissent.
Pendant la Première Guerre mondiale, le
grand-père du président Bachar el-Assad,
Ali, vivait à Qardaha, le berceau de la
famille Assad. Des réfugiés chrétiens,
qui fuyaient le génocide perpétré par
les Turcs, se sont présentés aux portes
du village. Eh bien, contre l’avis de
tous, Ali a obligé les villageois à les
accueillir. C’est la raison pour
laquelle il y a encore de nos jours des
chrétiens à Qardaha. Un Assad ne cède
jamais aux pressions.
Le président n’abandonnera jamais sa
charge, car sa responsabilité est celle
que lui ont confiée les Syriens. Comme
il l’a rappelé, il vivra et mourra dans
son pays. C’est aussi simple que cela.
Sur le plan personnel, tous ceux qui
l’ont approché, y compris des
journalistes occidentaux, vous diront
qu’il s’agit d’un homme modeste, très
accessible, qui ne rechigne pas à aller
au contact de la population. En un mot,
un homme bien éloigné des caricatures
dont on l’affuble à l’extérieur.
* Conseillère politique
du président Bachar el-Assad.
** Chercheur associé à
l’équipe « Monde arabe Méditerranée » de
l’université François Rabelais (Tours).
Auteur, entre autres publications, de :
Syrie. Pourquoi l’Occident s’est trompé,
Éditions du Rocher, 2014.
Notes
(1) Il existe un
fonds spécial, abondé par le Qatar à
hauteur de 300 millions de dollars,
(2)
Le terme revient à quinze reprises dans
le discours prononcé le 16 juillet 2014
par le président syrien. « Faisons donc
en sorte que la lutte contre la
corruption devienne notre priorité, non
seulement pour les autorités concernées,
mais pour chacun d’entre nous. Ne nous
contentons pas d’en parler,
attaquons-nous à ses racines, et cessons
de nous accrocher à ses branches ! »
(3)
Le 1er octobre 2014, le vice-président
américain déclare devant des étudiants
de Harvard : « Notre plus gros problème,
ce sont nos alliés dans la région. Les
Turcs sont de grands amis, ainsi que les
Saoudiens et les résidents des Émirats
arabes unis. Mais leur seul intérêt
était de renverser le président syrien
Bachar el-Assad et, pour cela, ils ont
mené une guerre par procuration entre
les sunnites et les chiites et ont
fourni des centaines de millions de
dollars et des dizaines de milliers de
tonnes d’armes à tous ceux qui acceptent
de lutter contre Bachar el-Assad. »
(4)
Il est très difficile d’évaluer le
nombre des victimes du conflit syrien,
mais les estimations courantes tournent
autour de 220 000 morts. Certains
experts pensent qu’en l’absence de tout
décompte officiel ces chiffres
pourraient être sous-estimés.
(5)
Adoptée à l’unanimité par le Conseil de
sécurité de l’ONU le 15 août 2014, cette
résolution est intitulée : « Menaces
contre la paix et la sécurité
internationales résultant d’actes de
terrorisme. » Elle condamne les
exactions de l’État islamique et appelle
à une intervention contre l’organisation
terroriste.
(6)
Both right and left hand. Arab women
talk about their lives, First Midland
Book Edition, New York, 1988 ; Voices
revealed, Arab women novelists
1898-2000, Lynne Rienner Publisher, New
York, 2009.
(7)
Voir : Frédéric Pichon, Syrie. Pourquoi
l’Occident s’est trompé, Éditions du
Rocher, 2014 ; Christian Chesnot et
Georges Malbrunot, Les Chemins de Damas,
Robert Laffont, 2014.* Conseillère
politique du président Bachar el-Assad.
Source :
https://groupegaullistesceaux.wordpress.com/2015/02/07/entretien-avec-bouthaina-chaabane/
Le
dossier Syrie
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