Entretien
avec le professeur Angelo Del Boca,
historien du colonialisme italien et
spécialiste de la Libye
Libye : « Le pays
n'existe plus, il s'est désormais
somalisé »
Tommaso Di Francesco
Vendredi 11 octobre 2013
Comment jugez-vous la séquestration par
les milices armées du premier ministre
libyen Ali Zeidan, ensuite libéré ?
A. Del Boca : C’est un affrontement
de pouvoirs. Cela fait partie du chaos
dans lequel la Libye est tombée après la
guerre de l’OTAN qui a déposé Khadafi,
de façon sanglante. Je ne suis pas du
tout surpris par cette séquestration.
L’an dernier, quand Anwar Fekini,
figure importante de l’opposition en
exil (et petit-fils de Mohammed Fekini
protagoniste de la révolte contre
l’occupation italienne du début du 20ème
siècle) devait devenir premier ministre,
j’ai essayé de l’en dissuader. Il était
réticent à mes suggestions mais il m’a
récemment remercié en me disant : « Tu
m’as sauvé la vie ».
Qu’est-il arrivé en Libye depuis le
meurtre de Khadafi en octobre 2011 ?
A. Del Boca : Il y a eu une
prolifération des milices armées.
D’après des estimations des services de
renseignements étasuniens elles sont
plus de 500 et effroyables.
La Maison Blanche elle-même, qui avait fourni son
aviation à ces insurgés, en a fait la
douloureuse expérience le 11 septembre
2012, quand les djihadistes ont attaqué
le consulat étasunien à Bengazi et
assassiné leur ambassadeur Chris Stevens
et trois autres fonctionnaires
étasuniens. Dans les milices le poids
des djihadistes est très fort. Ainsi,
après la capture ces jours-ci par des
forces spéciales étasuniennes du présumé
dirigeant d’Al Qaeda, Abu Anas-Al Liby,
très en vue dans le soulèvement libyen,
la « riposte » des milices les plus
islamistes a éclaté. Qui envoie dire à
Washington : vous avez fait une
arrestation arbitraire, contre notre
souveraineté.
La veille Ali Zeidan avait
démenti toute aval de Tripoli à
l’opération.
Mais le secrétaire d’Etat Kerry
l’a démenti quelques heures après, en
révélant que le gouvernement libyen
avait donné son consentement.
Je tiens à rappeler un élément
qui peut faire comprendre la collusion
entre les milices et le gouvernement en
Libye. Ali Zeidan est, étrangement, un
homme très riche et il y a un mois
seulement il a offert un milliard de
dollars aux milices de Misrata, qui sont
considérées comme les plus fortes et les
plus radicales.
Peut-on dire que la crise en cours en
Libye est, en quelque sorte, aussi une
crise italienne, en ceci qu’elle met
aussi en cause nos responsabilités
politiques ?
A. Del Boca : Certainement. Je
m’explique. Ces jours-ci j’ai essayé à
plusieurs reprises de me mettre en
contact avec le président Letta pour le
conseiller. Parce que Letta a commis une
erreur très grave : il a offert la
disponibilité de l’Italie au président
étasunien Obama qui lui a demandé, du
fait de notre proximité et de notre
histoire,
de s’engager plus encore dans la
crise libyenne. Comment ? En remettant
sur pied l’armée et la police en Libye,
en reconstituant les institutions et,
surtout,
« en désarmant les milices ».
Mais accepter cette « désarmante » et
déconcertante requête voudrait dire se
préparer de fait à la troisième invasion
italienne de la Libye. Car, toujours selon les
services étasuniens, les plus de 500
milices correspondent à environ 30mille
hommes armés jusqu’aux dents, avec des
cannons et des blindés. Une véritable
armée aguerrie. Avec un trafic d’armes
incessant et massif vers la
déstabilisation d’aires décisives comme
Syrie, Sinaï (Egypte), nord du Mali,
Tunisie et Algérie.
Mais, comme si ça n’était pas
suffisant, il y a aussi deux autres
questions, plus graves encore, qui
mettent en ce moment en cause l’Italie.
En premier lieu, le fait que les
Etats-Unis, face à la situation
libyenne, ont décidé d’envoyer des
forces spéciales –dès à présent plus de
200 marines- dans la base (étasunienne)
de Sigonella (Sicile). Pourquoi le
gouvernement Letta-Alfano est-il
silencieux à ce sujet ? Il devrait au
contraire prendre position, parce que
l’intention étasunienne équivaut de fait
à l’ouverture d’un front en Libye de
guerre « couverte ». On doit tout ça aux
pays de l’Otan et aux Etats-Unis qui
avec la guerre de 2011 ont transformé la Libye en une nouvelle Somalie de 1993-94, quand
celle-ci fut abandonnée par les troupes
étasuniennes et italiennes, après
l’aventure guerrière qu’ils avaient
vendue comme « humanitaire ». En somme,
la Libye
que nous avons connue n’existe plus,
elle s’est « somalisée » et avec des
circonstances aggravantes pour nous
parce que c’est une « somalie » qui est
en face de nos rives méditerranéennes.
Et le président Letta veut y retourner
« pour désarmer »…
Et il y a aussi le massacre de
Lampedusa…
A. Del Boca : Oui, parce qu’il y a
l’autre épisode dramatique des migrants
en fuite de la grande Afrique de
l’intérieur, fuite de la misère, de la
faim, des guerres activées pour des
intérêts occidentaux sur de gigantesques
richesses minières et sources d’énergie.
Il y a deux jours, justement, en
pleine syntonie criminelle avec le
massacre de Lampedusa, et avec l’aval du
gouvernement italien, l’état-major de la Guardia di Finanza (douanes
italiennes) et des Gardes côtes
nationales a signé « un accord avec les
autorités libyennes » -lesquelles ?-
pour patrouiller conjointement les ports
libyens. On peut se demander : avec
quelles milices, avec quels leaders
djihadistes avons-nous signé ce pacte
incroyable, à qui avons-nous promis de
l’argent italien pour arrêter
militairement les désespérés qui fuient
sur des embarcations dans la Méditerranée ?
Edition de vendredi
11 octobre 2013 de
il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/attualita/notizie/mricN/9985/
Traduit de l’italien par Marie-Ange
Patrizio
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