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Élections présidentielles 2007
Pourquoi
est-il important de bloquer Sarkozy ?
Jean Bricmont
Beaucoup
de gens de la « gauche de gauche » semblent hésiter
à se mobiliser à fond pour faire barrage à Nicolas Sarkozy, ou,
à tout le moins, à limiter les dégâts, c’est-à-dire en
pratique, à voter et à encourager à voter pour Ségolène
Royal. Je ne peux pas le prouver, mais je suis convaincu que
l’immense majorité des progressistes et des amis de la France
à l’étranger, de la Russie au Venezuela, en passant par le
Moyen-Orient, sont atterrés par cette attitude, et cela pour une
raison très simple : ils ont en face d’eux, dans leur
pays, une droite qui sait ce qu’elle veut et qui veut Sarkozy.
Les gouvernements américains et israéliens veulent Sarkozy. Bien
sûr, ils s’accommoderont de Ségolène Royal, mais, si elle
gagne, ce ne sera pas leur
victoire. La victoire de Sarkozy sera une nouvelle révolution
« colorée », après la Serbie, le Liban, l’Ukraine,
une victoire obtenue par une manipulation médiatique massive-sur
les thèmes de l’insécurité et du déclin.
Il y a trois facteurs qui empêchent la
mobilisation contre Sarkozy : une sous-estimation de la
dimension symbolique des luttes, une vision essentialiste des
partis politiques et une attitude quasi-religieuse vis-à-vis du
vote. Commençons par le premier point, qui est le plus important
et le plus long à discuter.
En
gros, on peut dire que la gauche, lorsqu’elle n’a pas de
projet politique autonome, et elle n’en n’a plus depuis le
tournant de la rigueur sous Mitterrand en 1983, fait la même
politique que la droite, mais en traînant les pieds et avec moins
d’éclat. L’inconvénient de la gauche au pouvoir, c’est
qu’elle réussit souvent mieux que la droite à museler le
mouvement social. C’est pourquoi il est souvent légitime de
dire « blanc bonnet et bonnet blanc » lors d’une
confrontation gauche-droite et de s’abstenir. Ce serait sans
doute le cas si on avait affaire à un affrontement Chirac-Royal,
par exemple. Mais, bien que ce soit impossible à prouver, il est
probable que, si Gore avait été élu à la place de Bush en
2000, des centaines de milliers d’Irakiens seraient encore
vivants, ce qui n’est pas un détail. La question du « blanc
bonnet et bonnet blanc » ou du « vote utile » dépend
des circonstances, et ne peut pas être tranchée a priori.
Ce
qui caractérise Sarkozy, c’est qu’il sort du cadre habituel
des politiciens de la 5ème République, comme Le Pen
si on veut, sauf qu’il est un Le Pen éligible. Aucun politicien
« normal » n’a sa vulgarité (racaille, Karscher
etc.), digne d’un Berlusconi. Aucun politicien « normal »
ne fait à ce point allégeance aux États-Unis et à Israël.
Aucun politicien « normal » ne parle de Jeanne d’Arc
ou du christianisme comme il le fait. Aucun politicien « normal »
n’a fondé à ce point sa carrière sur les médias, ainsi que
sur l’exploitation des thèmes de la sécurité et du déclin.
Il faut aussi comprendre que si tant de gens de droite le
craignent et voudraient l’arrêter (de Chirac à Bayrou),
c’est parce que, contrairement à beaucoup de gens de gauche,
ils le connaissent personnellement, et qu’en termes d’ambition
personnelle et de caractère, il est aussi hors norme. On peut très
bien être de droite et hésiter à confier à Sarkozy le feu nucléaire.
Ce
qui caractérise aussi Sarkozy, et c’est ici que la lutte se
joue au niveau des symboles, c’est qu’il est l’espoir de la
réaction au niveau mondial. Les Français, vivant dans un pays
capitaliste et « mondialisé », en réalité pas très
différent des autres, ne comprennent pas toujours bien comment la
France est perçue à l’étranger. Elle y est vue comme le seul
pays européen important qui résiste à l’hégémonie
culturelle et politique américaine, qui continue à considérer
l’égalité comme un idéal, et qui est un bastion de la laïcité.
Bien sûr, comme toutes les images, celle-ci est à la fois
surfaite et basée sur des réalités historiques. Néanmoins, la
victoire de Sarkozy sera vue comme la victoire de la France de la
Restauration, de Versailles et de Vichy sur l’autre France,
celle de la Révolution, de la Commune et de la Libération, que
les bourgeoisies du monde entier détestent.
Bien
sûr Royal ne fera pas une « autre politique », et
certainement pas une politique progressiste. Mais c’est elle la
candidate de la continuité, et Sarkozy celui du bouleversement (réactionnaire)
et c’est bien pour éviter le pire qu’il faut voter Royal. Il
faut également situer le problème dans un cadre plus général-
celui de la crise du néo-libéralisme au niveau mondial et de
l’échec du projet néo-conservateur au Moyen-Orient. Même la
banque mondiale ne défend plus le consensus de Washington, et, en
Amérique Latine, le rejet populaire du néo-libéralisme est général.
Aux États-Unis les seules questions que l’on se pose, parmi les
dirigeants, c’est comment quitter l’Irak sans perdre trop de
plumes, arrêter le déclin du dollar et stopper la crise de
l’immobilier.
Évidemment,
vu que la politique néo-libérale a été verrouillée au niveau
européen par le Traité de Maastricht, aucune autre politique
n’est possible, à moins de changements bien plus radicaux que
ce qu’une élection peut produire. Mais ce qui est important, et
qui donne un certain espoir pour l’avenir, c’est que les
mouvements populaires en Amérique Latine, le mouvement
altermondialiste, et les résistances au Moyen-Orient ont provoqué
une crise dans l’offensive pro-capitaliste et pro-impérialiste
commencée avec Reagan et Thatcher à la fin des années 70, et à
laquelle la gauche européenne (toutes tendances confondues) n’a
jamais trouvé de réponse. En France, la droite comme la gauche
ont essentiellement suivi un mouvement réactionnaire global, mais
sans véritable enthousiasme et certainement sans en prendre
l’initiative ou la direction. En France, le seul vrai croyant,
le seul analogue français de Reagan, Thatcher, Blair ou Bush,
c’est Sarkozy. Il serait paradoxal, et catastrophique pour les
luttes dans le reste du monde, que le « modèle »
ultra-réactionnaire qui domine le monde depuis près de trente
ans, finisse par triompher en France, au moment même où il fait
eau partout ailleurs.
Beaucoup de gens invoquent les diverses
« trahisons » du parti socialiste (guerre d’Algérie,
Mitterrand, guerre du Kosovo) pour ne pas voter Royal. Mais le
parti socialiste, comme les autres partis et comme d’ailleurs
les parlements, est une « caisse d’enregistrement »
qui réagit aux mouvements idéologiques et sociaux qui se passent
en dehors de lui. Le parti socialiste a aussi participé au Front
Populaire et à la création de la sécurité sociale. Bien sûr,
il ne fera rien d’aussi progressiste aujourd’hui, parce que
les circonstances ne l’y contraignent pas, mais un vote Royal
sans illusions permettrait d’éviter le pire, surtout vis-à-vis
de l’étranger, et de continuer à reconstruire un véritable
mouvement social, en dehors du PS.
Finalement,
il est curieux de remarquer que ce sont souvent ceux qui dénoncent
le plus violemment les « illusions du cirque électoral »,
et qui en tirent argument pour ne pas voter, qui sont en fait les
principales victimes de ces illusions. En effet, si la démocratie
représentative, combinée à la concentration des moyens
d’information entre des mains privées, est effectivement très
imparfaite, c’est une raison de plus pour ne pas sacraliser le
vote et, par conséquent, pour voter. Il ne faut pas voir le vote
comme une délégation (ou abdication) de pouvoir (comme le veut
le discours dominant sur la démocratie), mais comme une forme de
lutte parmi d’autres, au même titre que signer une pétition ou
manifester. Il est parfaitement cohérent de voter pour X demain,
comme « moindre mal », et de
lutter contre sa politique après-demain.
La
« gauche de gauche » doit utiliser le 1er
mai pour lancer une gigantesque mobilisation contre Sarkozy, non
pas en effrayant les gens par des discours radicaux, comme elle
aime tant le faire, mais en expliquant patiemment que sa politique
non seulement ne va pas sauver la France, mais, au contraire, va
en faire le dernier pays à subir l’expérience amère d’une
thérapie de choc et d’un alignement sur Washington qui sont peu
à peu rejetés partout ailleurs.
Jean Bricmont est professeur de
physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique).
Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan
Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « À l’ombre des Lumières
», avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003), Impérialisme
humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du
plus fort ? - préface de François Houtart, (Aden octobre 2005).
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