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François Bayrou
La tragédie
du Proche-Orient
Prononcé par : François
Bayrou le : 7 septembre 2006
Face à l’Iran, les démocraties de la
planète se trouvent devant une question plus grave qu’aucune de
celles qu’elles ont eu à traiter depuis des décennies. Une
question aussi lourde que la question qui fut posée à nos pères
le jour du réarmement de l’Allemagne ou le jour de Munich.
Pendant ce temps, les pays européens jouent la carte du chacun
pour soi. Tant que nous adopterons cette attitude, ne nous étonnons
pas que notre division nous condamne à l’évanescence, alors
qu’un drame d’épouvante se déroule au Darfour…
Discours de François Bayrou
Débat sur la situation au Proche-Orient et la
participation de la France à la mise en oeuvre de la résolution
1701
Assemblé nationale - 07.09.06
(Seul le prononcé fait foi)
Monsieur le Président,
Monsieur le Premier ministre,
Mes chers collègues,
Nous sommes à l’entracte de la tragédie du
Proche-Orient 2006. Un acte vient de s’achever. Un acte
commence. Et c’est la même tragédie qui se poursuit.
L’acte I de la guerre 2006 s’est achevé au moment où la résolution
1701, dans la rédaction de laquelle la France a joué un rôle
positif, a mis un terme au plus brûlant du conflit. Mais l’acte
II commence et son issue n’est pas définie. Nous l’espérons
positive. Mais elle peut être aussi inquiétante et dangereuse
selon que nous saurons, ou non, faire évoluer la situation sur le
terrain.
Il faut commencer par dire ceci : ce conflit,
cet affrontement, ne pouvait être, qu’un cas de conscience pour
la France.
Car la politique de la France peut connaître des hésitations et
des éclipses. Elle peut être plus ou moins lisible. Mais il y a
au travers du temps et des dirigeants des constantes à la
politique française.
La France a un lien avec les trois protagonistes du conflit :
un lien avec Israël, un lien fort, impossible à briser. La
France a un lien avec le peuple palestinien. Et la France a un
lien avec le Liban, celui-là aussi impossible à oublier,
impossible à éluder.
La France qui dépasse les aléas de la politique, veut
l’existence, la paix et la sécurité d’Israël !
La France voit un lien entre l’existence, la paix, la sécurité
d’Israël avec l’équilibre du monde.
Non pas seulement parce que des résolutions diplomatiques ont été
prises, depuis 1948, qui ont donné force de loi internationale à
cette existence.
Mais parce que la France a vécu comme une blessure pour
l’ensemble de l’humanité, une blessure pour le visage du
monde, le sort fait pendant des siècles à ce peuple d’exilés,
à ce peuple sans terre, sort qui a débouché, dans la folie hitlérienne
et nazie, jusqu’à une shoah, une catastrophe à l’échelle de
l’humanité. C’est une blessure pour l’ensemble de
l’humanité qu’une tentative délirante et planifiée, en
Europe, sur notre terre, chez nous, et parfois avec l’aide et la
complicité de nos compatriotes, ait décidé et réalisé
l’extermination des femmes, des enfants, des malades, des filles
et des garçons, des sages et des savants, et jusqu’au plus
ordinaire des enfants du peuple juif.
De cela, nous nous sentons débiteurs. Non pas à l’égard du
seul peuple juif. Mais à l’égard du peuple humain.
C’est pourquoi nous considérons, nous la France, la France
au-dessus des péripéties de l’Histoire, nous considérons que
la décision qui s’est forgée dans le peuple juif de retrouver
une terre, un foyer et une patrie, est une décision dont
l’humanité est solidaire.
Ceux qui si longtemps avaient enduré, ceux que si longtemps on
avait pliés, ceux qui n’avaient pas d’armes, et dont les
mains étaient nues se sont levés, à bout de désespoir, et
d’humiliation et d’infinie douleur et ont dit « plus
jamais ». Et ils ont dit « plus jamais » non
seulement au nom des victimes de Dachau, d’Auschwitz, de Drancy
ou de Gurs, mais au nom des générations humiliées, dans la
suite des siècles.
La France doit être solidaire de ce « plus jamais ».
Et pourtant, de ce même mouvement, nous
n’ignorons rien des souffrances que cette décision a fait naître.
Nous savons bien qu’il y avait sur cette terre d’élection non
pas seulement le désert - comme on dit quelques fois - mais des
familles, des femmes et des enfants et des hommes faits et des
vieillards que cette catastrophe a touchés eux aussi, bien
qu’ils n’y eussent aucune part. Et que ceux-là aussi, peuple
de Palestine, sont des victimes, et ont bien le droit de dire
« plus jamais ».
Voilà pourquoi la France considère que l’équilibre nouveau à
trouver entre l’État qu’ont formé les humiliés juifs
d’hier et l’État que doivent former les humiliés
palestiniens d’aujourd’hui, cet équilibre importe à
l’ensemble de l’humanité.
Et la France a un lien indissoluble avec le Liban.
Sans la France, le Liban n’existerait pas. C’est la France qui
a pris la responsabilité historique de donner une chance à
l’indépendance libanaise face à la revendication de Grande
Syrie. C’est la France qui plus d’un siècle auparavant avait
protégé le Mont Liban pour en faire une province autonome de
l’empire ottoman. Et c’est la France qui a servi de garant à
cette idée historique de faire une communauté nationale d’un
peuple éclaté entre tant de communautés, liées par un contrat
complexe. Cette fidélité, faut-il le rappeler, a été lourde de
conséquences pour notre pays. Dois-je le rappeler, la France a vu
son ambassadeur, Louis Delamarre, assassiné le 4 septembre 1981
parce que la France voulait qu’on sorte de la guerre civile.
Dois-je le rappeler, la France, le 23 octobre 1983, à 6 h15 du
matin, a payé le lourd tribut de 58 hommes dans l’attentat du
Drakkar. C’est le lien indissoluble de la France au Liban, pour
qui la langue française est une seconde patrie…
C’est pourquoi pour la France cette guerre a été
d’emblée vécue comme une épreuve.
Autant le dire clairement, nous avons pour l’essentiel apprécié
l’équilibre de la ligne fixée par le Président de la République
et nous avons soutenu cette ligne dès les premiers jours où elle
s’est exprimée.
Nous avons apprécié que le président de la République exprime
très clairement, le 14 juillet, la responsabilité du Hezbollah
dans l’explosion du conflit. Tirs de missiles à Safed, à
Nahariya. Enlèvement de deux soldats, après l’enlèvement
d’un premier soldat franco-israélien près de Gaza. Cette ligne
était claire et juste.
Chemin faisant, nous avons eu un désaccord grave sur un point :
nous avons trouvé déplacés et dangereux les signes multipliés
en direction de l’Iran. Que le ministre français des Affaires
étrangères se rende à l’ambassade d’Iran à Beyrouth et délivre
de surcroît un brevet de respectabilité en désignant l’Iran
comme « une puissance stabilisatrice dans la région »
nous a paru un risque que la France n’aurait pas dû prendre.
Nous avons suivi les péripéties de la décision de participation
à la Finul. Décision revendiquée d’abord, puis éludée, puis
enfin assumée. Et nous avons compris, au terme de ce processus,
les interrogations que la France avait exprimées et que vous avez
rappelées Monsieur le Premier ministre à cette tribune.
Nous soutenons cette issue, avec une question qui
n’est pas une question de principe, qui est la première
question politique de ce deuxième acte. Nous sommes tous
d’accord sur la démarche consistant à reconstruire le Liban et
à demander à la communauté internationale d’aider ce pays, en
particulier devant le drame et la menace que représentent pour
des centaines de milliers de Libanais les mines antipersonnel et
les résidus de bombe à fragmentation.
Mais il y a une question politique : Quel est exactement le
mandat de la Finul ?
Si le mandat de la Finul est le même que le mandat précédent,
la Finul-2, la deuxième force des Nations Unies au Liban, ne
servira pas davantage que la Finul-1, la première force. Et
l’on risque, sous les yeux même des contingents armés de l’ONU,
d’assister au réarmement de la milice du Hezbollah.
Ceci ne serait pas conforme à la lettre, et pas davantage à
l’esprit, des résolutions des Nations unies. La résolution
1559 qui oblige au désarmement effectif des milices et à
l’exercice de l’autorité sur le terrain de l’armée
libanaise. Et la résolution 1701 qui indique l’armée libanaise
comme seule autorité légitime au Liban en matière de sécurité.
Et surtout, ce serait un risque immense pour le Liban, pour Israël,
et pour la paix. Cela signifierait qu’une faction, qui vise
ouvertement la destruction d’Israël, s’arroge, sur le
terrain, la domination sur une région d’un pays souverain. Et
on voit bien les conséquences, en déconsidération des Nations
unies, de déstabilisation de la région et du Liban tout entier
que supposerait cette acceptation.
Les mots qui ont été prononcés sur ce sujet sont des mots
vagues, diplomatiques sans doute. Leur flou recèle un monde de
menaces. Nous demandons que ces menaces soient prises en considération,
à leur juste poids, et qu’il y soit mis un terme. Le réarmement
des milices, ce serait l’échec assuré pour la politique nécessaire
de paix et de restauration de la souveraineté d’un Liban indépendant.
Je voudrais conclure par deux considérations plus
lourdes encore de conséquences, si c’est possible.
La première concerne l’Iran. Les démocraties de la planète se
trouvent devant une question plus grave qu’aucune de celles
qu’elles ont eu à traiter depuis des décennies. Une question
aussi lourde que la question qui fut posée à nos pères le jour
du réarmement de l’Allemagne ou le jour de Munich.
De la même autorité politique, exprimée par la même voix,
celle du président iranien Monsieur Ahmadinejad, viennent
aujourd’hui, sans ambiguïté, une décision et une affirmation
qui mettent en danger l’ordre mondial.
Les gouvernants iraniens actuels sont engagés dans une double
obsession mortifère : l’appel sans ambiguïté à la
destruction d’Israël ; et la décision d’acquérir la
puissance nucléaire. Et l’obsession de la destruction d’Israël
donne à l’obsession nucléaire sa portée et son sens, sa véritable
dimension.
Quand le Président iranien déclare en juillet : « le
problème fondamental du monde musulman est l’existence du régime
sioniste qui doit être éliminé ». Quand il déclare en
octobre dernier : « comme l’a dit l’imam Khomeiny,
Israël doit être rayé de la carte… La nation musulmane ne
permettra pas à son ennemi historique de vivre en son cœur même. »,
ce qu’il dit ne peut être ignoré, et ne peut pas ne pas être
mis en rapport avec la question du contrôle de l’arme nucléaire.
Les démocraties sont donc devant une question
qu’elles ne pourront éluder.
Est-ce qu’elles acceptent le fait accompli ou en train de
s’accomplir, ou est-ce qu’elles disent non ?
Est-ce qu’elles acceptent de considérer que la question qui
leur est posée doit trouver une réponse, ou est-ce qu’elles éludent
la réponse…
Est-ce qu’elles recommencent Munich, 1938 en 2006, ou est-ce
qu’elles manifestent la détermination et la solidarité des démocraties ?
Les démocraties ne peuvent pas accepter la prolifération nucléaire.
Les démocraties ne peuvent pas accepter la prolifération nucléaire
de surcroît dans un pays qui affirme haut et fort qu’il faut en
détruire un autre.
Le peuple iranien ne peut entendre cette détermination que si
nous l’exprimons sans ambiguïté.
Si les démocraties l’expriment ensemble et si spécialement,
nous l’exprimons, nous la France, dont le monde sait que la voix
a su se faire entendre, par votre bouche Monsieur le Premier
ministre, lorsqu’il s’agissait de résister à l’inexorable
mécanique de la décision américaine préparant la guerre en
Irak.
Au lendemain de Munich, Winston Churchill a eu une phrase que
personne ne peut oublier. Alors que le peuple britannique fait une
ovation à Chamberlain, lui dit : « vous avez voulu éviter
la guerre au prix du déshonneur ; vous avez le déshonneur
et vous aurez la guerre. » Et à Paris, un jeune professeur
d’histoire, signait un éditorial dans un petit journal qui
s’appelait l’Aube. Ce jeune professeur d’histoire allait
connaître un destin glorieux d’abord et controversé ensuite.
Mais la suite n’efface pas pour Georges Bidault la gloire et
l’honneur d’avoir été, à la suite de Jean Moulin, le président
du Conseil national de la Résistance. Le 30 septembre 1938 au
matin, dans l’Aube, excédé de l’applaudissement unanime que
toute la classe politique, et tout le pays, réservent à
Daladier, Georges Bidault écrit cette autre phrase que je
trouve sublime et qui fait écho aux mots de Churchill :
« lorsqu’il s’agit de dire non, le meilleur moment,
c’est le premier… »
Encore eux ne savaient pas la suite… Nous, nous savons.
Nous demandons donc aux gouvernants français que
vous êtes d’être fermement du côté du refus, du côté de la
solidarité avec tous ceux qui diront non.
Et la dernière réflexion concerne l’Europe.
J’ai été frappé, et vous aussi sans doute, du caractère
distrait de notre démarche européenne pendant cette période.
Nous n’avons accepté de réunion européenne en fait que quand
tout fut fini, et nous avons pris soin d’annoncer l’ensemble
de nos décisions nationale à la télévision la veille au soir
de la réunion européenne.
Les nations européennes ont fait comme nous, elles ont joué leur
carte diplomatique, bien ou mal. Mais pour l’essentiel, elles
ont joué cette carte chacun pour soi. Tant que nous adopterons
cette attitude, ne nous étonnons pas que notre division nous
condamne à l’évanescence. Les européens envoient les troupes
et l’argent, mais ce sont les américains qui trop souvent décident !
La France devrait être celle qui propose d’utiliser la capacité
diplomatique de chacun au sein d’une démarche réfléchie et
travaillée en commun.
Le jour où l’Europe s’éveillera, le monde changera de face.
Et la France est la seule qui puisse donner le signal de cet éveil
de l’Europe.
J’ai achevé l’intervention que j’avais préparée
à propos du Proche-Orient, mais je veux avant de conclure,
monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre des affaires étrangères,
vous demander, au nom de la représentation nationale, de faire en
sorte que ce qui se passe au Darfour depuis quelques jours ne
demeure pas ignoré. Les événements, le refus par le
gouvernement de Khartoum d’accepter l’intervention de soldats
de l’ONU, et le déclenchement d’une opération militaire extrêmement
dure dans la partie nord du Darfour méritent, me semble-t-il, que
la France et le Gouvernement saisissent l’occasion de cette déclaration
pour dire où nous en sommes et ce que nous allons faire. Nous
sommes nombreux à considérer que quelque chose de grave est en
train de se nouer, qui n’est d’ailleurs pas étranger au sujet
que nous avons eu à traiter aujourd’hui et qui mérite la
mobilisation du pays.
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