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RIA Novosti
Fidel va mieux, Cuba se porte comme
toujours
Piotr Romanov
Photo RIA Novosti
Jeudi 31 mai 2007
Depuis des mois déjà, Cuba est privé de son commandante, tel
un navire à la dérive sans capitaine sur le pont: Fidel
convalescent communique encore avec son peuple par messages. La
maladie a obligé le président cubain à céder l'intérim à son
frère Raul, ministre de la Défense. Quoi qu'il en soit, Raul
Castro n'est pas un homme public. Ce n'est ni un politique ni un
tribun, mais seulement un fonctionnaire d'Etat de très haut rang.
Qui plus est, sa cote de popularité n'est pas comparable à celle
de son frère Fidel. Force est de reconnaître que les Cubains
n'ont pas l'habitude de vivre sans chef. Cependant, la vie
continue, et en l'absence du père de la nation, ses enfants se
sont mis à réfléchir à l'inexorabilité du destin et à
l'imminence des changements à venir. Ce travail de réflexion
s'est avéré loin d'être simple, ce qui est d'ailleurs facile à
comprendre car depuis presque 50 ans d'affilée c'est le
commandante qui réfléchissait pour le pays tout entier.
Tout porte à croire que Fidel est effectivement en voie de
convalescence, bien que lente. Néanmoins, ce n'est sans doute pas
le retour de Castro sur la scène politique qui serait la
meilleure variante pour Cuba, mais, par contre, le départ définitif
du patriarche, sa retraite qui ouvrirait la voie des réformes
dans le pays. Si, de surcroît, Raoul Castro, 75 ans, se retire,
lui aussi, en imitant son frère, et se consacre entièrement à
la culture des roses, par exemple, les chances de sérieuses réformes
à Cuba ne feraient qu'augmenter. Malheureusement, c'est un scénario
si optimiste qu'il évoque plus un désir que la réalité. Néanmoins,
il est tout à fait évident que plus les réformes seront repoussées,
plus la vie des Cubains sera dure.
Il n'y a pas longtemps, le Journal officiel a publié de
nouveaux amendements aux règles de sortie des Cubains en dehors
de l'Ile de la Liberté. Si auparavant, par exemple, un simple
Cubain pouvait se rendre à l'étranger (il ne s'agit évidemment
pas des voyages d'officiels) à l'invitation de ses connaissances,
amis ou parents, désormais seules les invitations des parents les
plus proches sont valables. Autrement dit, les parents peuvent
inviter leurs enfants et vice versa. Et c'est tout. Par conséquent,
si vous avez un vieil ami à Cuba, vous ne pourrez plus
l'accueillir à Moscou. Pour pouvoir le rencontrer, il vous faudra
aller à La Havane.
Or, la plupart des Cubains semblent s'être déjà habitués
aux restrictions politiques en tout genre. Toujours est-il qu'en
espérant des changements, les Cubains parlent beaucoup plus
souvent de leurs difficultés économiques que de la politique.
Cela se rapporte du moins aux Cubains avec qui j'ai eu l'occasion
de m'entretenir depuis ces deux dernières semaines. Somme toute,
les Cubains contournent les obstacles, les entraves et les
restrictions politiques, tout comme les Russes l'avaient fait du
temps de l'Union Soviétique. Les dissidents les plus
intransigeants fuient le pays d'une façon ou d'une autre, alors
que les autres s'adaptent à la vie, en passant dans une
"clandestinité d'alcôve" où on peut prendre la liberté
d'exprimer ce que l'on pense "parmi les siens".
Si, par exemple, les autorités interdisent aux Cubains d'avoir
un propre téléphone portable, ils se débrouillent pour trouver
un étranger qui en achète un en son nom pour le céder par la
suite sous forme de location à l'insulaire. Il est évident que
les autorités cubaines n'ignorent rien de cette petite
escroquerie de leurs citoyens, mais préfèrent fermer les yeux
avec indifférence. C'est un socialisme typique en phase
terminale, quand le respect formel des interdictions compte plus
que la mise en application effective des lois, alors que la
manifestation de la loyauté prend le pas sur la conviction intérieure.
Evoquant les problèmes économiques du pays, pratiquement
chaque Cubain se souvient avant tout du blocus américain, ce qui
s'explique très facilement sur le plan psychologique. Pourtant,
ce blocus économique que les Etats-Unis imposent à Cuba n'est
pas seulement inhumain, mais stupide. Ce blocus est stupide déjà
parce qu'il dissimule en fait mieux que n'importe quelle
propagande officielle cubaine la deuxième, mais en réalité, la
principale cause des difficultés économiques de l'Ile de la
Liberté qu'est l'inefficacité flagrante de l'économie
socialiste.
Je ne sais pas où les Américains fourrent leur fameux
pragmatisme dès qu'il s'agit de Cuba, mais je sais très bien
qu'en maintenant le blocus, Washington ne fait que cultiver
l'antiaméricanisme à Cuba, tout en y entravant les réformes démocratiques
et de marché. Or, l'absurdité de la politique extérieure des
Etats-Unis ne surprend plus personne dans le monde.
Les Cubains qui sont liés d'une manière ou d'une autre au
tourisme étranger dans l'île ont sans doute aujourd'hui une vie
économiquement plus confortable (l'élite évidemment prise à
part). Ce sont notamment des propriétaires de petits restaurants,
des prostituées qui se font payer en devises fortes et leurs
souteneurs, des vendeurs clandestins de cigares cubains, des
chauffeurs de taxi, "affectés aux hôtels" et des
Cubains qui louent des chambres à des touristes étrangers. Quant
à ce dernier business, on s'y livre tant légalement, en versant
des impôts considérables à l'Etat, qu'illégalement. La
pratique illégale rapporte évidemment plus, mais comporte le
risque d'être dénoncé par un voisin jaloux auprès du plus
proche "comité de défense de la révolution", ce qui
suppose de gros problèmes, voire le risque de se retrouver en
prison.
Pour ce qui est des autres Cubains qui ont moins de chance, ils
survivent comme ils peuvent, en touchant notamment un salaire d'Etat
de dix dollars et grâce au panier alimentaire social (système de
tickets de rationnement). Ajoutez-y l'instruction et la médecine
gratuites. Il va sans dire que nul n'est contre l'instruction
gratuite à Cuba. Seulement, on a faim tant avant les cours qu'après,
ce qui est plutôt irritant. Qui plus est, si l'on regarde de près
l'égalité sociale à Cuba, on ne manquera pas de constater que
ce n'est qu'une illusion. Et la raison en est tout à fait
explicite: même Fidel n'a pas pu triompher de la corruption dans
le pays.
Ayant donné aux gens une profession prestigieuse: médecin,
ingénieur ou juriste, le socialisme n'a pas trouvé le moyen de rémunérer,
comme il se doit, leur travail, et ayant appris aux gens à
penser, il a semé dans des têtes bien instruites le doute quant
à l'efficacité du régime socialiste. Un ménage qui me louait
une chambre à La Havane se composait de deux économistes de
formation - mari et son épouse - qui avaient préféré leur
business minuscule au service public. Bien que modeste, ce
business les nourrit mieux et leur donne même une certaine liberté.
Et de tels exemples ne manquent pas à Cuba.
Mais n'exagérons pas trop! Comme l'a fort bien fait remarquer
Talleyrand, "tout ce qui est exagéré est
insignifiant". Nul doute que l'opposition cubaine est encore
trop éparse et désorientée et ne se manifeste principalement
que dans les endroits protégés des oreilles indiscrètes. Ne pas
oublier que dans la province les protestations sont plus sourdes
que dans la capitale. Enfin, on distingue bien la différence des
états d'esprit chez les jeunes et chez les personnes plus âgées.
En règle générale, les jeunes sont plus radicaux dans leurs
aspirations à des changements que leurs parents. La génération
aînée craint des changements car elle a moins de forces
physiques et morales, mais plus d'inertie de la pensée. Ainsi, si
l'on calcule les voix "pour" et les voix
"contre", on constatera que la majorité des Cubains (grâce
à la province et aux personnes de la génération aînée)
soutiennent toujours le pouvoir en place.
Quoi qu'il en soit, l'histoire a plus d'une fois démontré qu'à
un tournant historique une toute autre arithmétique entre souvent
en jeu. Ce n'est pas la province, mais la capitale qui mène le
pays, ce ne sont pas les vieux, mais les jeunes qui se montrent
plus actifs dans une période de grandes transformations révolutionnaires.
Et enfin, dans une telle période révolutionnaire, une baïonnette
prend facilement le pas sur un suffrage exprimé aux élections.
Et si l'on recourt à cette méthode de calcul, le tableau
change radicalement. Littéralement tous les Havanais avec
lesquels j'ai eu l'occasion de m'entretenir et qui ne dépassent
pas le cap des 35 ans rêvent de changements. Qui plus est, ils ne
le cachent même pas, en parlant aux étrangers. De telles
conversations ne représentent évidemment pas une étude
sociologique à 100%, mais peuvent sans doute être considérées
comme un symptôme non négligeable. Et ce, d'autant plus qu'il y
avait parmi mes interlocuteurs des personnes très différentes:
des étudiants, un architecte, un économiste, un ingénieur, un
ouvrier du bâtiment, un propriétaire d'immeuble, une ménagère,
des chauffeurs de taxi et même un policier sur une plage.
La police m'a trouvé elle-même. Après m'avoir averti de la nécessité
de veiller sur mes effets personnels et ayant appris d'où je
venais, un jeune homme s'est tout d'abord enquis de la situation
actuelle en Russie. Ensuite, après avoir très attentivement écouté
ma réponse, le policier a estimé qu'à peu près la même chose
devrait se produire à Cuba. Interrogé sur l'état de santé de
Fidel, le gars a répondu, sceptique: "Il va mieux, mais
est-ce que ça change quoi que ce soit? Il s'est avéré que nous
avons beaucoup de Fidel. Ce n'est pas lui qui compte. C'est le
système qui doit changer".
La conclusion de ce jeune dissident en uniforme de la police
est sans doute le principal bilan de longs mois de réflexion des
Cubains. Si effectivement il y a encore six mois on ne parlait que
du moyen de survivre en l'absence du lider maximo, aujourd'hui
pour beaucoup de Cubains Fidel est d'ores et déjà devenu
l'apanage du passé. Il n'en reste pas moins que le patriarche est
toujours respecté dans le pays. Rares sont les Cubains qui
contestent les acquis de Castro, et en premier lieu la conquête
de l'indépendance authentique de Cuba. Seulement, on attendait
beaucoup plus de la révolution de 1959.
On ne peut pas vivre indéfiniment, en regardant avec espoir
dans le panier social à moitié vide. Cela n'est pas moins
humiliant pour les Cubains que la transformation autrefois de l'île
en immense bordel et casino pour la maffia par les Américains.
Ainsi, il y aura des transformations à Cuba. C'est sûr.
Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la
stricte responsabilité de l'auteur.
© 2007 RIA
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