Opinion
Pourquoi Bernard-Henri Lévy se tait-il
sur la Libye ?
Vicenç Navarro
Mardi 28 janvier 2014
Les opinions en matière de
droits de l'homme de Bernard-Henri Lévy
sont marquées par le deux poids deux
mesures, ne manquant jamais d'épouser
les lignes de la politique
internationale menée par le gouvernement
fédéral des États-Unis et par l'Union
européenne. N'est-il pas étonnant de
constater le silence absolu de cet
écrivain à propos de la situation en
Libye, qu'il a pourtant contribué à
créer ?
Bernard-Henri Lévy a très bonne presse
en Espagne. Il occupe plus souvent qu'à
son tour les colonnes de El País
pour prêcher la moralité des causes
qu'il défend et qui pourtant impliquent
très souvent des interventions
militaires, ce qui lui vaut d'avoir été
baptisé par certains intellectuels de la
gauche américaine le moralisateur des
guerres – généralement contre l'islam
(1). Présenté dans les médias espagnols
comme "le philosophe de France", il ne
fait qu'articuler des postures soutenues
par l'establishment politique français
en exploitant les grandes caisses de
résonances pour s'assurer une bonne
visibilité médiatique.
Le dernier exploit de BHL a été son rôle
de chef de file (qualifié de moral par
El País) pour la promotion d'une
intervention de l'OTAN en Libye ayant
pour but de renverser le colonel Kadhafi
(sur la base d'une interprétation
biaisée et tendancieuse de la Résolution
1973 des Nations Unies du 17 mars 2011,
qui ne permettait pas une telle
intervention). L'intervention a consisté
dans l'aide militaire supposée fournie
par les États interventionnistes (dont
des transferts d'armes ou des
bombardements qui ont atteint des
populations civiles) pour renverser un
dictateur et le remplacer par des forces
démocratiques souhaitant instaurer une
démocratie. Compte tenu du soutien
évident apporté par ces États (y compris
les États-Unis et la France) à des
dictatures quasi-moyenâgeuses de la même
région, cette justification n'était pas
crédible. Or, loin de se rétracter, le
"philosophe de France" l'a répété encore
et encore avec le plus grand sérieux et
la plus grande conviction, invoquant la
moralité démocratique, qui doit
caractériser le comportement de tout
pays civilisé qui se respecte. BHL
recourt à une rhétorique pleine d'images
grandiloquentes et pompeuses, comme il
sied à l'un des intellectuels français
les plus décorés. Le pouvoir est
toujours très affectueux et très
reconnaissant envers ses serviteurs.
Pour sa cause, BHL s'est déplacé en
Libye entouré de tout l'appareil
médiatique et de toute la pompe
théâtrale "pour la défense des forces
démocratiques". L'intervention militaire
a effectivement mis à bas Kadhafi.
Et depuis ? Que s'est-il passé en
Libye ? Kadhafi était un dictateur comme
on en trouve beaucoup aujourd'hui dans
cette région où la démocratie n'existe
même pas sous forme d'ébauche. Il
n'était en définitive pas pire que les
gangsters qui dirigent l'Arabie saoudite
ou le Qatar, pour ne citer qu'eux, mais
contrairement à ces régimes féodaux, il
n'était pas à la botte des États-Unis et
de l'UE. Inutile de dire que le grand
philosophe moralisateur n'accordait pas
la moindre attention à ce genre de
détails insignifiants pour la lutte
entre le bien (qu'il incarnait en
personne) et le mal (représenté par tous
les autres).
N'importe quel observateur un tant soit
peu objectif admet que la Libye n'a rien
d'une démocratie et que la situation a
tourné au désastre. Des conflits font
rage entre différentes factions, dont
les forces d'Al-Qaïda, un mouvement qui
est devenu l'une des forces
déterminantes dans les activités de ce
pays. Des bandes armées affranchies de
tout contrôle démocratique gouvernent
les divers territoires et commettent des
assassinats politiques doublés d'une
répression brutale à l'encontre des voix
et des manifestations hostiles à la
dictature qu'elles exercent. À la seule
date du 15 novembre, 31 personnes ont
été assassinées et 235 blessées à
Tripoli dans les manœuvres répressives
contre une manifestation de protestation
contre ce régime de taifas dirigé par
des bandes armées qui terrorisent la
population dans le but de défendre leurs
propres intérêts.
Et pendant ce temps, le grand philosophe
de France (et de El País) ne pipe
mot. En vérité, comme le remarque Ramzy
Baroud, BHL ressemble grandement aux
intellectuels néo-conservateurs
américains qui préconisent et exigent
sans relâche des interventions
militaires "pour défendre la
démocratie", un noble projet qui cache
des intérêts financiers et énergétiques
des plus concrets, lesquels apparaissent
soudain au grand jour pour se faire voir
tels qu'ils sont. Ces intellectuels ne
cessent pour autant de faire la morale à
propos du devoir des pays démocratiques
de venir en aide aux forces
démocratiques dans le monde entier,
alors que les faits les désavouent.
Historiquement, les bien mal nommés
"gouvernements démocratiques" ont été et
restent les principaux supports des
régimes les plus dictatoriaux.
L'incohérence de ces intellectuels saute
aux yeux non seulement dans le cas de la
Libye, mais également dans celui
d'Israël. En grand admirateur des forces
armées de ce pays, qu'il a déclaré être
les plus morales et les plus
démocratiques du monde, BHL soutient
inconditionnellement toutes leurs
interventions. A noter que ses
déclarations ont été faites au lendemain
d'une des interventions les plus
sanglantes et immorales menées dans la
bande de Gaza en 2008, 2009 et 2012 – et
elles ont été nombreuses. La cécité
morale et la confusion intellectuelle de
Bernard-Henri Lévy n'ont pas de limites,
ce qui ne l'empêchera nullement de
continuer à noircir les colonnes de
El País de ses sermons moralisateurs
sur l'urgence d'une intervention
militaire quelque part dans le monde
arabe pour "défendre la démocratie".
Note : voir Ramzy Baroud "France’s Sham Philosopher"
à CounterPunch, 20.11.13
Traduction : Collectif Investig'Action
Source : http://www.vnavarro.org/?p=10239
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