Opinion
«Je suis Bruxelles.»
Tülay Umay
© Tülay
Umay
Vendredi 1er avril
L’inscription «Je suis
Bruxelles», mentionnée par des
participants à la commémoration des
attentats, fait penser au «nous
sommes tous des américains»,
prononcé après le 11 septembre 2001,
ainsi que au «je suis Charlie»
revendiqué au lendemain du massacre de
Charlie Hebdo et même au hastag «je
suis chien», lancé suite à la mort
de Diesel, la chienne d’assaut des
forces de l’ordre abattue lors de
l’opération à Saint Denis.
L'universalité de tout discours de la
« lutte contre le terrorisme », comme
celui sur le 11/9 ou celui sur attentats
de Paris et de Bruxelles, réside dans
l'affirmation que tout un chacun est
touché dans sa vie quotidienne.
Pour le site web de la chaîne Arte : « Parce
que le choc, le 11 septembre 2001, a été
tel que l’instant s’est gravé dans la
mémoire, qu’il est devenu une date dans
la vie de chacun. Aussi chacun sait où
il était, ce qu’il faisait, dans quelle
action, dans quel travail il a été
interrompu quand il a appris la
nouvelle. Le 11-Septembre est devenu un
repère dans la vie."
A l'occasion du 10ième anniversaire
des attentats, France Soir
a demandé à ses lecteurs : « Quel
souvenir gardez-vous du 11 septembre 2001? »,
« partagez vos témoignages et vos
souvenirs.[1] »
Quant à la chaîne de télévision Arte,
elle avait organisé une série sur le Web
intitulée : « Le 11 septembre 2001,
j'étais en train de... »[2]
La Libre Belgique vient de lancer un
nouvel appel à témoignages:
«Que faisiez-vous au moment des
attentats de Bruxelles ?»
« Dans
les transports en commun, à la maison,
au bureau, ... Où étiez-vous et quelle
fut votre première réaction face à ces
attaques mortelles qui touchaient notre
pays et notre capitale[3]
?»
Identité entre
extérieur et intérieur.
Cette
démarche, de lier intimement la vie
quotidienne des individus, avec un
évènement extérieur sur lequel ils n'ont
aucune prise, est partagée par
l'ensemble de la presse écrite ou
télévisuelle. Suite à la vision
d'images qui envahissent le quotidien,
chacun est convoqué afin de faire part
de ses émotions, si bien qu'il il ne
serait plus possible d'appréhender
l'intime des individus d'une manière
distincte de l'évènement médiatisé.
Alors que toute question sur le
déroulement concret des attentats est
bannie du discours, la remémoration de
l'évènement se présente sous une forme
interrogative. L'interpellation « Que
faisiez vous le 11 septembre? ou
«que faisiez-vous au
moment des attentats de Bruxelles
» opère un déplacement du
questionnement des faits à celui du vécu
individuel. L'interrogation ne
questionne pas le réel. Elle ne cherche
pas à le confronter, mais au contraire à
nous y enfermer, en fusionnant
l'objectivité de l'évènement avec
l'émotion ressentie. Ainsi,
l'observateur fait partie du spectacle.
Le vécu individuel, traversé par
l'effroi, incarne l'image de l’action
terroriste, le signifié de la « guerre
des civilisations ».
A travers la répétition, la remémoration
du quotidien marqué par les attentats,
l'expérience vécue par le sujet, comme
un « s'éprouver dans son
individualité », se transforme en un
« éprouver quelqu'un d'autre[4]. »
Nous sommes tous devenus des victimes de
l'effondrement des tours, des attentats
de Paris et de Bruxelles.
S'éprouver
dans l'image.
La demande
adressée aux individus, de lier leur
intimité aux attentats terroristes a
pour effet, en supprimant la distinction
entre l'intérieur et l'extérieur, de
nous installer dans la psychose. Le vécu
personnel n'est plus seulement subjectif
et ne se rapporte plus à un objet
extérieur. Il devient lui-même une forme
objective, en ne formant plus qu'un avec
l'évènement exhibé. L'intime devient un
« ex-time ». Toute distinction
entre le sujet et l'objet est supprimée.
L'image supprime toute historicité. Elle
estompe toute distinction entre un avant
et un après. Base d’une compulsion de
répétition, elle fait en permanence
revivre l'évènement. Plutôt que la
raison, elle touche « l'âme ».
Elle impose une évidence en donnant
directement accès à l'ineffable. ainsi,
l'invisible, la guerre des
civilisations, devient immédiatement
présente dans notre quotidienneté.
Les commentaires sur les divers
attentats terroristes transforment un
évènement singulier en un universel
transcendantal. S'inscrivant dans le
mouvement de la fin des idéologies, la
dimension sociale de la pensée est
annihilée. Elle est réduite à un
ressenti individuel, à une croyance sans
objet. En tant que certitude absolue, le
discours sur les attentats devient un « évènement
qui ne requiert nulle preuve, qui n'est
absolument pas objet de connaissance et
qui n'en appelle qu'à la seule
conviction individuelle[5], »tel
que l'exprime Alain Badiou à propos de
la notion de résurrection chez Paul de
Tarse, le fondateur du christianisme.
Des yeux pour
regarder et ne point voir.
Le 11
septembre appelle à un nouveau type de
rapport au monde. Il s'agit d'apprendre
à se libérer de tout ce qui s'offre à la
perception et de convertir le regard.
Ainsi, afin de rencontrer l'essence de
la guerre des civilisations, il convient
de passer de l'observation des choses de
l'extériorité à la contemplation de
l'intentionnalité. Les images de la
« lutte antiterroriste » deviennent des
objets, non plus de perception, mais de
regard. Les images nous permettent de
nous libérer des choses concrètes et
d'aller directement, sans médiation, « à
la chose même. » Le caractère
immédiat de la connaissance est le
produit d’un «ressenti».
C'est une affaire d'introspection. Le
discours ne repose pas sur une
argumentation, il est un faire-voir qui
s'adresse directement à notre « intime ».
Tout ce qui s'offre à notre regard doit
être accueilli sans questionnement.
Sinon, ce serait une trahison de l'amour
dû aux victimes. Rester dans la
psychose, obéir à la voix et rester dans
l’indifférenciation des choses, est
l'impératif surmoïque auquel l'individu
doit se conformer. À la connaissance des
objets, se substitue la jouissance du
sens donné.
Une violence
incestueuse.
La thèse
officielle sur les attentats du 11
septembre ou le discours portant sur
l'affaire Merah, les attentats de
Charlie Hebdo, les massacres du 13
novembre ou de Bruxelles ne nous demande
pas de croire en ce qui est dit, mais,
en dépit de son caractère
invraisemblable, de consentir à ce qui
est énoncé et suggéré. Plus l'injonction
de consentir s'oppose à la raison, plus
l'individu doit montrer le lien
indissoluble qui le lie à l'amour du
pouvoir.
Le discours a imposé une mise en
parenthèse de la réalité, condition
nécessaire pour faire accepter
l'invraisemblable et éliminer le doute
vis à vis de n'importe quel acte
institutionnel. Poser des questions ou
faire référence à des objets, c'est
fixer des limites et ainsi faire
obstacle au caractère absolu du savoir
de l'Etat. Ce dernier place ceux
qui interrogent le réel dans le lieu du
« complotisme ». Afin d'échapper
à cette stigmatisation, il convient
d'organiser son discours en conséquence
et d'intégrer la guerre des
civilisations comme vérité, un sacré que
l'on ne peut questionner. La procédure
aboutit à une destruction du langage,
une suppression de la frontière entre le
vrai et le faux et la généralisation
d'un principe d'indifférenciation entre
les choses.
Le consentement des populations, leur
fusion avec le pouvoir, est la matière
même qui alimente cette violence
particulière, cette guerre sans fin.
Fondée sur une idéologie victimaire, le
nouvel ordre mondial instaure une
violence illimitée. Il inaugure un
rapport incestueux entre hostilité et
amour, entre pouvoir et populations. La
guerre est la paix, la paix est la
guerre. L'indifférenciation qui en
résulte supprime toute possibilité de
conscience et d'opposition. Il s'agit de
donner toujours davantage de sens au non
sens et de lui offrir en permanence de
nouvelles victimes.
Tülay Umay, sociologue.
« 10 ième anniversaire des
attentats du 11 septembre : Quel
souvenir gardez-vous du 11
septembre? », Francesoir.fr,
le 6 septembre 2011,
http://www.francesoir.fr/actualite/international/quel-souvenir-gardez-vous-du-11-septembre-2001-134090.html
« Web-série : "Le 11 septembre
2001, j'étais en train de..." »,
Arte, le 20 septembre
2011,
http://www.arte.tv/fr/web-serie-le-11-septembre-2001-j-etais-en-train-de/4076076,CmC=4086956.html
Appel à témoignages: Que
faisiez-vous au moment des
attentats de Bruxelles ?, La
Libre.be, le 23 mars 2016,
http://www.lalibre.be/light/societe/appel-a-temoignages-que-faisiez-vous-au-moment-des-attentats-de-bruxelles-56f2c31235708ea2d3d7d713
Johannes Lohmann, Michel
Legrand, Jacques Schotte, « Le
rapport de l'homme occidental au
langage (Conscience et forme
inconsciente du discours) », in
Revue Philosophique de
Louvain. Quatrième série
Tome 72, N°16, p. 722.
Alain Beaulieu, Compte rendu du
livre d'Alain Badiou, Saint
Paul. La fondation de
l'universalisme. Paris, PUF,
1997, p. 1, Erudit.org,
http://www.erudit.org/revue/philoso/1999/v26/n2/004898ar.pdf
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