Focus
Que deviendra le Proche-Orient
après l’accord entre Washington et
Téhéran ?
Thierry Meyssan
Que
peuvent bien se dire John Kerry et
Mohammad Javad Zarif ?
Lundi 18 mai 2015
Tous les acteurs du
« Moyen-Orient élargi » attendent avec
angoisse de savoir ce que Washington et
Téhéran sont convenus pour leur avenir.
Personne n’en sachant rien, chacun pour
assurer sa survie doit échafauder des
hypothèses et se préparer à des
retournements de situation. Thierry
Meyssan explique ici ses pronostics.
La réunion du Conseil
de coopération du Golfe, le 14 mai à
Camp David, était la dernière étape
avant que Washington et Téhéran ne
signent leur accord, le 30 juin. Les
États du Golfe ne pouvaient publiquement
que se féliciter de la paix retrouvée.
Cependant, comme tous les protagonistes
de la région, ils se demandaient qui
fera les frais des clauses secrètes et
cherchaient à anticiper la nouvelle
donne régionale.
Le président Obama a refusé de signer
un traité qui garantisse le maintien des
régimes actuels, tandis que les
délégations du Golfe ont refusé de
signer un texte qui ne garantisse que la
pérennité de leurs États. Finalement les
États-Unis leur ont reconnu le statut
d’« alliés majeurs non-membres de
l’Otan » et leur ont vendu une quantité
d’armes astronomique.
Durant des années, Washington a
entretenu le mythe selon lequel la
République islamique d’Iran cherchait à
se doter de l’arme nucléaire,
s’apprêtait à renverser tous les régimes
arabes, et voulait exterminer la
population israélienne. Mais, en mars
2013, le président Barack Obama et le
Guide de la Révolution Ali Khamenei
mandataient des émissaires secrets pour
discuter à Oman [1].
Après plus de 2 ans de négociations
bilatérales, Washington et Téhéran se
sont entendus pour débloquer les
pourparlers multilatéraux dits des
« 5+1 ». Désormais, tout le monde admet
que l’Iran a cessé d’ambitionner la
bombe atomique depuis 1988, même si il a
poursuivi des recherches sur l’usage
militaire des techniques civiles de
l’atome. Le 30 juin, les cinq puissances
du Conseil de sécurité et l’Allemagne
devraient, enfin, lever l’embargo et les
États-Unis devraient immédiatement
restituer un quart des avoirs iraniens
bloqués, soit environ 50 milliards de
dollars. Le même jour, Washington et
Téhéran se partageront le Moyen-Orient
élargi, dans une sorte de nouveau
Sykes-Picot, ou de Yalta régional.
Que peuvent bien
être les clauses de ce partage ?
Le rôle des intellectuels est de
permettre de comprendre le monde qui
nous entoure. Dans cette situation, il
est donc de pronostiquer ce que sera la
région après l’accord. Pourtant aucun ne
se risque à donner son avis. D’abord
parce qu’il y a de fortes chances de se
tromper et ensuite parce que, quelles
que soient les hypothèses formulées,
elles provoqueront la colère des deux
camps à la fois. En effet, la logique de
ce type d’accord, c’est de bouleverser
sa stratégie, donc de trahir certains de
ses alliés, ce qui ne peut être assumé
publiquement.
Considérant que je suis un être libre
qui se bat pour des principes et non
pour plaire, je me hasarderai à quelques
hypothèses. Je ne détiens pas
d’informations cachées, c’est pourquoi
j’invite à envisager ce qui suit :
Initialement
Washington avait envisagé de se partager
le « Moyen-Orient élargi » avec la
Russie. C’était le thème de la
Conférence de paix de Genève, en juin
2012. Cependant le redressement de la
puissance russe a convaincu les
États-Unis qu’ils ne pouvaient pas
confier la police régionale à un État
qui n’ambitionnait pas d’être un
sous-Empire, mais de devenir un pôle
indépendant. Ils se sont alors tournés
vers l’Iran. Par conséquent,
l’objectif stratégique de Washington
avec cet accord est de rétablir l’Iran
dans le rôle qu’il exerçait à l’époque
du Shah, celui de gendarme régional.
En acceptant, Téhéran
renoncerait à l’idéal anti-impérialiste
de l’imam Khomeiny. Celui-ci
avait en effet consacré son premier
discours, lors de son retour dans sa
patrie, à exhorter l’armée à ne plus
servir les intérêts des Anglo-Saxons,
mais à se placer au service de la
liberté des peuples.
Pour
être acceptable par les opinions
publiques, la signature de l’accord doit
se traduire par un cessez-le-feu le plus
large possible, donc par la
division de la région en sphères
d’influence. Simultanément,
l’accord doit satisfaire les deux
objectifs stratégiques états-uniens dans
la région : la sécurité d’Israël
et le contrôle des ressources
énergétiques. L’Iran devrait
donc admettre que les monarchies
du Golfe plus le Royaume de Jordanie et
éventuellement celui du Maroc forment
une « Force arabe commune » sous les
auspices de la Ligue arabe, mais sous
commandement militaire israélien [2].
De leur côté, les États-Unis devraient
admettre que l’Irak, la Syrie et
le Liban soient « stabilisés » par
l’Iran.
Comme
tout accord classique de partage, il
s’agit de privilégier la stabilité sur
le changement, donc d’admettre que les
frontières ne peuvent être
« remodelées » que par la négociation et
non par la force. Les États-Unis
devraient abandonner la stratégie du
chaos qu’ils mettent en œuvre
depuis 2001 [3].
De son côté, l’Iran devrait
renoncer à exporter sa Révolution.
La Russie, qui serait la seule
puissance capable de faire avorter cet
accord, n’interviendra pas car elle
s’est repliée sur l’ancien espace
soviétique [4].
La Chine, quand à elle, observera avec
effroi son allié iranien lui filer entre
les doigts tandis que les États-Unis
poursuivront leur développement
militaire en Extrême-Orient.
Les possibles
conséquences de cet accord
On peut d’ores et déjà anticiper les
possibles conséquences de ces
hypothèses : La chute du gouvernement
Netanyahu et son remplacement par une
coalition qui honorera, avec 18 ans de
retard, les Accords d’Oslo ; la
reconnaissance mondiale de l’État
palestinien et l’abandon à la fois par
le Fatah et par le Hamas de leur droit
inaliénable au retour moyennant une
discrète compensation financière ; le
retrait d’Hassan Nasrallah et de Saad
Hariri de la vie politique ; la paix en
Syrie, mais l’impossibilité d’en
exploiter le gaz pour financer sa
reconstruction ; etc...
Ce cessez-le-feu général laissera
Washington et Téhéran libres d’agir à
leur guise dans leurs zones d’influence,
étant entendu que l’Iran ne sera pas
l’égal, mais le vassal des États-Unis.
Ainsi, l’Iran tentera d’imposer ses
hommes dans les gouvernements d’Irak, de
Syrie et du Liban. De son côté,
Washington tentera de renverser l’une
après l’autre chaque monarchie du Golfe,
à l’exception de celle du Qatar, et de
les remplacer par les Frères musulmans.
[1]
« Ce
que vous ignorez sur les accords états-uno-iraniens »,
par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire,
6 avril 2015.
[2]
« La
Force « arabe » de Défense commune »,
par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire,
20 avril 2015.
[3]
« Ashton
Carter nomme le nouveau stratège du
Pentagone »,
Réseau
Voltaire,
17 mai 2015.
[4]
« Ligne
directe avec Vladimir Poutine »,
par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire,
4 mai 2015.
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
Articles sous licence creative commons
Vous pouvez reproduire librement les
articles du Réseau Voltaire à condition
de citer la source et de ne pas les
modifier ni les utiliser à des fins
commerciales (licence
CC BY-NC-ND).
Le sommaire du Réseau Voltaire
Les dernières mises à jour
|