« Sous nos
yeux »
L’avenir du Proche-Orient
Thierry Meyssan
Photo:
D.R.
Lundi 2 mars 2015
Depuis plusieurs mois, Barack
Obama tente de modifier la politique
états-unienne au Proche-Orient de
manière à éliminer l’Émirat islamique
avec l’aide de la Syrie. Mais il ne le
peut pas, d’une part parce qu’il n’a
cessé de dire des années durant que le
président el-Assad devait partir, et
d’autre part parce que ses alliés
régionaux soutiennent l’Émirat islamique
contre la Syrie. Pourtant, les choses
évoluent lentement de sorte qu’il
devrait y parvenir bientôt. Ainsi, il
semble que tous les États qui
soutenaient l’Émirat islamique ont cessé
de le faire, ouvrant la voie à une
redistribution des cartes.
Le monde attend la
conclusion d’un accord global entre
Washington et Téhéran —sous le prétexte
ridicule de mettre fin à un programme
atomique militaire qui n’existe plus
depuis la fin de la guerre livrée par
l’Irak (1980-88)—. Il porterait sur la
protection d’Israël en échange de la
reconnaissance de l’influence iranienne
au Proche-Orient et en Afrique.
Cependant, il ne devrait intervenir
qu’après les élections législatives
israéliennes du 17 mars 2015. La défaite
supposée de Benjamin Netanyahu
ressouderait les liens entre Washington
et Tel-Aviv et faciliterait l’accord
avec Téhéran.
Dans ce contexte, les élites
états-uniennes tentent de s’accorder sur
leur politique future, tandis que les
alliés européens des États-Unis se
préparent à s’aligner sur ce que sera la
nouvelle politique US.
La recherche du
consensus aux États-Unis
Après deux années de politique
incohérente, Washington tente d’élaborer
un consensus sur ce que devrait être sa
politique au « Proche-Orient élargi ».
1.
Le 22 octobre 2014, la Rand Corporation,
principal think tank du lobby
militaro-industriel, modifiait
dramatiquement sa position. Après avoir
fait campagne pour la destruction de la
République arabe syrienne, elle
affirmait que, désormais, la pire chose
qui puisse arriver pour les États-Unis
et pour Israël, c’est la chute du
président el-Assad [1].
2.
Le 14 janvier 2015, le président émérite
du Council on Foreign Relations, le club
des élites US, Leslie Gleb, mettait en
garde contre les divisions de
l’administration Obama qui menacent son
autorité dans le monde. Il préconisait
une sorte de nouvelle « Commission
Baker-Hamilton » pour revoir de fond en
comble la politique étrangère [2].
3.
Le 24 janvier, le New York Times
publiait un éditorial soutenant le
virage de la Rand Corporation et
appelant à un changement complet de
politique vis-à-vis de la Syrie [3].
4.
Le 6 février, l’administration Obama
publiait sa nouvelle doctrine
stratégique. Il ne s’agissait plus de
garantir la sécurité d’Israël en
détruisant la Syrie, mais en créant une
alliance militaire régionale avec les
monarchies musulmanes sionistes. Tout au
plus, l’Émirat islamique (« Daesh »)
pouvait être utilisé pour empêcher la
Syrie de relever la tête et de rejouer
un rôle politique régional [4].
5.
Le 10 février, le National Security
Network (NSN), un think tank bipartisan
qui tente de vulgariser la géopolitique
aux États-Unis, publiait un rapport sur
les options possibles face à l’Émirat
islamique. Il passait en revue une
quarantaine d’opinions d’experts et
concluait à la nécessité d’ « endiguer,
puis de détruire » l’Émirat islamique en
s’appuyant d’abord sur l’Irak, puis sur
la Syrie de Bachar el-Assad. Le NSN, fut
fondé par Rand Beers un ancien
conseiller de John Kerry aujourd’hui
sous-secrétaire à la Sécurité de la
Patrie [5].
6.
Le 11 février, l’administration Obama
introduisait au Congrès une demande
d’utilisation de la Force militaire
contre l’Émirat islamique qui reléguait
aux oubliettes l’idée de renverser le
président el-Assad et de détruire la
Syrie [6].
7.
Le 23 février, le nouveau secrétaire à
la Défense, Ashton Carter, réunissait
des experts pour un dîner de travail. Il
prenait leur avis durant 5 heures, sans
dévoiler son propre point de vue.
M. Carter entendait vérifier par
lui-même le travail du NSN. Parmi ses
invités se trouvaient non seulement
l’ancien ambassadeur US en Syrie, Robert
S. Ford, et de vieux briscards des think
tanks, mais aussi Clare Lockhart, connue
pour ses liens avec le monde de la
Finance ; ou encore le président de
l’École de journalisme de Columbia,
Steve Coll, pour évaluer les possibles
réactions des médias [7].
Ce qui a changé sur
le terrain
Durant les derniers mois, plusieurs
facteurs ont évolué sur le terrain.
L’« opposition
modérée » syrienne a totalement
disparue. Elle a été absorbée par Daesh.
Au point que les États-Unis ne
parviennent pas à trouver les
combattants qu’ils pourraient former
pour construire une « nouvelle Syrie ».
L’ancien ambassadeur Robert S. Ford
(aujourd’hui salarié du think tank de
l’AIPAC), qui avait organisé les
manifestations de 2011 et soutenu
jusqu’au bout cette « opposition
modérée » a officiellement changé de
position. Il pense désormais que la
seule opposition réelle en Syrie est
composée de jihadistes qu’il serait
extrêmement dangereux d’armer un peu
plus [8]. Rétrospectivement, il apparaît
que la terminologie « opposition
modérée » désignait, non pas des
combattants civilisés, mais des Syriens
prêts à trahir leur pays en s’alliant
avec Israël. Ils n’en faisaient
d’ailleurs pas mystère [9]. Depuis le
début, cette opposition était dirigée
de facto par des membres d’al-Qaïda
(comme le Libyen Abdelhakim Belhaj, puis
l’Irakien Abou Bakr el-Baghdadi) et se
livrait aux pires atrocités (y compris
au cannibalisme) [10]. Or, tous ces
leaders sont aujourd’hui responsables de
l’Émirat islamique.
Israël
a cessé le 28 janvier 2015 (riposte du
Hezbollah à l’assassinat de plusieurs de
leaders en Syrie) son soutien aux
organisations jihadistes en Syrie.
Durant trois et demi, Tel-Aviv leur
fournissait des armes, soignait leurs
blessés dans ses hôpitaux militaires,
appuyait leurs opérations avec son
aviation —tout en prétendant à chaque
fois lutter contre des transferts
d’armes au Hezbollah libanais— et, en
définitive, leur confiait la sécurité de
sa frontière du Golan au détriment des
forces des Nations unies.
Le
nouveau roi d’Arabie saoudite, Salmane,
a renvoyé le prince Bandar, le 30
janvier 2015, et interdit à quiconque de
soutenir l’Émirat islamique. Le Royaume
a ainsi cessé de jouer un rôle dans la
manipulation du terrorisme
international ; une fonction qui lui
avait été confiée par la CIA après la
révolution islamique iranienne de 1979
et qui fut durant 35 ans sa carte
maitresse.
Identiquement,
la Turquie semble avoir également cessé
de soutenir les jihadistes depuis le 6
février et la démission du chef du MIT,
ses Services secrets, Hakan Fidan. En
outre, dans la nuit du 21 au 22 février,
l’armée turque est illégalement entrée
en Syrie, dans une trentaine de
kilomètres, pour enlever les cendre de
Souleiman Shah, le grand-père du
fondateur de l’Empire ottoman, du
reliquaire qu’elle détient en vertu du
Traité d’Ankara (1921). Malgré un
impressionnant déploiement de force,
l’armée turque n’a pas combattu l’Émirat
islamique qui contrôle la zone. Les
restes de Souleiman Shah n’ont pas été
rapatriés, mais déposés un peu plus
loin, toujours en territoire syrien. De
la sorte, la Turquie montrait qu’elle
n’entend pas agir contre l’Émirat
islamique et qu’elle conserve ses
ambitions anti-syriennes.
Les options US
possibles
Six options sont actuellement
discutées à Washington :
Détruire
l’Émirat islamique, puis détruire la
Syrie, c’est le point de vue de la firme
Raytheon, premier producteur mondial de
missiles, défendu par son lobbyiste
Stephen Hadley, l’ancien conseiller
national de sécurité de George W. Bush.
C’est faire la guerre pour la guerre
sans se préoccuper des intérêts
nationaux. Ce point de vue maximaliste
n’est soutenu par aucun responsable
politique, il est juste formulé dans les
médias pour faire pencher la balance
dans le sens de la plus vaste guerre
possible.
S’appuyer
sur l’Émirat islamique pour détruire la
Syrie, sur le modèle des alliances
conclues durant la guerre du Vietnam.
C’est le point de vue du président de la
Commission sénatoriale des Forces
armées, John McCain, malgré le souvenir
de la chute de Saïgon, en 1975. C’est
extrêmement coûteux (20 à 30 milliards
de dollars par an pendant de très
longues années), risqué et impopulaire.
On assisterait immédiatement à une
intervention directe de l’Iran et de la
Russie et le conflit prendrait une
dimension mondiale. Personne, pas même
M. McCain, n’est capable d’expliquer
pourquoi les États-Unis devraient se
lancer dans une telle opération qui
profiterait au seul État d’Israël.
Affaiblir,
puis détruire l’Émirat islamique, en
coordonnant des bombardements
états-uniens et des troupes alliées au
sol, incluant des groupes de
l’« opposition syrienne modérée » (qui
n’existe plus). Puis, utiliser ces
groupes d’opposition (?) uniquement pour
maintenir la pression sur la Syrie.
C’est la position contre-terroriste
actuelle de l’administration Obama. Elle
est budgétée de 4 à 9 milliards de
dollars par an. Cependant, à supposer
que l’on créée une « opposition syrienne
modérée », on ne voit pas comment
l’armée de l’air US parviendrait à
éliminer Daesh alors qu’elle s’est
trouvée incapable de détruire les
Talibans en Afghanistan malgré déjà 13
ans de guerre, sans parler des exemples
de la Somalie ou de l’actuel enlisement
français au Mali.
Affaiblir,
puis détruire l’Émirat islamique, en
coordonnant des bombardements
états-uniens avec les seules forces
capables de le vaincre au sol : les
armées syrienne et irakienne. C’est la
position la plus intéressante parce
qu’elle peut être soutenue à la fois par
l’Iran et par la Russie. Elle placerait
à nouveau les États-Unis en position de
leadership mondial, comme lors de
« Tempête du désert » contre l’Irak de
Saddam Hussein, et gagnerait à coup sûr.
Cependant, il faudrait pour cela stopper
les campagnes de diabolisation de la
Syrie, de l’Iran et de la Russie. Cette
option est soutenue par le NSN et
correspond manifestement à ce que
souhaiterait faire l’administration
Obama.
L’endiguement
de l’Émirat islamique, puis sa
dégradation progressive jusqu’à le
ramener à une taille acceptable. Dans
cette option, la priorité serait de
protéger l’Irak, les combats importants
seraient déplacés vers la Syrie.
Le
siège. Il ne s’agirait plus de combattre
l’Émirat islamique, mais de l’isoler de
manière à éviter sa propagation. Les
populations sous sa coupe seraient alors
abandonnées à leur sort. C’est la
solution la plus économique, mais la
moins honorable, défendue par Kenneth
Pollack.
Conclusion
Ces éléments permettent aisément de
prévoir l’avenir : dans quelques mois,
peut-être même dès la fin mars,
Washington et Téhéran parviendront à un
accord global. Les États-Unis renoueront
le contact avec la Syrie, suivis de près
par les États européens, France
comprise. On découvrira que le président
el-Assad n’est ni un dictateur, ni un
tortionnaire. Dès lors, la guerre contre
la Syrie touchera à sa fin, tandis que
les principales forces jihadistes seront
élimées par une véritable coalition
internationale. Lorsque tout sera fini,
les jihadistes survivants seront envoyés
par la CIA dans le Caucase russe ou le
Xīnjiāng chinois.
[1]
Alternative Futures for Syria. Regional
Implications and Challenges for the
United States, Andrew M. Liepman,
Brian Nichiporuk, Jason Killmeyer, Rand
Corporation, October 22, 2014.
[2]
“This
Is Obama’s Last Foreign Policy Chance”,
Leslie Gelb, The Daily Beast,
January 14, 2015.
[3]
“Shifting
Realities in Syria”, The Editorial
Board, The New York Times Sunday
Review, 24 janvier 2015.
[4]
National Security Strategy,
White House, February 6, 2015.
[5]
Confronting the Islamic State. An
Assessment of U.S. Strategic Options,
Policy Report by J. Dana Stuster & Bill
French, Foreword by Maj. Gen. Paul Eaton,
National Security Network, February 10,
2015.
[6]
“Joint
resolution to authorize the limited use
of the United States Armed Forces
against the Islamic State of Iraq and
the Levant (Proposal)”, by Barack
Obama, Voltaire Network, 11
February 2015.
[7]
“Ash
Carter Seeks Fresh Eyes on Global
Threats”, Dion Nissenbaum, Wall
Street Journal, February 24, 2015.
[8]
“Ex-Ambassador :
CIA Wrong On Not Wanting To Arm Syrian
Rebels”, Akbar Shahid Ahmed, The
Huffington Post, October 22, 2014.
[9]
« Leader
Sees New Syria, Without Iran Ties »,
Jay Solomon et Nourmalas, Wall Street
Journal, 2 décembre 2011.
[10]
Abbou Sakkar, commandant d’une brigade
de l’Armée syrienne libre mange le cœur
et le foie d’un soldat syrien sur une
vidéo qu’il diffuse en mai 2013. Sur les
exactions de l’Armée syrienne libre dont
la presse occidentale n’a jamais rendu
compte, voir la
conférence de la journaliste russe
Anastasia Kopova.
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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