Amérique latine
Venezuela :
l'apocalypse tant espérée n'aura pas
lieu
Thierry Deronne
Un kiosque
à Caracas, novembre 2013 : “pillage
pour de la nourriture”
“malgré
le bond des achats publics, la pénurie
continue”,
“l’essence
au compte-goutte”…
Comme au Chili en 1973,
la plupart
des médias vénézuéliens,
relayés par les médias internationaux
tentent de susciter la panique en
annonçant ou en inventant des pénuries.
Dimanche 10 novembre 2013
Les hausses continues du salaire et du
pouvoir d’achat au Venezuela, conjuguées
à l’explosion démographique urbaine –
des milliers de familles populaires
emménageant dans les logements
construits par le gouvernement – ont
fait exploser la consommation. Comme la
production nationale n’a pas crû assez
vite pour répondre à la demande, les
intermédiaires privés en profitent pour
gonfler les prix de biens importés à
moindres frais… grâce au dollar
préférentiel que leur accorde l’État –
et l’opposition pour tenter de retourner
la population contre le gouvernement
(variante du scénario chilien qui avait
préludé au renversement de Salvador
Allende).
La grande différence est qu’au Venezuela
l’offre reste très abondante, les
pénuries relatives – on trouve la
plupart des aliments dans les magasins –
et que le gouvernement Maduro puise dans
la crise téléguidée par le secteur privé
et ses alliés colombiens et états-uniens
“un moyen d’accélérer la révolution”.
Pour pallier les besoins de certains
produits, le président bolivarien a
obtenu l’appui immédiat de ses
partenaires du MERCOSUR tels que le
Brésil. Avec l’appui de la population,
le gouvernement inspecte et le cas
échéant prend le contrôle des
entreprises privées et des chaînes
commerciales qui ont augmenté
artificiellement les prix ou accaparé
des produits.
Caracas, 9
novembre 2013. Inspection du magasin
d’électronique et d’audio-visuel Pablo
Electronica, à la suite d’augmentation
injustifiée des prix (de 400 à 2000 %).
Caracas, 9
novembre 2013. Affluence populaire pour
acheter des biens électrodomestiques de
la chaîne Daka (Caracas, Punto Fijo,
Barquisimeto et Valencia) que le
gouvernement vient d’occuper. Daka
surfacturait jusqu’à 1000 % ses produits
après avoir obtenu plus de 400 millions
de dollars publics de 2004 à 2012 pour
importer ces biens à bas prix. Deux
gérants ont été arrêtés. D’autres
inspections sont en cours et les
entreprises en infraction devront
rembourser aux clients la différence.
Parallèlement, le gouvernement
investit dans l’appareil productif
national et crée de nouveaux “Centros
de Distribución Directa”. Le
président Maduro rappelle que rien ne
pourra empêcher la naissance du “nouveau”.
Notamment la construction de l’économie
communale qui permettra aux
organisations sociales de prendre les
rènes d’une économie auto-centrée,
libérée de l’importation spéculative, et
plus en phase avec les besoins profonds
de la population.
Pour mieux comprendre où en
est l’économie vénézuélienne après
quatorze ans de révolution, nous
publions l’analyse de l’économiste
états-unien Mark Weisbrot,
codirecteur du
Center for Economic and Policy Research
(Washington), parue dans le quotidien
britannique
The Guardian, le 7 novembre 2013.
T.D.
“Le Venezuela dispose de
suffisamment de réserves et de gains du
commerce extérieur pour faire tout ce
qu’il veut.”
Mark
Weisbrot, Codirecteur du CEPR,
Washington
Depuis plus de dix ans,
ceux qui s’opposent au gouvernement du
Venezuela – parmi lesquels il faut
désormais inclure presque tous les
médias qui comptent en Occident – nous
expliquent que l’économie vénézuélienne
va imploser. Comme les communistes qui
dans les années 30 annonçaient la crise
finale du capitalisme, ils voient
l’économie vénézuélienne s’effondrer au
prochain tournant. Quelle frustration,
dès lors, de ne constater que deux
récessions : celle causée par le
lock-out pétrolier (décembre 2002-mai
2003) et celle liée à la récession
mondiale (2009 et première moitié de
2010). Malgré ces deux récessions la
performance économique sur dix ans – le
gouvernement a pris le contrôle de la
compagnie nationale du pétrole en 2003 –
se révèle finalement très bonne,
avec en moyenne une croissance annuelle
du revenu réel par personne de
2.7 %, une pauvreté réduite de plus
de 50%, et de grandes avancées pour la
majorité en termes d’emploi, d’accès aux
soins de santé, aux allocations de
retraite et à l’éducation. Entre
septembre 2012 et septembre 2013,
166.625 personnes ont trouvé un emploi
et 321.432 personnes sont passées de
l’économie informelle à formelle. Le
chômage pourrait s’établir à 4 % en
2014, selon l’INE.
Actuellement le Venezuela affronte
des problèmes économiques qui
réchauffent les coeurs de ses ennemis.
On lit tous les jours des mauvaises
nouvelles (les informations occidentales
sur le Venezuela sont presque
exclusivement négatives, comme à la
suite d’un décret) : les prix à la
consommation ont bondi de 49 % l’an
dernier; le dollar se vend au marché oir
à sept fois le taux officiel; il y a des
pénuries de produits tels que le lait ou
le papier hygiénique ; l’économie est en
perte de vitesse, et les réserves de la
Banque Centrale sont en baisse. Ceux qui
pleurent depuis si longtemps vont-ils
enfin voir leur rêve devenir réalité ?
Probablement pas. S’il faut suivre
l’analyse de l’opposition et des médias
internationaux, le Venezuela serait pris
dans une spirale
d’inflation-dévaluation, la hausse des
prix saperait la confiance interne dans
l’économie et la devise, provoquant une
fuite des capitaux et l’explosion du
prix du dollar parallèle : ce qui,
toujours selon cette thèse, renforcerait
l’inflation, comme le fait la création
de monnaie par le gouvernement. Et les
contrôles de prix par le gouvernement,
les nationalisations, et d’autres
interventions auraient causé des
dommages et des problèmes structurels
qui vont hâter la débâcle économique. L’hyper-inflation,
la croissance de la dette extérieure, et
la crise de la balance des paiements
auront bientôt raison de cette
expérience économique – tel est en tout
cas le grand espoir et l’objet des
prières quotidiennes.
Mais comment un gouvernement qui
dispose de plus de 90 milliards de
dollars en revenus pétroliers peut-il en
arriver à une crise de la balance des
paiements ? Eh bien, la réponse est
qu’il ne peut pas, et qu’il ne le fera
pas. En 2012 le Venezuela a tiré
93,6 milliards de dollars de la
vente du pétrole alors que le total des
importations – à leur plus hauts niveaux
– était de 59,3 milliards. Les comptes
courants ont connu un surplus de près de
11 milliards soit 2,9 % du PIB. Le
paiement des intérêts de la dette
publique externe, qui est la mesure
fondamentale de l’endettement, ne
concernait que 3,7 milliards. Ce
gouvernement n’est pas près de tomber à
court de dollars. L’analyse de la
Bank of America sur le Venezuela du
mois dernier l’a reconnu, en concluant
que l’achat des Bons du gouvernement
vénézuélien était une bonne affaire.
La Banque Centrale du Venezuela
dispose de
21,7 milliards de dollars en réserves
auxquels les économistes de l’opposition
estiment qu’il faut ajouter
15 milliards répartis dans d’autres
agences gouvernementales, soit un total
de 36,7 milliards de dollars. L’usage
est de considérer comme suffisantes des
réserves qui peuvent couvrir trois mois
d’importations; celles du Venezuela
couvrent au moins huit mois et
probablement davantage. Et le pays a les
moyens d’emprunter davantage sur le plan
international.
Le fait que la plupart des réserves
de la Banque Centrale soient en or peut
faire problème mais l’or peut être vendu
même si cela représente moins de cash
que celui du Trésor états-unien. Il
serait farfelu de croire que le
gouvernement vénézuélien préfère une
crise de sa balance des paiements à la
vente de son or.
L’hyper-inflation n’est elle aussi
qu’une hypothèse lointaine. Sur les deux
premières années de la reprise
économique qui a débuté en juin 2010,
l’inflation a baissé, tandis que la
croissance économique a grimpé à 5,7 %
en 2012. Ceci montre que l’économie du
Venezuela – malgré ses problèmes – est
tout à fait capable de conjuguer
prospérité avec baisse de l’inflation.
Ce qui a réellement poussé
l’inflation, il y a près d’un an, fut la
réduction de l’octroi de dollars pour le
marché extérieur. Ceux-ci ont été
réduits de moitié en octubre 2012 et
pratiquement éliminés en février 2013.
De sorte que beaucoup d’importateurs ont
dû acheter davantage de dollars au
marché noir. C’est de là qu’est venu le
pic d’inflation. La dévaluation de
février a également contribué en partie
à l’inflation, mais dans une moindre
mesure.
L’inflation a grimpé à un taux de
6,2 % en mai pour redescendre à 3,0
% en août lorsque le gouvernement a
réinjecté des dollars dans le marché.
Elle est remontée à 4,4 % en septembre
mais le gouvernement a depuis lors
augmenté l’octroi de dollars et a
annoncé des plans d’importation
d’aliments et d’autres biens, ce qui va
probablement faire pression sur les prix
à la baisse.
Bien sûr, le Venezuela fait face à de
graves problèmes économiques. Rien à
voir cependant avec ceux que subissent
entre autres la Grèce (qui
entre dans sa sixième année de récession)
ou l’Espagne,
piégée par des accords dont les
objectifs macro-économiques entrent en
conflit avec la reprise économique. Le
Venezuela dispose de suffisamment de
réserves et de gains du commerce
extérieur pour faire tout ce qu’il veut,
y compris pour dégonfler le marché noir
du dollar et éliminer la plupart des
pénuries. Ces problèmes peuvent être
résolus rapidement par des mesures
politiques.
Le Venezuela – comme la plupart des
économies dans le monde – connaît aussi
des problèmes structurels à long terme
tels que la surdépendance du pétrole,
l’infrastructure inadaptée et une
capacité administrative limitée. Mais
ces facteurs ne sont pas la cause de sa
situation actuelle.
Pendant ce temps le taux de pauvreté
a été ramené à 20 % l’an dernier. C’est
certainement le plus important recul de
la pauvreté pour les Amériques en 2012,
et l’un des plus – sinon le plus –
importants au monde. Ces chiffres sont
disponibles sur le site de la
Banque Mondiale mais presque aucun
journaliste n’a entrepris le difficile
voyage à travers le cyber-espace pour
les trouver et pour les publier.
Demandez-leur pourquoi.
Mark Weisbrot
Source :
The Guardian
(UK),
7 novembre 2013.
Traduction : Thierry Deronne
URL de cet article :
http://bit.ly/1hvG1Vf
Reçu de Thierry
Deronne pour publication
Le dossier Amérique latine
Les dernières mises à jour
|