Religion
Qu’est-ce que la sharî’a ?
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Samedi 29 avril 2017
La référence à la sharî’a fait
l’effet d’un épouvantail aujourd’hui en
Occident. La voir appliquée, c’est
commencer le décompte sordide des
châtiments corporels, des mains coupées
aux flagellations, en passant par les
coups de fouet… c’est, de surcroît, la
répression moraliste des hommes par
laquelle ils imposent aux femmes le
« port du tchador » en même temps
qu’elles se voient considérées comme des
mineures sur le plan légal. Nourrie par
cette imagerie, la référence à la
sharî’a apparaît comme un enfermement
obscurantiste, un entêtement moyenâgeux
et, sans l’ombre d’un doute, fanatique.
Et rien, somme toute, des exemples de
l’Arabie Saoudite, de l’Iran ou autres,
ne vient mettre à mal la portée de
telles conclusions. Partout où le
discours convoque la notion de
« sharî’a », les acteurs semblent
tourner le dos à la réalité
contemporaine et refuser le progrès et
l’évolution en s’armant contre les
périls de l’avenir.
Il ne faut pas manquer d’ajouter
qu’un certain nombre de rois et de
présidents ne font rien pour faciliter
la compréhension de cette notion. En mal
de légitimité islamique, on a vu
appliquer dans le Soudan de Nemeiry et
dans la Libye de Kadhâfi, sur le modèle
de la législation saoudienne, une
sharî’a dont les premières
concrétisations étaient toutes de
l’ordre de la répression et de la sphère
pénale. Il apparaissait qu’« appliquer
la sharî’a » n’était rien d’autre
qu’ajouter l’interdiction à
l’interdiction et réprimer de la façon
la plus exemplaire les transgresseurs.
Le tout portant à croire que plus l’on
diminue les libertés, plus l’on augmente
les peines et les châtiments, et plus
l’on s’approche du « modèle islamique ».
Tous les discours ne changeaient rien à
l’expression de cette réalité.
Il convient pourtant de prendre très
au sérieux cette interpellation sur une
notion centrale de la pensée islamique
et qui, aujourd’hui, souffre d’un
formidable malentendu, quand il ne
s’agit pas d’une coupable trahison.
Aborder la question de la modernité
suppose que nous ayons une idée précise
de ce que recouvrent les orientations
des sources islamiques qui sont
l’essence de ce que, en droit musulman,
on appelle la sharî’a.
Nous avons mis en évidence plus haut
quelles sont les deux sources
fondamentales du droit islamique et quel
est le rôle de l’ijtihâd dans la
formulation d’une législation en prise
avec son époque. Il faut rappeler ici
avec insistance que la sharî’a n’est pas
réductible à la seule sphère pénale et
que, a fortiori, cette réduction est de
nature à mentir sur son essence.
« As-Sharî’a » est un terme arabe qui
veut dire littéralement « le chemin »,
plus précisément, c’est le chemin qui
mène à la source. Dans le domaine de la
réflexion juridique, on comprend par
cette notion, l’ensemble des
prescriptions cultuelles et sociales (au
sens large) tirées du Coran et de la
Sunna. Sur le plan du culte (ibadât),
lesdites prescriptions sont le plus
souvent précises et pour l’essentiel les
règles de pratique sont codifiées et
fixées. Le domaine des « affaires
sociales » (mu’âmalât) est plus vaste et
l’on trouve dans les deux sources un
certain nombre de principes et
d’orientations que les légistes
(fuqahas) doivent respecter quand ils
formulent les lois qui sont en prise
avec leur époque et leur région. C’est
bien l’ijtihâd, troisième source
nominale du droit, qui va faire le lien
entre l’absolu des références et la
relativité de l’histoire et des lieux.
Nourri à la source, et par la source, le
juriste doit penser son époque avec la
claire conscience du cheminement qui le
sépare de l’idéal des prescriptions
générales et orientées. Il devra tenir
compte de la situation sociale
spécifique afin de penser les étapes de
sa réforme. Son pragmatisme doit être
permanent.
Ainsi donc seul est absolu ce qui est
tiré du Coran et de la Sunna dont nous
avons déjà dit que cela recouvrait
l’expression d’orientations générales.
Au-delà, la réflexion est soumise à la
relativité de la pensée humaine et de la
rationalité. On pourra en deux lieux
différents, à la même époque, produire
deux législations différentes sur une
même question et qui, toutes deux,
resteront « islamiques » ; de la même
façon, on pourra, dans une même région,
à deux époques successives, instaurer
deux réglementations différentes par
lesquelles l’évolution socio-historique
aura été prise en compte et qui,
également, resteront « islamiques ». Le
fiqh est la façon dont les juristes, à
la lumière du Coran et de la Sunna, ont
pensé une législation qui soit en prise
avec leur époque. Leurs efforts, pour
très respectables qu’ils soient, restent
des tentatives humaines qui ne peuvent
convenir à toutes les étapes de
l’histoire. De fait, chaque époque se
doit de produire sa « compréhension » et
user de l’intelligence des savants qui y
vivent.
Relever cette confusion entre la
sharî’a et le fiqh et rappeler que si le
Coran et la Sunna traduisent
l’expression de finalités absolues, il
ne peut s’agir de sanctifier les
décisions de tel ou tel juriste du
VIIIe, IVe ou Xe siècle ; relever cela,
disions-nous, n’est pas encore suffisant
pour répondre à ce que peut recouvrir
une application de la sharî’a
aujourd’hui. Nous avons dit un mot plus
haut du nécessaire pragmatisme des
juristes musulmans et il est nécessaire
d’être particulièrement précis en la
matière. Pour le musulman, prononcer
l’attestation de foi (Il n’est de dieu
que Dieu et Muhammad est Son envoyé),
prier cinq fois par jour, donner l’impôt
social purificateur (zakât), jeûner
pendant le mois de Ramadan et faire le
pèlerinage, c’est déjà appliquer la
sharî’a. Au demeurant, il serait plus
exact de dire que vivre, manger, dormir
et répondre à tous les besoins naturels
qui sont les siens, dans le rappel de la
présence du Créateur, c’est déjà
appliquer la sharî’a. Il importe
d’appréhender cette notion sous cet
angle et ce n’est pas là jouer sur les
mots ou sur leur sens. L’homme porteur
de la foi s’engage dans la
concrétisation de l’orientation, de la
pratique et de la législation
individuelle et communautaire, privée et
publique, dès lors qu’il donne à ses
actions le sens de la reconnaissance du
Créateur : clairement, il est sur le
chemin de la source.
Cette application, tant sur le plan
personnel que sur le plan social, fait
l’objet d’une tension entre la visée
idéale et la démarche de son
actualisation au quotidien. C’est le lot
de chaque homme comme de l’humanité tout
entière : la vie est ce cheminement vers
la proximité du mieux, dans l’amour du
meilleur, avec la conscience de
l’insuffisance. La foi devrait être la
conscience de cette humilité. Le Coran,
par sa révélation effectuée sur
vingt-trois années, révèle l’essence de
cette tension en ce qu’il se présente
comme une véritable pédagogie divine. Il
a formé les hommes de la péninsule
arabique au rapprochement ; il les a
initiés, d’une révélation à l’autre,
d’une étape à l’autre, à la meilleure
des pratiques tant sur le plan
individuel que sur le plan
communautaire. Engagés sur la voie, ils
n’ont jamais trahi le sens de la
sharî’a, bien plutôt ils ont vécu son
accomplissement, son parachèvement
jusqu’au jour où cette plénitude fut
réalisée :
« […] Aujourd’hui, J’ai rendu votre
Religion parfaite ; J’ai parachevé Ma
grâce sur vous ; J’agrée l’islam comme
étant votre religion […] » Coran 5/3
Ainsi, sur le plan individuel, chacun
apprendra, au moyen de trois révélations
successives (sur une période d’environ
neuf ans) que la consommation d’alcool
est interdite. De même, sur le plan
communautaire, quatre révélations
viendront progressivement confirmer et
renforcer l’interdiction de l’intérêt et
de l’usure (ar-ribâ) avant que le
Prophète () ne précise la portée
impérative de cette prohibition lors de
son pèlerinage d’adieu. Les ulémas,
spécialisés dans l’étude des sources de
la législation (‘ilm usûl al-fiqh), ont
tiré de ce procédé pédagogique une règle
de première importance pour
l’élaboration du projet social : elle
consiste à penser et à déterminer les
étapes de son actualisation générale. Il
convient donc de fixer des priorités, de
planifier les étapes qui permettront de
créer un contexte dans lequel
l’application d’une règle resterait
fidèle à l’objectif (qasd) coranique.
À considérer l’état de nos sociétés,
prétendre appliquer la sharî’a en
commençant par l’instauration du code
pénal, c’est faire doublement fausse
route : c’est commencer par la fin en ne
tenant pas compte, d’abord, d’un
contexte social profondément nouveau et
perturbé ; c’est, ensuite, au comble de
l’injustice, transformer les victimes
les plus démunies en coupables. C’est,
surtout, trahir la portée du message
coranique qui fait de la justice sociale
la priorité de toute activité
législative. Ainsi donc, dès lors que
nous avons reconnu que déjà nous sommes
engagés, dans la mesure de nos capacités
individuelles et communautaires, dans
une actualisation de la sharî’a, il est
nécessaire que nous nous fixions la
priorité d’une plus grande justice
sociale : toute démarche, toute mesure,
toute réglementation, toute loi qui ira,
en respect des sources, vers plus
d’équité et vers la défense des droits
fondamentaux dont nous parlions plus
haut est une application concrète de la
sharî’a. Impossible ici de se satisfaire
d’un formalisme paresseux qui, pour
apaiser les consciences, n’en serait pas
moins une violation de la Révélation.
L’application de la sharî’a, c’est
aujourd’hui la priorité donnée à
l’actualisation d’un projet social fondé
sur un principe de justice et de
participation communautaires. C’est
s’engager sur les voies de
l’alphabétisation, de la formation, de
la distribution des ressources, jusqu’à
un meilleur aménagement du territoire.
La législation doit, tout à la fois,
accompagner et encourager cette
dynamique et le pouvoir doit s’en porter
garant à tous les échelons de la
représentation politique : très
explicitement, il existe entre la
dictature et l’application de la sharî’a
une contradiction dans les termes. On ne
saurait mieux dire… et espérer être
entendu.
De fait, la sharî’a s’applique dans
l’immédiateté du quotidien de chaque
pratiquant, de façon plus ou moins
complète, mais toujours en tension et en
recherche. Chacun à la mesure de ses
capacités, dans l’espoir d’aller
toujours plus loin dans
l’approfondissement de la spiritualité
et de la pratique. Sur le plan social,
la prière en commun, la zakât sont déjà
un engagement dans la voie et chaque pas
effectué vers une meilleure
reconnaissance du droit des personnes
est un pas de plus vers la réalisation
d’un modèle. On ne saurait donc
commencer par la sanction quand tout,
sur le plan social, nous pousse à la
transgression, au vol, au mensonge, à la
délinquance. Une telle intervention sur
le champ social impose que nous
considérions les choses en amont, et en
profondeur. La législation devient ici
le support de la réforme sociale et,
dans le jeu de leur interaction, l’une
s’appuie sur l’autre pour donner
naissance à un vrai changement. On
pourrait penser, à cette étape de la
réflexion, qu’il n’y a rien là de
spécifiquement islamique. Il reste,
somme toute, que les orientations dont
nous avons déjà parlé demeurent la
référence fondamentale et que, de fait,
il ne saurait y avoir de volonté de
réforme sociale ou politique islamique
sans la traduction concrète de ses
priorités. En d’autres termes, une
action sociale, pour être islamique,
doit d’abord témoigner de son respect à
l’éthique : elle ne se justifie jamais
par son formalisme.
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