Opinion
Les leçons de l'histoire
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Samedi 28 janvier 2017
Le grand mouvement qui va naître en
Europe dès le xvie siècle va apporter
des changements considérables sur les
trois plans économique, politique et
social. La modernisation économique va
transformer la société et elle sera, au
premier chef, synonyme d’enrichissement
et d’amélioration des conditions de vie.
Sur le plan politique, on assistera à la
lente création de l’État de droit, à une
reconnaissance de la liberté
individuelle et religieuse portée par la
sécularisation et, enfin, à la naissance
des sociétés démocratiques ouvertes. La
sphère sociale tirera un profit évident
de l’ensemble de ces bouleversements :
les droits de l’individu et du citoyen,
ses droits sociaux (travail,
participation, représentativité),
suivront la même évolution positive.
À comparer les deux modèles de
sociétés (féodale et civile), qui pourra
nier cet apport de la modernisation en
Europe ? Qui pourra remettre en cause le
bien-fondé de la modernité ? À
considérer les faits sous cet angle,
elle a tout offert à l’homme en
Occident : de la liberté au savoir, de
la science à la technologie. Bref, elle
l’a rendu à son humanité, à ses
responsabilités.
Pourtant, de plus en plus de voix se
font entendre qui critiquent, parfois
sans aucune nuance, la modernisation et
les principes qui fondent la modernité.
En analysant les sociétés actuelles,
certains intellectuels font le reproche
de l’excès (sans pouvoir désigner
clairement des responsables) : à force
de privilégier la rationalité,
l’efficacité et le rendement pour plus
de progrès, nos sociétés sont au bord du
gouffre. Sur le plan économique, on
assiste à une course continue à la
croissance avec la conséquence d’une
incroyable fracture entre le Nord et le
Sud ; sur le plan politique, l’idéal
démocratique se disloque ; sur le plan
social, le chômage et l’exclusion sont
le lot d’un nombre croissant d’hommes,
de femmes et d’adolescents.
Retour du pendule. La modernisation
fut, à son origine, une révolution.
Exprimant un refus, elle s’actualisait
contre un ordre et chaque barrière levée
était en soi un bastion libéré, un gain
de liberté. Dans le même temps, elle
traduisait un optimisme illimité et une
foi profonde en l’homme : sans autre
autorité que son esprit, sans autre
norme que le réel, il lui revenait
d’établir les valeurs et de fixer les
limites pour le bien de l’humanité.
Comme toutes les révolutions, celle-ci
n’a pas échappé aux excès : trop
souvent, les moyens de la libération
sont devenus des fins en soi dans une
amnésie de toutes valeurs normatives. La
liberté a appelé la liberté et le
changement a entraîné le changement ;
l’efficacité et le rendement dans la
production de l’utile sont désormais la
mesure du bien, la croissance
s’auto-justifie au sein d’un processus
qui privilégie le pragmatisme le plus
outrancier et qui fait de toute
référence identitaire ou traditionnelle
l’ennemie ré-actionnaire, amoureuse d’un
passé heureusement dépassé. La
rationalité est devenue la vérité et le
progrès le sens et la valeur. Avec la
naissance de notre siècle est née une
nouvelle idéologie : le modernisme.
C’est clairement une distorsion du
premier élan mais, dans le même temps,
il semble que cela en soit
l’aboutissement logique. Les défenseurs
de la modernisation, à cause du donné
historique, ont voulu se couper de
toutes références pour s’élancer vers
l’avenir en toute liberté. Au nom de
cette même liberté, les idéologues du
modernisme ont fait de cet élan la
référence elle-même, la référence
unique. Elle aura pour nom croissance,
progrès, science ou technologie : le
substrat est le même.
L’Occident, aujourd’hui, traverse une
crise que l’on peut traduire, avec
Touraine, comme « une crise de la
modernité »1. La rationalisation élevée
au rang de doctrine infaillible marque
ses limites et l’homme, qui devait à
l’origine devenir maître du jeu, est
dépassé par la logique qu’il a mise en
branle. Les forces d’attraction
conjuguées à l’efficacité, au rendement,
à la croissance, à l’investissement et à
la consommation ont dépossédé l’homme
d’une partie de son humanité. Sans
références, à la recherche de valeurs
nouvelles (d’une éthique), il subit plus
qu’il ne décide du sens du progrès et de
la marche vers l’avenir. De crises
économiques en crises politiques et
sociales, de déséquilibres Nord-Sud en
déséquilibres écologiques, il devient
impératif pourtant que l’homme
redevienne le Sujet de son histoire,
qu’il réinvestisse les divers champs
d’activité afin de fixer des priorités,
des limites, un sens ; à défaut de
pouvoir déterminer des valeurs.
Il est difficile, on le voit, de
dissocier les aspects positifs et
négatifs de la modernité. À son origine,
elle est une revendication de liberté et
d’autonomie de la raison dans une
acceptation du changement. L’évolution
en cours depuis le xviie siècle, et
principalement au xxe siècle, a provoqué
des excès et donné naissance à une
idéologie. C’est ce que nous avons tenté
de mettre en évidence et ce travail de
défrichage, tel que nous l’avons
effectué dans notre première partie, va
nous permettre de ne pas faire de
confusion dans l’emploi des termes ni de
verser dans l’amalgame : celui-ci
consisterait, par exemple, à confondre
le processus de modernisation avec sa
traduction excessive récente et ainsi,
dans l’élan, à justifier tous les
rejets. De la même façon, en réinsérant
le processus d’accès à la modernité dans
son histoire européenne, il nous sera
possible d’éviter les comparaisons
inopérantes et, surtout, de ne pas
confondre modernité et
occidentalisation.
Car accepter les principes de
liberté, d’autonomie de la raison ou du
primat de l’individu est une chose, mais
c’en est une autre de les identifier à
la seule histoire occidentale qui a vu
leur accession au champ social se faire
à la suite d’un conflit dont on mesure
encore mal l’ampleur et les conséquences
sur les mentalités. L’Occident a donné
une forme particulière à la modernité :
elle participe de son histoire et de ses
références. Une autre civilisation
pourrait, de l’intérieur, fixer et
déterminer les enjeux de façon
différente : c’est le cas de l’Islam en
cette fin de xxe siècle.
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