Religion
L’ijtihâd : entre l’absolu des sources
et
la relativité de l’histoire
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Vendredi 17 février 2017
Quand il devait prononcer un
jugement, le premier calife Abû Bakr
revenait d’abord au Coran en cherchant
s’il s’y trouvait un texte applicable.
S’il n’en trouvait pas, il prenait en
considération la vie du Prophète
(PBSL) – selon son souvenir ou celui de
ses compagnons – pour y découvrir une
situation semblable pour laquelle le
Prophète (PBSL) aurait prononcé un
jugement spécifique. Si, au terme de ces
recherches, les deux sources restaient
muettes sur le cas en question, il
réunissait pour consultation les
représentants du peuple et prenait avec
eux une décision neuve, et
rationnellement autonome, mais
respectueuse de l’esprit des deux
sources.
Cette démarche par étapes avait reçu
l’approbation de Muhammad (PBSL)
lui-même quand il envoya Mu’âdh ibn
Jabal au Yémen afin qu’il y exerçat la
fonction de juge. La veille de son
départ, le Prophète l’interpella :
« Selon quoi jugeras-tu ? – Selon le
livre de Dieu, répondit Mu’âdh ; – Et si
tu n’y trouves rien ? – Selon la
tradition (Sunna) du Prophète de
Dieu ; – Et si tu ne trouves
rien ? – Alors je mettrai toute mon
énergie à formuler mon propre jugement.
Sur quoi le Prophète conclut : “Louange
à Dieu qui a guidé le messager du
Prophète vers ce qui est agréable au
Prophète.” »
De fait, en matière législative, les
choses sont claires. Le droit islamique,
dont on parle tant aujourd’hui, c’est
d’abord l’ensemble des règles générales
stipulées par le Coran et la Sunna. Très
vite, nous l’avons vu, elles ne purent
suffire à répondre aux questions de la
vie quotidienne des musulmans. Il
fallait donc que ceux-ci développent une
méthode et établissent les principes de
la recherche en matière de droit : qu’à
l’exemple de Mu’âdh, ils mettent « toute
leur énergie à formuler leur propre
jugement ». Cette activité de réflexion
est connue dans le droit islamique sous
le nom de ijtihâd, nom arabe dont le
sens est littéralement « mettre toute
son énergie », « faire l’effort de ». Il
s’agit, pour le juriste, en l’absence de
textes de référence de s’atteler à
formuler rationnellement une
réglementation en prise avec le lieu ou
l’époque et qui ne trahisse pas
l’enseignement et l’esprit des deux
sources fondamentales. Selon les lieux
et les époques, les réponses ont donc dû
s’adapter au contexte : elles furent par
la force des choses diverses, plurielles
mais toujours « islamiques » quand elles
ne contredisaient pas les principes
généraux unanimement reconnus.
C’est dire la place du raisonnement,
et avec lui de la relativité de l’espace
et du temps, dans le domaine de la
réflexion juridique. Les juristes
doivent répondre aux questions de leur
temps en tenant compte des réalités
sociales, économiques, politiques de
leur lieu de vie. C’est ce que fit
l’imâm As-Shâfi’î lorsqu’il modifia le
contenu de sa jurisprudence (fiqh) après
un voyage qui l’avait mené de Bagdad au
Caire. Quand on lui demanda le pourquoi
de telles modifications alors que
l’islam est un ; il répondit que les
réalités de Bagdad étaient différentes
de celles du Caire et que des lois
valables là-bas ne l’étaient pas
forcément ici. En d’autres termes, il
traduisait le fait que si la lettre du
Coran et de la Sunna est une, son
application concrète est plurielle et
suppose une adaptation.
Ce travail d’adaptation qui est le
fait des juristes est connu sous le nom
de « fiqh » qui regroupe l’ensemble de
la jurisprudence islamique : tant pour
ce qui a trait à l’aspect cultuel que
pour les affaires sociales. Si les
règles codifiant le culte ne se
modifient guère, il n’en va pas de même
du traitement des affaires sociales.
Ici, les réalités fluctuent et le fiqh
bien compris est une réponse donnée à un
moment donné de l’histoire par un
juriste qui « a fait l’effort » de
formuler une législation islamique et
dont on doit saluer le travail mais non
pas sanctifier les décisions ou les
propositions. Cette confusion entre la
sharî’a et le fiqh est d’ailleurs l’un
des problèmes majeurs des musulmans
aujourd’hui : ceux-ci, trop souvent,
soit confondent l’esprit des injonctions
coraniques avec le sens que tel juriste
leur a donné aux premiers temps de
l’islam, soit éprouvent une grande peine
à penser une législation puisant
toujours dans les sources fondamentales
mais en prise réelle avec notre époque.
On le voit de façon explicite, dès
l’origine, et jusqu’à aujourd’hui,
l’islam a toujours exigé de ses fidèles
de penser concrètement, rationnellement,
leur rapport au monde et à la société.
De nombreux orientalistes ont relevé que
l’une des spécificités de l’islam était
la priorité donnée, dès l’origine, à la
réflexion juridique plutôt qu’aux
considérations théologiques parce que,
dans son essence, l’islam mariait la
sphère privée et la sphère publique et
que la recherche de réponses concrètes
s’imposait. Ce mariage révèle une
conception particulière de l’homme et du
monde.
Nous avons essayé de montrer que rien
ne s’oppose en islam au fait
d’appréhender le changement et
d’accepter le progrès, mais il nous
reste à mettre en évidence les
spécificités de la conception islamique
de l’être humain et de l’univers. Il
s’agira en fait d’analyser quelques-uns
des principes généraux et absolus dont
nous parlions plus haut afin de mesurer
en quoi ils peuvent traduire une
certaine idée de la modernité qui ne
serait toutefois pas assimilée à son
actualisation occidentale.
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