Religion
L’organisation
sociale : le principe de justice
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Vendredi 14 avril 2017
Nous avons beaucoup
insisté sur la responsabilité de
l’individu et il est un fait que
l’organisation de la société repose sur
le degré de conscience des individus qui
la composent. Nous l’avons dit, il
convient ici de le répéter, il n’est pas
un élément du culte musulman, de la
prière au pèlerinage à la Mecque, qui ne
mette l’accent – et la priorité – sur la
dimension communautaire. Pratiquer sa
religion, c’est participer au projet
social et ainsi, il ne peut y avoir de
conscience religieuse sans morale
sociale. Rien n’est plus explicite dans
l’enseignement islamique. Dire cela, ce
n’est pourtant pas encore avoir tout dit
; encore faudra-t-il préciser les
modalités de l’action sociale et la
place de la référence et de l’autorité.
Dans la conception
musulmane de l’être humain, ce qui
caractérise l’homme est le fait de
pouvoir choisir et, en cela, d’être
responsable. Sur le plan moral, la
liberté humaine porte en elle le sens
d’un certain nombre d’obligations. Toute
société, en aval, doit offrir à chacun
la possibilité de répondre à l’exigence
de ces dernières. Ainsi, il apparaît
clairement que les devoirs individuels
devant Dieu vont se traduire, sur le
plan social, par autant de droits
fondamentaux et intangibles. Sans faire
une analyse exhaustive de chacun de ces
droits nous pouvons ici en relever sept
dont le respect est essentiel. Tout
manquement à l’un ou l’autre de ces
droits exige que des mesures soient
prises en vue de réformer la sphère
sociale :
1. Le droit à la
vie et au minimum vital : nous avons
relevé plus haut cinq principes autour
desquels gravitent l’ensemble des
obligations islamiques et il est clair
que la condition première à leur
applicabilité est le respect de la vie.
Chaque être doit avoir droit, et ce dans
n’importe quelle société, au minimum de
nourriture pour pouvoir vivre. Il s’agit
bien de vivre et non pas seulement de
survivre : toutes les sources de l’islam
appellent le musulman à vivre comme un
musulman pratiquant dans la dignité et
le respect de soi et d’autrui. Une
organisation sociale qui n’offrirait pas
à ses membres ce minimum porte atteinte
à leur dignité d’êtres créés ayant à
rendre compte de leur personne devant le
Créateur. Être par essence responsable,
c’est avoir les moyens de la
responsabilité que l’on porte : à
défaut, c’est rendre « coupables » des
innocents.
2. Le droit à la
famille : nous en avons dit quelques
mots ci-dessus. Précisons que chacun a
le droit de jouir d’une vie de famille
et que, en ce sens, la société, par
l’intermédiaire des responsables
politiques, doit offrir à tous la
possibilité de vivre en famille dans un
environnement sain. Il est impératif
pour cela de penser des structures
locales adéquates : vivre à huit dans
une pièce, ce n’est pas fonder un
ménage, c’est aménager une prison, un
étouffement… créer de futures
déchirures, des lendemains de solitude
et de marginalisation.
3. Le droit au
logement : l’expression de ce droit
découle directement de ce que nous
venons de dire. Le logement est la
condition première de la vie de famille
et l’islam insiste beaucoup sur la
sacralité de l’espace privé. Une société
doit donner à chacun de ses membres un
toit ; c’est une responsabilité qui lui
incombe au premier chef. Un homme sans
demeure n’est pas un citoyen, c’est un
exclu et une victime : tous les discours
n’y changeront rien. Déposséder l’homme
des conditions de son humanité et lui
faire payer son errance est doublement
injuste. Être devant Dieu exige d’être
en soi, chez soi ; au sens propre comme
au sens figuré.
4. Le droit à
l’éducation : il faut beaucoup insister
sur ce point et, a fortiori, à notre
époque. Pouvoir lire et écrire, trouver
dans l’instruction les voies de son
identité et de sa dignité humaine est
essentiel. Être musulman, c’est
clairement « savoir » et, d’emblée,
presque naturellement, cheminer vers une
plus grande connaissance. Le Coran est
on ne peut plus explicite sur la
question : savoir, c’est s’approcher de
la lecture des signes, c’est accéder à
une plus grande reconnaissance du
Créateur :
« […] Les savants sont, parmi Ses
adorateurs, ceux qui Le craignent le
plus […] » Coran 35/28
C’est ce que le Prophète ( ) n’a cessé
de confirmer : « La recherche du savoir
est une obligation pour tout musulman et
toute musulmane. » Il s’agit bien de
toutes les sciences et donc, au premier
chef, l’impératif de l’éducation et de
l’instruction de base ne souffre pas de
discussion. Le premier verset du Coran
révélé est « Lis, au nom de ton Seigneur
qui a créé » et c’est bien là la
spécificité de l’homme qui va jusqu’à
lui donner la précellence sur les anges
dans le récit de la création. Une
société qui ne répond pas à ce droit
perd le sens de ses priorités ; plus
clairement, une société qui produit de
l’analphabétisme, de l’illettrisme –
absolu ou fonctionnel – bafoue la
dignité de ses membres : elle est
fondamentalement inhumaine.
5. Le droit au
travail : l’homme doit pouvoir subvenir
à ses besoins. En ce sens, le travail,
comme l’instruction, participe des
droits inaliénables de l’être social et
chacun doit trouver sa place dans la
société dans laquelle il vit. Si, pour
l’islam, l’homme est par l’action et le
travail , il est clair qu’une société
qui l’empêche d’être dans le travail ne
répond pas au contrat social
élémentaire. On connaît les propos du
Prophète :
« Il vaut mieux à l’un d’entre vous
qu’il prenne ses cordes, qu’il aille à
la montagne portant un fagot de bois sur
son dos et qu’il le vende, plutôt que de
mendier auprès des gens qui lui
donneront ou lui refuseront l’aumône. »
Le travail est une recommandation
religieuse qui dépasse le cadre de la
pratique cultuelle ; mais elle apparaît
comme un devoir. La lutte contre tout
type de chômage doit être une priorité
politique. Elle est impérative… elle est
religieuse et humanitaire.
6. Le droit à la
justice : la justice est le fondement de
la vie en société après qu’elle soit,
pour l’islam, l’impératif majeur des
modalités de l’action : « Certes, Dieu
vous commande la justice » lit-on dans
le Coran. Ce principe de justice
s’applique à tous, riches ou pauvres,
présidents ou citoyens, musulmans ou
non. Huit versets de la sourate Les
femmes ont été révélés pour innocenter
un juif et faire porter la
responsabilité de son acte à un
musulman. Le verset associant le
témoignage de la foi à l’expression de
la justice rend le propos explicite :
« Ô vous les porteurs de la foi !
Pratiquez avec constance la justice en
témoignage de fidélité envers Dieu, et
même à votre propre détriment ou au
détriment de vos père et mère et de vos
proches, qu’il s’agisse d’un riche ou
d’un pauvre, car Dieu a la priorité sur
eux deux. Ne suivez pas les passions au
détriment de l’équité ; mais si vous
louvoyez ou si vous vous détournez,
sachez que Dieu est bien informé de ce
que vous faites. » Coran 4/135
L’organisation sociale doit
impérativement garantir le respect des
droits de chacun et ce, par l’expression
d’une double préoccupation : il s’agit,
certes, de faire en sorte que le pouvoir
judiciaire applique les lois avec équité
pour chacun des membres du corps social,
mais il importe également que la société
tende à répondre à l’ensemble des
exigences d’organisation qui sont liées
à la concrétisation des droits que nous
avons mentionnés précédemment. Penser la
justice sociale, c’est déterminer un
projet, fixer des priorités, élaborer
une dynamique qui, au nom des références
fondamentales, orientent l’action
sociale, politique et économique. Nous
n’aurons aucune peine à considérer que
la poursuite de cette démarche de
réforme sociale est fondamentale : elle
participe des conditions de
l’intervention dans la sphère sociale et
c’est bien cet enseignement que la
Révélation est venue manifester au moyen
des étapes de son élaboration qui a duré
vingt-trois années. Toute réflexion sur
la sharî’a doit prendre racine à la
source de cette temporalité sous peine
de trahir ce qu’elle dit défendre.
7. Le droit à la
solidarité : on ne peut pas appréhender
l’univers religieux islamique sans,
d’emblée, se retrouver en face d’une
conception qui place le devoir de
solidarité au cœur de l’expression
vivante de la foi. Être devant Dieu,
c’est être solidaire. Le troisième
pilier de l’islam, l’impôt social
purificateur (zakât), se place très
exactement au centre de l’axe de la
verticalité et de l’horizontalité de la
pratique religieuse et sociale : devoir
devant Dieu, il répond au droit des être
humains. Le Coran est clair quand il est
fait référence aux croyants sincères :
« Et dans leurs biens, il y avait un
droit pour le mendiant et le déshérité
(une partie qui leur revenait de droit).
» Coran 51/19 L’injonction coranique
résonne ici avec force :« Vous
n’atteindrez la plénitude de la pitié
que lorsque vous parviendrez à donner de
ce que vous aimez […] » Coran 3/92
La responsabilité
de chacun est de participer de façon
active à la vie sociale. En cela,
l’obligation de verser la zakât n’est
qu’un pan d’une conception plus large de
la solidarité sociale. L’engagement sur
les plans personnel et familial, qui
semble aller de soi, doit s’accompagner
d’une attention à l’égard des voisins,
de la vie de quartier, des
préoccupations nationales et
internationales. Certes, l’islam a pensé
un support institutionnel pour lutter
contre la pauvreté (par l’intermédiaire
de la zakât), mais il paraît clair que
la solution n’est pas d’abord de nature
structurelle : c’est une question de
conscience et d’éthique. La force de
cette conscience de la fraternité et de
la solidarité humaines est la source
vivante de la lutte contre l’injustice
sociale, la pauvreté et la misère. Qui
porte la foi porte le devoir de cet
engagement ; qui porte la foi sait le
droit de le revendiquer.
Les différents
droits susmentionnés ne couvrent pas
l’ensemble des éléments qui concernent
la sphère individuelle et sociale, mais
ils donnent une idée suffisamment claire
de ce que doivent être les orientations
fondatrices d’une société musulmane. À
la source et au cœur de la réflexion, on
trouve, avec la reconnaissance du Dieu
créateur, des finalités qui toutes
gravitent autour de la notion de
justice. Elle est essentielle, elle est
première, et l’ensemble de l’activité
humaine, dans les étapes qui sont les
siennes, doit maintenir cette
détermination. Pour ce faire, il
convient d’analyser des situations et
non pas d’appliquer des règles dans
l’absolu : car le contexte, somme toute,
peut faire que la plus légitime ou la
plus logique des lois devienne injuste
ou caduque et qu’elle trahisse ainsi
dans les faits ce qu’elle devait
défendre dans l’esprit.
On aurait raison de
relever, à la lecture des lignes
précédentes, que le tableau ainsi décrit
est bien idéal mais que,
malheureusement, rien de ce qui concerne
les hommes et leurs intentions n’est
aussi merveilleux. On aura raison
d’ajouter que l’observation, à peine
minutieuse, des sociétés musulmanes
contemporaines contredit de façon quasi
systématique chacun des points mis en
avant ici. On aura raison, en effet, et
il ne peut s’agir pour nous de nier que
les orientations générales de l’islam
n’ont pas grand chose à voir avec le
quotidien des musulmans en cette fin du
vingtième siècle. Il ne pourra s’agir
non plus de déverser sur l’Occident une
cargaison de reproches ou d’insultes en
rendant « l’ennemi » coupable de tous
nos défauts. Ce serait mentir. Mentir
deux fois : en refusant de prendre la
mesure de nos responsabilités, d’une
part, et en diabolisant dans la
caricature et sans nuance un « Occident
» dont on ne sait pas très bien ce qu’il
recouvre si ce n’est tous les maux de
l’univers, et la responsabilité des
nôtres surtout.
Penser l’idéal sans
nous préoccuper de ce qu’est la réalité
qui nous entoure est dangereux, comme
est dangereuse cette attitude d’un
certain nombre de musulmans qui pensent
qu’il suffit de « revenir à l’islam »
pour que, d’un coup d’un seul, les
choses soient réglées. Au vrai, le
danger est double :
– D’une part, il
tend à présenter les choses de façon
simplificatrice et grossière… on se
persuadera que le problème de la
pauvreté sera résolu par l’imposition de
la zakât, que l’économie sera assainie
par l’interdiction de l’intérêt (ribâ)
et qu’enfin la société sera unie parce
que « les croyants sont frères ». On se
contentera alors de quelques discours
d’intention et l’on s’en remettra à Dieu
pour le reste… Comme si « s’en remettre
à Dieu » signifiait un déficit
d’intelligence et de compétence dans
l’action ; comme si la Révélation
coranique avait confondu l’orientation
et l’état, le lieu où nous devons nous
rendre et le lieu où nous sommes, le
fondement actualisé du projet social et
l’expression bien intentionnée de sa
forme. Il n’en est rien et la «
tradition de Dieu » (sunnat Allah) au
travers de l’histoire de l’humanité nous
montre que les choses sont plus
complexes et que la réussite d’un projet
humain est garantie, à la lumière de la
foi, à qui sait développer les
caractéristiques de sa nature humaine.
En d’autres termes, s’approcher des
recommandations divines, c’est
multiplier les qualités de son humanité,
ce n’est pas s’en vider pour s’anéantir
dans un fatalisme qui mêle la mystique à
la passivité. Quelles que soient nos
bonnes intentions.
– Le second danger
est de nature sensiblement différente
mais il est non moins répandu : en
effet, on peut lire sous la plume d’un
certain nombre de ulémas et
d’intellectuels musulmans aujourd’hui
des propos qui transforment la
profondeur de l’enseignement islamique,
dans ses orientations et ses objectifs (maqâsid),
en une littérale application de règles
appelées islamiques parce qu’elles se
réfèrent formellement au Coran et à la
Sunna. Sans prendre le temps de
considérer le contexte, l’état de la
société, les modalités d’application des
lois et des règles, on exige une
application immédiate de certaines
mesures qui, le plus souvent, sont des
mesures de contrainte comme si, pour
être bon musulman aujourd’hui, il
fallait être moins libre. Ce formalisme
a des conséquences proprement
dramatiques car, à vouloir plaquer un
islam de façade sur les problèmes des
sociétés contemporaines, on ne remonte
pas à la cause des fractures et l’on
s’empêche ainsi de trouver des
solutions. La situation ne peut donc
s’améliorer et à mesure qu’elle ira se
détériorant, on interviendra, de façon
toujours plus coercitive, pour «
appliquer l’islam ». La bonne intention,
réelle ou supposée, se traduit en
cauchemar au quotidien : rendre une
société plus musulmane, équivaudrait à
interdire davantage, à censurer en
permanence, à réprimer, à emprisonner et
à châtier sans relâche… Restera à se
demander comment un message qui, aux
sources de la permission originelle, a
tant fait confiance aux hommes pour le
traitement de leurs affaires, qui a tant
misé sur leur responsabilité, finit par
devenir l’outil d’une suspicion
généralisée à laquelle seul sied un
régime policier et totalitaire. Le
formalisme ici tue l’essence du message
qu’il dit défendre : c’est bien cette
trahison que l’on retrouve dans les
propos des chefs d’État qui, de la Libye
à l’Irak ou aux pays du Golfe, nous
disent vouloir appliquer la sharî’a
islamique et qui se dotent, pour se
faire, de l’arsenal des lois les plus
répressives contre leur peuple. Généreux
présidents, rois ou princes, ils
confondent innocemment le projet d’une
réforme sociale, qui serait la réelle
application de la sharî’a aujourd’hui,
avec l’application d’un code pénal dont,
au pire, ils ne tireront que plus de
pouvoir. « Islamisation » de vitrine qui
habille les dictateurs et dont trop de
peuples souffrent.
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