Religion
L’appel au Jihâd
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Vendredi 12 mai 2017
Que n’a-t-on pas entendu à propos de
la « guerre sainte », de la mobilisation
fanatique des « fous de Dieu »… de ce
« nouveau fléau de l’intégrisme
rampant ». Le monde de l’Islam,
dernièrement habité par la gangrène du
jihâd, fait peur et terrorise
les intelligences.
Comment donc l’une des notions les
plus fondamentales de l’islam en
est-elle venue à exprimer une de ses
caractéristiques les plus sombres ?
Comment un concept fort de la plus
intense des spiritualités est-il devenu
le symbole le plus négatif de
l’expression religieuse ? La lecture des
événements de l’histoire récente a sa
part de responsabilité certes, mais la
distorsion remonte à une date avancée du
Moyen-Âge. La compréhension d’un certain
nombre de notions islamiques s’est
bornée, très tôt, à l’exercice de la
pure comparaison : il y a eu les
croisades, il y a eu l’expansion
musulmane ; il y a eu les saintes
croisades, il y a donc eu « les guerres
saintes », le fameux jihâd. Et
si l’Occident a heureusement dépassé le
stade primitif de la guerre religieuse,
de la croisade, le spectateur est bien
forcé de constater que le monde musulman
est bien en retard aujourd’hui puisque
partout l’on voit des groupes, des
mouvements, des partis et des
gouvernements en appeler au jihâd,
à la lutte armée, à la violence
politique. L’arsenal symbolique paraît
moyenâgeux et obscurantiste. L’islam
évoluera-t-il ?
La question paraît légitime, son
expression révèle pourtant un autre
malentendu dont on peut douter qu’il ne
soit pas volontairement entretenu
aujourd’hui. Il faut revenir à la source
de cette notion et chercher à mieux
comprendre sa portée spirituelle et
dynamique. Le jihâd, c’est
l’expression la plus réalisée d’une foi
qui cherche à exprimer l’équilibre et
l’harmonie : il nous faut dire un mot
ici de sa portée individuelle, de sa
dimension littéralement « inter-nationale »
et, enfin, puisque c’est le sujet qui
nous occupe ici, de son actualisation
sociale.
A) La paix du cœur
Quel être humain pourrait affirmer,
au cœur de son intimité, ne pas
connaître la violence : parfois
l’agressivité, parfois la haine, parfois
l’excitation d’un instinct destructeur,
parfois la colère. La maîtrise de soi,
la sérénité, le respect de l’autre, la
douceur ne sont pas naturels, mais
s’acquièrent au prix d’un effort
personnel permanent. Tel est le lot des
hommes : ils abordent les rivages de
leur humanité par un long travail sur
soi, pensé et mesuré. Chacun le sait,
chaque cœur le sent.
Toutes les littératures sont pleines,
depuis toujours, de la traduction de
cette tension qui tantôt s’apaise,
tantôt agite, tantôt déchire l’intimité
des hommes. De la Baghavad Gita à la
Thora et aux Évangiles, de Dostoievski à
Baudelaire, l’horizon humain reste le
même. Le Coran confirme la plus
quotidienne des expériences :
« Par une (l’)
âme et ce qui l’a équilibrée et
lui a inspiré son libertinage ou sa
piété. Il sera certes heureux celui qui
la purifie, il sera certainement perdu
celui qui la corrompt. » Coran
91/7-10
Les deux voies sont explicites et
elles s’appréhendent de façon à la fois
plus vive et plus morale avec le
souvenir de la vie de l’au-delà. La vie
est cette épreuve de l’équilibre pour
les hommes capables du meilleur comme du
pire.
Nous sommes ici à proximité de
l’essence de la notion de jihâd
qui ne peut se comprendre qu’en regard
de la conception de l’homme qui la
sous-tend. La tension est naturelle, le
conflit de l’intimité est proprement
humain et l’homme chemine et se
réalise dans et par l’effort qu’il
fournit pour donner force et présence à
l’inclination de son être la moins
violente, la moins colérique, la moins
agressive. Il lutte, au quotidien,
contre les forces les plus négatives de
son être : il sait que son humanité sera
au prix de leur maîtrise. Cet effort
intime, cette lutte entre les
« postulations » de l’intériorité est la
traduction – littérale et figurée – la
mieux appropriée du mot jihâd.
Il ne s’agit pas ici de réduire le
jihâd à la dimension
personnelle (jihâd an-nafs),
mais très clairement de revenir à
l’expression de sa réalité la plus
immédiate : le jihâd est à
l’humanité de l’homme ce que l’instinct
est au comportement de l’animal. Être
pour l’homme, c’est être responsable et
cette responsabilité est liée au choix
qui devrait toujours chercher à exprimer
la bonté et le respect de soi et
d’autrui. Choisir c’est, dans la réalité
des conflits intérieurs, se déterminer
pour la paix du cœur.
On connaît le propos du Prophète
(PBSL) dans un hadîth dont la
chaîne de transmission est reconnue
comme faible (da’îf), mais dont
on peut tirer un enseignement tant son
sens et sa portée sont confirmés par
d’autres traditions. Au retour d’une
expédition qui avait opposé les
musulmans à leurs ennemis, le Prophète
(PBSL) aurait caractérisé la guerre
comme étant un « petit jihâd »
en comparaison du « grand jihâd »
qu’est l’effort de purification
intérieure, de spiritualisation de
l’être devant le Créateur. Plus que la
comparaison, ce qu’il faut retenir ici,
c’est l’association de la foi à
l’expérience de l’effort pour atteindre
l’harmonie et la sérénité. La vie est
cette épreuve et la force spirituelle
est signifiée par le choix du bien, de
la bonne action pour soi et pour
autrui :
« C’est Lui (Dieu)
qui a créé la mort et la vie
pour vous éprouver et connaître celui
d’entre vous qui agit le mieux […] »
Coran 67/2
Réformer l’espace de son intériorité,
apaiser son cœur au chevet de la
reconnaissance du Créateur et dans la
densité d’une action humaine et
généreuse, aimer dans la transparence et
vivre dans la lumière, tel est le sens
de la spiritualité islamique. Elle
rejoint l’horizon de toutes les
spiritualités qui exigent de l’homme de
se doter d’une force d’être plutôt que
de subir l’acharnement despotique d’une
vie réduite aux seuls instincts. Cette
tension vers la maîtrise de soi se
traduit en arabe par le mot jihâd…
comprendre cette dimension est l’étape
obligée d’une discussion plus large sur
le sens du conflit armé qu’elle peut
recouvrir. Ce qu’il faut retenir, au
premier chef, sur le plan individuel
comme sur le plan inter-national,
c’est que Dieu a voulu la tension et
qu’il a fait de sa gestion l’une des
conditions d’accès à la foi et à
l’humanité.
« Le Prophète (PBSL) demanda un
jour : “Qui est donc le plus fort parmi
vous ?” – Les compagnons répondirent :
“Celui qui terrasse son ennemi.” et le
Prophète de répondre : “Non, le plus
fort est celui qui maîtrise sa colère.” »[1]
[1]. Rapporté par Bukhâri et Muslim.
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