Religion
Les droits de Dieu, la responsabilité
des hommes
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Vendredi 10 mars 2017
L’ensemble de la conception de
l’homme qu’offre l’islam, de son rapport
à l’univers et à autrui tient dans les
trois fondements que nous venons de
présenter : le principe de la propriété
du Créateur, comme celui de la gérance,
au sein duquel vient s’inscrire l’idée
de la permission originelle, sont les
substrats de la religion islamique. La
« soumission », qui est la traduction
littérale du mot « islam », c’est, à
l’instant même où s’exprime la foi, la
reconnaissance de cet ordre essentiel :
se soumettre, c’est accepter la
liberté en être humain responsable
devant le Créateur ; c’est faire
siennes les limites :
« […] Telles sont les limites
(frontières, lois) de
Dieu, n’en approchez pas (ne
les transgressez pas). C’est
ainsi que Dieu explicite Ses signes aux
humains. Peut-être Le craindront-ils. »[1]
Coran 2/187
L’ordre de l’univers et la sacralité
des éléments qu’il faut respecter, les
limites qu’il ne faut pas transgresser
sont, dans l’intimité du fidèle, les
droits de Dieu sur l’ensemble de la
création. En islam, cette intimité est
marquée, dès l’origine et au-delà de
toute appartenance à une religion
spécifique, par la reconnaissance de la
Transcendance. Qui fera le chemin vers
l’origine trouvera en lui cette
aspiration naturelle (al fitra)
vers Dieu :
« Et quand Nous prîmes des
reins d’Adam sa descendance et Nous la
fîmes témoigner : “Ne suis-Je pas votre
Seigneur ?”, ils répondirent : “Certes
oui, nous en témoignons !” Et ce afin
que vous ne disiez pas au Jour du
Jugement dernier : “Nous ne savions
pas !” »[2]
Coran 7/172
Faire de sa vie et de sa liberté le
témoignage quotidien de cette
reconnaissance est la responsabilité
de l’homme : sa façon, par la
mémoire et le geste, de célébrer les
louanges du Créateur de ce même chant
que libère le battement des ailes de
l’oiseau, la succession des jours et des
nuits ou la graine, quand elle se fend
en donnant la vie :
« Les sept cieux et la terre,
et tout ce qui est en leur sein,
célèbrent les louanges de Dieu. Il n’est
pas une chose sur la terre qui ne
célèbre Ses louanges mais vous ne
comprenez pas leur chant. Dieu est
certes doux et pardonneur. »
Coran 17/44
« Dieu est le créateur de la
graine et du noyau, il extrait le vivant
du mort et il extrait le mort du vivant.
Tel est Dieu ; pourquoi vous
détournez-vous de Lui ?
Il fend le ciel à l’aube. Il
a fait de la nuit un repos ; du soleil
et de la lune, une mesure du temps.
Voilà le décret du Puissant, de celui
qui sait ! C’est Lui qui, pour vous, a
établi les étoiles afin que vous vous
dirigiez d’après elles dans les ténèbres
de la terre et de la mer. Nous exposons
Nos signes aux hommes qui savent. C’est
Lui qui vous a fait naître d’une
personne unique – réceptacle et
dépôt – Nous exposons les Signes aux
hommes qui comprennent. » Coran
6/95-98
Dire que Dieu a des droits, c’est
dire que l’essence de l’homme est d’être
tout à la fois libre et responsable :
clairement, il a la
responsabilité – le devoir – de rendre
compte de sa liberté. Cette
formulation, en apparence paradoxale,
traduit assez bien le sens de la vie
humaine. Dieu a voulu l’ordre du monde
tel qu’il est, il a décidé la diversité
des couleurs et des religions : c’est
l’expression de son droit. L’homme,
libre, doit reconnaître cet ordre et
respecter, en l’autre, le droit de Dieu.
On le voit, les perspectives sont
inversées : il n’est pas ici de
tolérance[3]
que le croyant pourrait, par
condescendance, avoir à l’endroit
d’autrui. Le droit d’être est donné à
tous et le devoir de chacun devant Dieu
est de le reconnaître. Se donner le
droit de tolérer, c’est transgresser une
limite… c’est violer, dans l’intimité,
le droit du Créateur :
« […] À chacune (des
religions du livre) Nous avons
donné une voie et un enseignement. Si
Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de
vous une seule communauté mais il en est
ainsi afin de vous éprouver en ce qu’Il
vous a donné. Rivalisez donc de bonté.
Vers Dieu se fera votre retour à tous et
Il vous informera alors de ce sur quoi
vous étiez divisés. » Coran
5/48
La différence des peuples et des
nations, les spécificités de cultures,
le particularisme des coutumes a été
voulu par Dieu. C’est une richesse, mais
c’est aussi une épreuve, tant il est
difficile pour l’homme de concevoir et
de vivre la différence sous tous ses
aspects. Elle est un fait, elle est un
défi. Le Coran nous indique ici que la
meilleure façon de le relever, de faire
face à cet aspect de la vie terrestre,
est de rivaliser de bonté… dans tous nos
actes, au creux de toutes nos pensées.
Avec nos gestes, avec nos mots, avec
notre cœur. Il n’y a pas à tolérer… il y
a, en tout, devant tous, de tous les
horizons et de toutes les couleurs, à
témoigner de l’exigence de vérité, de
bien et de justice.
[1]. Les passages entre parenthèses
sont nécessaires à la traduction pour
approcher du sens arabe. L’idée de
crainte traduite à la fin de ce verset
ne donne que très imparfaitement le sens
de « taqwa, yataqûn » : il
s’agit plutôt de l’intensité de la foi
quand elle est empreinte d’humilité et
d’amour.
[2]. Ce verset a fait l’objet de
très nombreux commentaires : il est d’un
grand intérêt dans la discussion
théologique concernant la fitra – l’aspiration
naturelle de l’homme vers Dieu ou la
reconnaissance de l’essence naturelle de
la soumission (islam) au
Créateur –. Les soufis l’ont beaucoup
commenté et exploité. Il ne nous est pas
possible d’aborder ici l’ensemble de la
problématique qui y est relative. On se
bornera à dégager l’idée fondamentale
qu’il existe en tout homme selon l’islam
une aspiration, une énergie qui
l’oriente vers le Créateur. Ce
« penchant » participe de l’homme et de
sa condition : il est une
« attestation » (shahâda)
naturelle. Cette idée rejoint la formule
de l’historien des religions, Mircea
Eliade, lorsqu’il affirme que le sacré
« est un élément dans la structure de la
conscience humaine » (Histoire des
croyances et des idées religieuses,
tome I, Payot, 1976). Voir notre
3ème partie.
[3]. La tolérance traduit, par
essence, un rapport de force dont
l’équilibre serait le fait du libre
choix du plus fort – ou de la
majorité – « souffrant » la présence de
l’autre. C’est la référence à l’histoire
des mentalités, des sociétés et des
religions qui peut nous permettre de
comprendre l’origine de cette
conception : elle fut enfantée par la
philosophie rationaliste quand il s’est
agi de déterminer l’attitude raisonnable
des plus forts ou de la
majorité. Le pendant de cette démarche
pour ce qui concerne les plus
faibles – ou les minorités – est
l’élaboration d’une déclaration de leurs
droits. La dimension positive est ici
patente si l’on considère les choses sur
le plan historique mais, en l’absence
d’un principe fondateur d’obligation (un
devoir), on perçoit que ces formulations
n’ont pas permis de réaliser une société
à même de gérer la diversité tant sur
les plans législatif que culturel. Sans
compter, somme toute, qu’elles ne nous
mettent pas à l’abri des accès
d’intolérance qu’engendrent dans tout
l’Occident les fractures sociales. Cf.
infra.
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