Opinion
Le Coran et la sunna
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Vendredi 10 février 2017
Le Coran est pour les musulmans la
parole de Dieu révélée par fragments au
Prophète Muhammad (PBSL) par
l’intermédiaire de l’ange Gabriel
pendant les vingt-trois années de sa
mission. En ce sens donc, le Coran
représente pour eux une parole d’absolu
qui donne et prend sens au-delà des
événements et des contingences de
l’histoire : et ce parce qu’elle est,
pour les fidèles de l’islam, le dernier
message révélé aux hommes par Dieu qui,
auparavant, avait envoyé d’innombrables
prophètes et messagers dont Noé,
Abraham, Moïse et Jésus.
Le texte coranique est, avant toute
chose, un rappel aux hommes pour qu’ils
reviennent à la foi originelle en Dieu
et qu’ils aient de fait le comportement
moral qui convient. Plus d’un tiers du
Coran est constitué par l’expression du
« tawhîd » : la foi en l’unicité du
Créateur qui n’engendre pas et n’a pas
été engendré. On trouve également
évoquées les histoires des Prophètes
dont la narration traduit le fait de
l’essence unique des messages et de leur
continuité. Tous ces passages sont
propres à donner naissance à la
spiritualité qui doit accompagner le
croyant : leur dimension absolue est en
soi logique, et légitime.
De nombreux versets du Coran parlent
de la création, de l’univers et d’autres
insistent sur les modes de relations que
les hommes doivent entretenir entre eux
ou avec la nature. La Révélation traite
en effet de toutes les sphères de
l’activité humaine : de l’ordre
économique, du projet social, de la
représentativité politique. C’est cette
spécificité qui, à première vue, fait
problème, car si la parole de Dieu est
absolue, une et définitive, cela revient
à dire que ce qui a été écrit et recensé
au VIIe siècle comme « parole de Dieu »
est à appliquer tel quel à toutes les
époques ultérieures. L’islam serait
donc, par essence, fondamentaliste au
sens où l’on comprend cette notion dans
l’histoire du christianisme.
Pourtant, ni le Prophète, ni ses
compagnons, ni les premiers juristes ne
l’ont entendu ainsi. Le Coran est
descendu par fragments et les versets
révélés étaient souvent des réponses à
des situations spécifiques auxquelles
devait faire face la communauté des
fidèles autour du Prophète. C’est une
réponse relative à l’événement
historiquement daté : l’absolu révélé
n’est pas dans la littéralité de la
formulation, mais dans le principe
général qui se dégage de ladite réponse.
C’est ce qu’ont traduit les premiers
juristes, après Abû Hanîfa et
As-Shâfi’î4, avec la notion de « maqâsid
as-sharî’a » : les objectifs, les
principes d’orientation de la
législation islamique.
Il s’agit là de la conceptualisation,
après coup, de ce que Muhammad (PBSL) et
ses compagnons comprenaient et
appliquaient naturellement. Quand ‘Umar,
alors qu’il avait succédé à Abû Bakr à
la tête de la communauté musulmane,
décida, durant l’année dite de la
famine, de suspendre l’application de la
peine de la main coupée aux voleurs, il
suivait très exactement le principe
énoncé ci-dessus : maintenir
l’application de cette peine aurait
signifié une trahison de l’objectif de
la Révélation qui seule est absolue
(même si cela pouvait apparaître comme
un manquement à la lettre du Coran).
Il se trouve dans le Coran à peu près
228 versets (sur 6 238) qui traitent de
la législation générale (code civil et
pénal, droit constitutionnel, relations
internationales, ordre économique,
etc.). Il est impossible, avec ce qui ne
représente que 3% du Coran, de répondre
aux besoins d’une quelconque
société – cette insuffisance était
apparue du temps même du Prophète
(PBSL) – et les juristes ont très vite
cherché à dégager les principes
généraux, et absolus, qui se cachaient
derrière les réponses spécifiques
données aux habitants de la péninsule
arabique au VIIe siècle.
Le Coran offre donc des principes
directeurs, des principes d’orientation.
Ces derniers sont, par essence, absolus
puisque, pour le musulman, ils
proviennent du Créateur qui indique à
l’homme la voie (la sharî’a) à suivre
pour respecter Ses injonctions. Ces
principes sont la référence des juristes
qui ont la responsabilité, en tout lieu
et à toute époque, d’apporter des
réponses en prise avec leur
environnement sans trahir l’orientation
première. Ainsi, il ne s’agit pas de
refuser l’évolution des sociétés, le
changement des modes et des mentalités,
ou les diversités culturelles : bien au
contraire, le musulman est mis en
demeure de respecter l’ordre divin (qui
a voulu le temps, l’histoire et la
diversité) :
« Dieu fait sortir le vivant du mort ;
Il fait sortir le mort du vivant. Il
rend la vie à la terre quand elle est
morte : ainsi vous fera-t-Il surgir de
nouveau.
Parmi Ses signes : Il vous a créés de
poussière, puis vous voici des hommes
dispersés sur la terre.
Parmi Ses signes : Il a créé pour vous,
tirées de vous, des épouses afin que
vous reposiez auprès d’elles, et Il a
établi l’amour et la bonté entre vous.
Il y a vraiment là des signes pour un
peuple qui réfléchit.
Parmi Ses signes : la création des cieux
et de la terre ; la diversité de vos
langues et de vos couleurs. Il y a là
vraiment des signes pour ceux qui
savent. » Coran 30/19-22
Les étapes de la création – des cieux,
de la terre et des êtres humains – et la
diversité des idiomes et des couleurs
sont autant de signes tant de la
Présence que de la volonté divines qu’il
faut donc respecter. L’interpellation à
l’ensemble des êtres humains va dans le
même sens :
« Ô vous les gens ! Nous vous avons
créés d’un homme et d’une femme et Nous
avons fait de vous des peuples et des
tribus pour que vous vous
entreconnaissiez […] » Coran 49/13
Ainsi l’homme, porteur de la foi, doit
admettre, à l’instant même où il
s’occupe des affaires humaines, les
données de l’évolution historique, de la
diversité cultuelle et culturelle. Faire
face à ses responsabilités de croyant,
c’est appréhender l’horizon de cette
complexité et, d’emblée, s’activer à
chercher, pour son époque et son pays,
la meilleure façon d’établir une
harmonie entre les principes absolus et
la vie quotidienne.
La Sunna du Prophète, seconde source
du droit islamique, permet de
s’approcher des objectifs de la
Révélation. En effet, en analysant ce
que Muhammad (PBSL) a pu dire en telle
ou telle circonstance, ou comment il a
agi, ou encore ce qu’il a approuvé, nous
sommes à même de mieux comprendre le
sens et la portée des injonctions
divines. De la même façon, les juristes
se sont efforcés de dégager à partir des
dires, des faits et des décisions du
Prophète (PBSL), les principes qui
devaient permettre aux musulmans de
vivre avec leur temps ou leur
environnement tout en restant fidèles à
son enseignement.
À première vue, la référence
constante au Coran et au Prophète peut
apparaître comme un obstacle au
changement, comme sa négation manifestée
par la volonté de voir appliquée
aujourd’hui une législation vieille de
quatorze siècles. Ce que nous venons de
dire est la démonstration que cette
compréhension est bien réductrice et
qu’elle ne correspond ni à
l’enseignement de Muhammad (PBSL) ni à
l’attitude des ulémas (savants) de la
première époque. La détermination des
principes généraux est un fait avéré
dans les modalités de lectures
juridiques du Coran et des traditions et
que confirment, s’il en était besoin,
l’exigence de « l’effort de réflexion
personnelle » (ijtihâd) dans des
situations dont ne parlent ni le Coran
ni la Sunna.
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