Religion
La permission originelle
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Vendredi 3 mars 2017
L’univers entier est l’œuvre de la
volonté divine : dans l’absolu, cette
œuvre est bonne et révèle le bien pour
l’homme. La nature l’accueille et le
naturel l’oriente. C’est une règle
fondamentale en islam[1]
que d’affirmer la priorité de la
permission –et donc de la liberté – dans
notre rapport au monde et aux hommes.
Cette permission originelle (al-ibâha
al-asliya) doit se traduire par une
compréhension particulière de notre être
au monde : la liberté et l’innocence
sont les états premiers de l’homme dans
un monde ouvert ; plus intimement, dans
un monde offert :
« C’est lui qui a créé pour
vous tout ce qui est sur la terre […] »
Coran 2/29
« Ne voyez-vous pas que Dieu
a mis à votre service ce qui est dans
les cieux et ce qui est sur la terre ?
Il a répandu sur vous des bienfaits
apparents et cachés […] » Coran
31/20
L’homme conçoit donc l’univers, dont
il fait partie, comme un don et ses
éléments comme des bienfaits offerts à
sa présence, témoins de sa
responsabilité. Le champ de l’interdit
est bien restreint en comparaison de
l’horizon des possibles : c’est ce que
nous confirme la lecture du Coran et ce
qu’a rappelé Muhammad (PBSL) à ses
premiers compagnons :
« Ce que Dieu a rendu licite dans
son Livre est certes licite ; ce qu’il a
rendu illicite est illicite et ce à
propos de quoi il s’est tû c’est une
bonté de sa part : acceptez donc de Dieu
sa bonté car Dieu ne peut avoir oublié
une chose », puis il récita le
verset du Coran : « […]
Et Dieu n’est pas de ceux qui
oublient. » Coran 19/64[2]
et dans une autre tradition (hâdîth) :
« Dieu a prescrit des devoirs, ne
les négligez pas ; il a institué des
limites, ne les outrepassez pas ; il a
prohibé certaines choses, ne les
transgressez pas. Il s’est tû au sujet
de certaines choses, par bonté envers
vous, non par oubli, ne cherchez pas à
les connaître. »[3]
Adam et Eve, tous deux responsables
d’une désobéissance au seul interdit
exprimé par Dieu, seront pardonnés après
leur acte et leur vie sur la terre sera
une épreuve qui prend sa source dans
l’innocence et son sens dans la
responsabilité :
« Nous avons dit : “Ô Adam ! Habite
avec ton épouse dans le jardin ; mangez
de ses fruits comme vous le voudrez ;
mais ne vous approchez pas de cet arbre,
sinon vous seriez au nombre des
injustes.” Le Démon les fit trébucher et
il les chassa du lieu où ils se
trouvaient. Nous avons dit : “Descendez,
et vous serez ennemis les uns des
autres. Vous trouverez sur la terre un
lieu de séjour et de jouissance
éphémère.”
Adam reçut de son Seigneur
des paroles ; puis Dieu accueillit son
repentir. Dieu est, en vérité, celui qui
revient sans cesse vers le pécheur
repentant ; Il est Miséricordieux. »
Coran 2/35-37
Dans ce lieu de séjour qu’est la
terre, l’homme naît innocent et les
Révélations successives viennent lui
indiquer la voie (la sharî’a,
au sens premier du terme) et spécifier
des limites. Chacun, selon ses
capacités, sera responsable de leur
respect et chacun devra rendre compte de
ses actions :
« Dieu n’impose à chaque
homme que ce qu’il peut porter […] »
Coran 2/286
« […] Nul ne portera le fardeau d’un
autre […] »
Coran 17/15
Ainsi est la vie, et cette épreuve
est le lot de tous les êtres humains
depuis l’aube des temps :
« (Il) a
créé la mort et la vie pour vous
éprouver et connaître ainsi celui
d’entre vous qui agit le mieux. Il est
Tout-Puissant ; Il est celui qui
pardonne. »
Coran 67/2
Sur le plan juridique, il s’ensuit
une règle imposée dans la modalité de
lecture du Coran et de la Sunna dès lors
qu’il est stipulé que la permission est
première : tout ce qui n’est pas
clairement interdit par Dieu est permis
de fait.[4]
L’interdiction agit autant comme une
limitation que comme une orientation :
par l’imposition de limites, le Créateur
révèle à l’homme la dimension du
sens et lui indique un horizon de
valeurs dont le respect fondera
son humanité, sa dignité. Or, les
interdits, à les considérer dans leur
ensemble, sont en nombre restreint : ce
qu’il reste à l’homme de champ d’action
et d’engagement est infiniment étendu.
En ce sens, Yusuf al-Qardhâoui a bien
raison de préciser que la permission
originelle ne recouvre pas seulement les
éléments naturels, les viandes ou les
boissons mais également les actions, les
habitudes et les coutumes diverses et
donc les affaires sociales dans leur
ensemble. Tout est permis à l’exception
de ce qui contredit une prescription
stipulée et reconnue. La dignité de
l’homme tient dans sa capacité à marier
les deux attitudes : respecter les
limites et relever le don de son
humanité :
« Ce qui est licite est évident,
comme est évident ce qui est illicite.
Entre le licite et l’illicite, il est
des choses (ou actions) qui suscitent le
doute et que bien peu de gens
connaissent. Celui qui se garde de ces
choses (ou actions) préserve par là même
sa religion et son honneur. Celui qui
tombe dans les choses (ou actions)
douteuses s’aventure en fait dans
l’illicite. À l’exemple du berger dont
les bêtes pâturent autour d’un enclos
dans lequel elles risquent à tout moment
d’entrer. Tout souverain possède un
domaine réservé ; celui de Dieu est
l’ensemble de ses interdictions. – Il
est dans le corps un morceau de chair
qui, s’il est sain, rend tout le corps
sain ; mais s’il est corrompu, tout le
corps se corrompt ; certes, il s’agit du
cœur. »[5]
La conscience que l’univers est
offert et que s’y dessinent les chemins
du don, de la permission et de la
confiance, doit être première. Il est en
l’homme une nature qui est une
bénédiction : elle lui permet
d’atteindre une sérénité à la source du
pardon de Dieu et de Son amour.
Alors, doit agir la conscience des
limites et ce, dans l’intime conviction
de la responsabilité devant Dieu et non
dans celle de la primauté de sa
culpabilité.[6]
[1]. Dans la science des sources de
la législation (‘ilm usûl al fiqh :
littéralement, les sources de la
compréhension) dont le premier
codificateur fut l’imâm As-Shâfi’î
(767-820).
[2]. Rapporté par al Hâkim et
vérifié par la tradition (hadîth)
de Abû Ad-Dardâ’.
[3]. Rapporté Ad-Dâraqutni, Tirmidhi,
Ibn Mâja et al Hâkim.
[4]. Voir à ce sujet l’excellente
introduction à ces questions dans le
texte de Yusuf al-Qardhâoui Al-halal
wal-harâm fil-islâm, le Caire,
1960, traduit en français sous le titre
Le licite et l’illicite en islam.
Voir également Usul a’-tashrî’ al-islamî
(les sources de la législation
islamique), en arabe, par Ali
Hassaballah, le Caire, 1985.
[5]. Rapporté par Bukhâri et Muslim.
[6]. Toute idée de péché originel
est absente des références islamiques.
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