Chronique de
Palestine
De la Palestine aux États-Unis, nous
devons défendre
le droit des peuples à
respirer
Samah Jabr
Manifestation
anti-raciste aux États-Unis - 2016 -
Photo : Archives
Vendredi 19 juin 2020 Les meurtres
récents aux mains de la police devraient
alimenter une lutte plus large contre le
racisme et la violence politique.
Nous avons quitté
la solidarité mondiale engendrée par la
crise du
Covid-19 pour revenir à notre état
familier de désunion dans la lutte
contre le pouvoir oppressif, la
domination et les politiques fascistes.
Dans
Peau noire, masques blancs, Frantz
Fanon explique la révolte en Indochine :
« Ce n’est pas parce que le peuple
Indo-Chinois a découvert une culture qui
lui est propre qu’il est en révolte.
C’est parce que ‘tout simplement’, il
lui était devenu à plus d’un titre
impossible de respirer ».
Dans son film
Derrière les fronts (2017), la
réalisatrice française Alexandra Dols
utilise également la métaphore de
l’étouffement pour évoquer l’expérience
palestinienne sous occupation. En
ouverture du film, elle me présente
discutant avec un psychanalyste
israélien qui me met au défi de prendre
en compte les besoins israéliens. Je
réponds : « Nous vivons dans une réalité
où plus les Israéliens respirent, plus
les Palestiniens étouffent. »
Tout au long du
film, nous entendons des Palestiniens
cherchant leur souffle : pendant les
interrogatoires dans les prisons, au
checkpoint de Qalandiya, et sous les
bombardements à Gaza.
Il n’est pas
étonnant que les cris de
George Floyd « Je ne peux pas
respirer » aient provoqué tant de
réactions en Palestine. Floyd a prononcé
ces mots alors qu’il était étouffé sous
le genou d’un policier – sous le regard
approbateur de ses collègues – une
technique couramment appliquée aux
Palestiniens.
En effet, Israël a
développé une
industrie florissante de formation
de la police internationale à
l’utilisation de ces
techniques mortelles.
L’identification pleine de compassion
des Palestiniens à l’impossibilité pour
Floyd de respirer n’est pas seulement
due à l’étouffement en toute facilité
d’un Noir par un policier blanc ; elle
résonne également avec la technique
israélienne du « no-touch », dans
laquelle les gens sont suspendus dans
des positions où le poids de leur propre
corps leur inflige des douleurs et des
dommages, les menant parfois jusqu’à la
mort.
Racisme
institutionnel
Aux États-Unis et
en Palestine, de tels actes ne se
limitent pas à un policier fou de la
gâchette, ou à une victime en
particulier. Ils sont le résultat d’une
dynamique de groupe et du racisme
institutionnel qui permettent depuis
longtemps ce type de meurtre fondé sur
l’ethnicité, la couleur de la peau ou
l’appartenance à un groupe.
On peut citer comme
exemple le récent assassinat à Jérusalem
de
Iyad al-Halak, un Palestinien
atteint d’autisme. Il a été abattu et
laissé sur le sol se vidant de son sang,
malgré les efforts de sa soignante pour
expliquer à la police israélienne qu’il
était handicapé – et malgré ses cris de
« Je suis avec elle ».
Environ deux
semaines auparavant, un autre patient en
psychiatrie,
Mustafa Younis, avait été tué à
l’hôpital où il était soigné. Après une
violente confrontation avec les agents
de sécurité, Younis avait été désarmé et
allongé sur le sol ; il a ensuite été
abattu de plusieurs balles, devant sa
mère.
Nous pouvons
apprendre deux choses de ces récents
assassinats. Tout d’abord, tout comme le
meurtre de Floyd, les meurtres de
Palestiniens à motivation raciale sont
monnaie courante – même si Israël se
vante de normaliser ses relations avec
les pays arabes.
Israël agit selon
la devise qu’un « bon arabe est un arabe
mort ». De nombreux Palestiniens ont été
abattus de balles dans le dos ou dans le
haut du corps, avec ensuite une mise en
scène pour légitimer le meurtre. Il y a
eu des accusations de couteaux
déposés sur place et autres
« preuves » pour compromettre les jeunes
Palestiniens, ainsi que d’images de
caméras dissimulées lorsqu’elles
contredisent la version officielle.
Et deuxièmement, un
contexte politique violent ne génère pas
seulement des patients avec des troubles
mentaux, mais il en fait aussi des
victimes plus faciles. Je connais des
personnes qui ont eu des problèmes
psychiatriques et qui ont été tuées
parce que leurs délires paranoïaques
leur faisaient porter un couteau, ou
parce que leurs capacités cognitives
limitées leur faisaient sous-estimer les
risques réels, ou parce que leur
irritabilité les faisait se défendre
lorsqu’ils étaient battus ou humiliés
par des soldats.
La réaction aux
terribles assassinats tels que ceux de
Floyd, Younis et Halak ne doit pas se
limiter à demander justice pour les
victimes et leurs familles. Leur mort
devrait contribuer à une lutte plus
large contre le racisme, et contre la
violence policière et politique.
Notre réponse doit
englober une solidarité à plus grande
échelle pour défendre le droit de
respirer … pour toute l’humanité.
* Le Dr Samah
Jabr est une psychiatre qui exerce à
Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Elle
est actuellement responsable de l’Unité
de santé mentale au sein du Ministère
palestinien de la Santé. Elle a enseigné
dans des universités palestiniennes et
internationales. Le Dr Jabr est
fréquemment consultante pour des
organisations internationales en matière
de développement de la santé mentale.
Elle est également une femme écrivain
prolifique. Son dernier livre paru en
français :
Derrière les fronts – Chroniques
d’une psychiatre psychothérapeute
palestinienne sous occupation.
15 juin 2020 –
Middle East Eye – Traduction :
Chronique de Palestine – Lotfallah
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