Les Amis de
Jayyous
Une douleur plus profonde
Samah Jabr
Samah Jabr
- Photo: D.R.
Lundi 1er décembre 2014
La psychiatre Samah Jabr a vécu
en direct les impacts psychologiques de
la guerre d’Israël contre Gaza. Pour une
véritable guérison, soutient-elle, les
Palestiniens ont besoin de bien plus
qu’un cessez-le-feu.
La guerre d’Israël contre la bande de
Gaza entre le 7 juillet et le 25 août a
causé, selon les rapports, 2133 morts
(dont 577 enfants) et plus de 11 000
blessés. Plusieurs milliers resteront
handicapés à vie, des dizaines de
milliers de maisons ont été détruites,
et des centaines de milliers de
personnes n’ont plus maintenant de
foyer.
Mais de tels rapports ne présentent que
la partie émergée d’un iceberg de
répercussions beaucoup plus profondes et
de long terme sur la santé mentale de la
population et le bien-être de la
société. Le dommage psychologique qui a
résulté et qui persistera est invisible,
non exprimé et incommensurable.
Considérez cette mère
palestino-américaine à qui il a fallu
choisir entre fuir Gaza avec deux de ses
enfants (ceux qui possédaient la
nationalité états-unienne) en laissant
derrière elle les deux autres qui ne la
possédaient pas, ou rester à Gaza sous
les bombardements avec tous ses quatre
enfants. Le dommage psychologique se
reflète aussi dans les questions que les
enfants posent à leurs parents : «
Pourquoi est-ce que les enfants meurent
à Gaza ? » « Que leur arrive-t-il une
fois qu’ils sont morts ? » « Est-ce que
vous serez tristes si je meurs moi aussi
? ». Voilà ce qu’ont vécu les familles
qui ont reçu l’ordre d’évacuer leurs
maisons, avec leur passé et leur avenir
réduits en poussière. Les statistiques
ne peuvent appréhender le chagrin
traumatique chronique ressenti par
celles et ceux qui pleurent la perte
d’êtres aimés dans de telles atroces
circonstances, ni la souffrance
émotionnelle supportée par celles et
ceux pour lesquels le processus de deuil
ne peut
suivre son cours naturel.
Tourmentés
Mariam a perdu sa petite sœur il y a
quelques années, quand les soldats ont
fait feu sur la voiture familiale en
route vers l’école. Même encore
aujourd’hui, chaque fois que Mariam
rencontre un soldat, elle revit la
fusillade et le goût amer de la perte.
Elle ne peut se débarrasser de cette
mémoire traumatique, et cela domine sa
vie.
L’impact d’une guerre sur la santé
mentale de la population civile est
l’une de ses conséquences les plus
importantes et les plus persistantes.
Universellement, les études
scientifiques ont documenté une
aggravation des troubles mentaux
consécutifs à la guerre. Les femmes, les
enfants, les personnes âgées et celles
qui vivent avec quelque infirmité sont
les plus vulnérables à ses conséquences
; le degré du traumatisme et la présence
d’un
soutien physique et émotionnel ont aussi
une incidence sur le résultat.
Face à l’atrocité immédiate d’une
guerre, les personnes éprouvent
communément un état d’hyperexcitation
dans lequel elles se sentent capables de
lutter contre ou de fuir le danger, mais
où elles peuvent aussi se sentir figées
dans un état de vulnérabilité. Dans les
années à venir, elles peuvent être
tourmentées par le souvenir, des
cauchemars et des flashbacks des
évènements traumatiques.
Les malheurs fortuits et les
catastrophes naturelles sont eux aussi
tragiques, mais ils sont impersonnels ;
les horreurs d’une guerre sont
profondément personnelles. Les blessures
traumatiques infligées dans une guerre
causent un dommage profond particulier
parce qu’elles représentent une
méchanceté délibérée et évitable. Les
sentiments évoqués, le sens d’une
vulnérabilité et d’une rage impuissante,
sont plus douloureux.
Un tremblement de terre ne « triomphe »
pas, mais dans une guerre, un côté vise
à triompher de l’autre et à l’humilier.
Les pertes subies sont donc
particulièrement amères et honteuses.
Dans le cas de Gaza, la proximité de
celui qui en est l’artisan est un rappel
constant du passé et une menace
permanente pour l’avenir.
Détruire une vie sur le plan physique et
matériel, c’est aussi détruire un mode
de vie, détruire un point de vue : le
conflit physique apporte avec lui le
conflit psychologique.
Gaza est l’une des régions les plus
densément peuplées sur la terre, un
endroit duquel les civils vivent sous
occupation et sous un siège depuis des
décennies, avec des taux très élevés
d’un chômage et d’une pauvreté qui leur
sont imposés. Sa population civile
manque d’accès à son propre espace
aérien, sa
terre, ses voies navigables, ses
installations sanitaires, ses routes et
ses frontières, et elle a été isolée par
la force des Palestiniens de Cisjordanie
et de Jérusalem-Est, un isolement
séparant des familles et excluant toute
croissance économique, sociale et
politique.
C’est parce que Gaza, et toute la
Palestine, a été sans interruption
dominée par une force militaire
infiniment plus puissante qui a contrôlé
tous les aspects de la vie pendant des
générations que la vie de ses civils ne
peut être normalisée par un simple
cessez-le-feu. La guerre qui fait
l’information dans le monde se superpose
à un dénuement grave, chronique,
traumatique qui n’est plus de
l’information. Les Palestiniens ont
besoin que cessent les bombardements,
mais ils ont aussi besoin que leurs
droits perdus leur soient rendus et que
les
torts sous-jacents soient réparés. Sinon
le risque existe que la violence
permanente engendre une spirale sans fin
de victimisation et de revanche, de
polarisation et de mythologie, et de
plus de traumatismes transgénérationnels.
Du chagrin mais pas de désespoir
Alors, comment les Palestiniens vont-ils
s’en sortir ? Un jeune garçon de Gaza,
hospitalisé à Jérusalem après avoir été
blessé dans le souffle d’une explosion
qui l’a laissé avec un pied gangrené, a
dit : « Si Allah sauve ma jambe de
l’amputation, quand je serai plus grand,
je reconstruirai notre maison qui a
été démolie. Ma situation est meilleure
que celle de certains autres ; deux de
mes camarades de classe sont morts.
Quand je serai revenu à Gaza, je
présenterai mes condoléances à leurs
familles.»
Les stratégies culturelles et
spirituelles d’adaptation sont très
importantes pour cette nation. En dépit
de l’érosion constante de la communauté
à travers une oppression militaire,
politique, économique, sociale,
idéologique et psychologique implacable,
les problèmes de santé mentale ne sont
pas si
généralisés qu’on pourrait le croire.
J’ai écouté des centaines de personnes
interrogées juste alors qu’elles
commençaient à comprendre l’immense
destruction de la guerre et son impact
sur leur vie. J’ai prescrit des
traitements à des Gazaouis blessés admis
dans des hôpitaux de Jérusalem et de
Cisjordanie. Leur réaction la plus
fréquente a été de dire «Allah nous
suffit, et Il est le meilleur protecteur
». Trahis par la « communauté
internationale », ces personnes ont mis
leur confiance dans une puissance qu’ils
croient plus grande que celles d’Israël,
des Nations-Unies, et du gouvernement
américain. Leur foi profonde est plus
forte que les missiles intelligents
d’Israël et le traitement psychologique
infligé par des professionnels. En
Palestine aujourd’hui, il y a le chagrin
mais pas le désespoir, la déception mais
pas l’amertume à l’égard d’un monde dont
l’ignorance et la torpeur morale ont
permis à tant de cruautés d’apparaître
sur notre chemin.
En dépit des destructions et des pertes
effroyables à Gaza, beaucoup de gens
ordinaires ont pris des risques pour
aider les autres à survivre : le
personnel médical et de la défense
civile ; des journalistes ; des familles
qui ont recueilli des nécessiteux et des
sans-abri. Les dommages causés ne
décourageront pas leur morale ni
n’affaibliront leur détermination.
Le traitement du traumatisme se
concentre souvent sur des techniques qui
aident la personne à se rappeler de et
relater les détails effroyables de ce
qu’elle ou il a connus dans un
environnement sûr. Mais la réalité
palestinienne comprend non seulement le
stress « post »-traumatique interne,
mais aussi le
stress traumatique externe actuel et qui
se poursuit. Les évènements traumatiques
ne peuvent être bannis de la conscience
quand ils ne sont pas bannis de la
réalité collective.
Reconnaître cette réalité est un
processus social, qui dépasse les
limites de la psychothérapie
individuelle. Ainsi, le traitement qui
fait fi de la réalité politique peut
faire plus de mal que de bien. Tout
comme la victime d’un crime n’a pas
seulement besoin d’une sympathie
individuelle, mais aussi que la justice
soit rendue, la communauté palestinienne
a aussi besoin d’être vue ; que sa
souffrance soit entendue et reconnue.
Les torts qu’elle a subis doivent être
réparés. Les commissions d’enquête et de
vérité, les mémoriaux et les cérémonies
peuvent aussi aider à ce processus de
guérison.
L’unité nationale, la cohésion sociale
et la solidarité internationale sont
d’autres remèdes potentiels pour la
douleur et l’aliénation psychologiques
causées par la déshumanisation
impitoyable des Palestiniens par Israël
et l’apathie, le déni et la dénonciation
internationaux en résultant. La
solidarité peut favoriser la guérison,
réduire la soif de revanche et ouvrir la
voie pour une réconciliation future ;
elle prend en compte le souvenir
personnel et la reconstruction de la
société qui aideront finalement tant les
Palestiniens que les Israéliens dans la
période de l’après-guerre.
La sécurité favorise la confiance ; la
reconnaissance prévoit la reconnaissance
mutuelle ; la compassion ouvre la voie
au pardon ; et la justice apporte la
paix.
Samah Jabr est
psychiatre et psychothérapeute à
Jérusalem, et elle se préoccupe du
bien-être de sa communauté, au-delà des
questions de maladies mentales. Elle
écrit régulièrement sur la santé mentale
en Palestine occupée.
Extraits
« …La guerre qui fait l’information dans
le monde se superpose à un dénuement
grave, chronique, traumatique qui n’est
plus de l’information... »
« …En Palestine aujourd’hui, il y a la
déception mais pas l’amertume à l’égard
d’un monde dont l’ignorance et la
torpeur morale ont permis tant de
cruautés… »
« …Tout comme la victime d’un crime n’a
pas seulement besoin d’une sympathie
individuelle, mais aussi que la justice
soit rendue, aussi la communauté
palestinienne a besoin d’être vue ; que
sa souffrance soit entendue et
reconnue... »
Traduction : JPP pour les Amis de
Jayyous
Le sommaire de Samah Jabr
Les dernières mises à jour
|