Chronique de
Palestine
Comment Israël exploite les rôles genrés
pour
discréditer les militantes
palestiniennes
Samah Jabr
Hana Shalabi,
prisonnière palestinienne libérée après
47 jours de grève de la faim,
posant
pour les photographes dans l’hôpital Al-Quds
à Gaza le 2 avril, 2012
Photo :
Archives Info-Palestine.eu
Lundi 1er juin 2020 Les femmes
palestiniennes emprisonnées sont moquées
et discréditées pour avoir négligé leur
rôle « traditionnel » et se voient
refuser tout soutien psychologique.
Dans « Un
Colonialisme à l’agonie », Frantz Fanon
décrit la mentalité coloniale française
en Algérie : « Si nous voulons détruire
la structure de la société algérienne,
sa capacité de résistance, nous devons
d’abord conquérir les femmes; nous
devons aller les trouver derrière le
voile où elles se cachent et dans les
maisons où les hommes les tiennent à
l’abri des regards ».
En Palestine,
l’oppression des hommes et des femmes
par Israël a un impact différent. Les
hommes sont exposés à la violence liée à
l’occupation en raison de leur plus
grande présence dans la sphère publique,
tandis que les femmes sont ciblées
d’autres manières. L’oppression et le
colonialisme exacerbent les inégalités
préexistantes entre les sexes, car la
violence politique encourage une
attitude « protectrice » qui empêche les
femmes de participer à la vie de la
communauté.
L’occupation sape
la masculinité des hommes palestiniens
en les humiliant et en les rabaissant.
Un homme dont la dignité est bafouée à
un poste de contrôle peut facilement
déplacer le sentiment de défaite sur une
personne plus faible que lui, souvent
une
femme à la maison.
Inciter au
mépris
L’appauvrissement
généralisé des familles sous occupation
et le sentiment d’un sombre avenir
poussent au
mariage précoce pour les filles et à
l’abandon
scolaire pour les garçons.
Les femmes sont
d’autant plus victimes d’insultes que
les politiciens israéliens parlent de
leur ventre comme d’une bombe à
retardement démographique, alors que le
taux de natalité palestinien augmente de
façon notable. Ce préjugé peut entraver
l’accès des femmes enceintes aux
hôpitaux, les mettant en situation de
devoir accoucher aux postes de contrôle,
avec des taux de mortalité tragiques
pour les nourrissons et leurs mères
comme le rapporte le
Lancet.
Des tactiques
sexistes sont également couramment
utilisées pour discréditer les
militantes palestiniennes, niant leur
féminité et leur statut social, et
incitant les hommes à les mépriser.
Par exemple, un
message Facebook de 2018, rédigé par un
porte-parole de l’armée d’occupation
israélienne, comprenait le
texte suivant, accompagné d’une
photo d’une manifestante de Gaza : « La
femme de bien est la femme honorable,
qui prend soin de sa maison et de ses
enfants, et leur sert d’exemple à
suivre. Cependant, la femme frustrée qui
manque d’honneur ne s’occupe pas de ces
choses, agit sauvagement contre sa
nature féminine, et ne se soucie pas de
la façon dont elle est perçue dans la
société ».
Invoquer l’honneur
et le rôle « naturel » des femmes
renforce les stéréotypes sexistes
inéquitables et dissuade les femmes
d’agir en politique. Il est donc rappelé
aux sociétés et aux familles de limiter
les femmes à des rôles « traditionnels »
pour les protéger de la violence et des
abus.
Prisonnières
politiques
Cependant, c’est
peut-être dans l’expérience des
prisonniers politiques que l’écart entre
les sexes est le plus grand. Je
travaille avec d’anciennes prisonnières
pour les aider à bénéficier de soins
psychologiques et de rapports
judiciaires, et cela m’a beaucoup appris
sur la façon dont le système militaire
israélien utilise des tactiques sexistes
et des insinuations sur des tabous
culturels pour faire pression sur les
prisonnières et sur la société
palestinienne en général.
Au cours des
décennies d’occupation israélienne, des
milliers de femmes palestiniennes ont
été arrêtées. Comme les hommes, elles
sont emprisonnées pour leur militantisme
ou détenues pour faire pression sur
leurs proches engagés dans la lutte.
Parfois, les cris d’une femme subissant
un « interrogatoire » sont exploités
pour forcer son frère, son mari ou son
fils à avouer.
L’été dernier,
Mais Abu Ghosh, étudiante à
l’université, a été torturée pendant un
mois. Lorsque ses parents ont été amenés
au centre d’interrogation, ils n’ont pas
pu la reconnaître. Les fouilles à nu et
l’échange de serviettes hygiéniques et
de papier toilette contre des
informations sont des pratiques
courantes, auxquelles de nombreuses
femmes détenues ont été soumises.
Les femmes
emprisonnées souffrent particulièrement
de la suppression de leurs liens
sociaux, étant souvent détenues en
dehors du territoire occupé en 1967, en
violation de l’article
76 de la quatrième Convention de
Genève. Leurs proches se voient souvent
refuser les autorisations nécessaires
pour leur rendre visite.
« J’ai peur »
Les femmes détenues
se voient également refuser un soutien
psychologique lorsqu’elles en ont le
plus besoin. En janvier 2018,
Israa Jaabis, une mère palestinienne
de Jérusalem accusée de tentative de
meurtre après que sa voiture ait pris
feu près d’un point de contrôle
israélien en 2015, a écrit une lettre
douloureuse dans laquelle elle se
plaignait que les autorités carcérales
l’empêchaient de voir son fils, et
exprimait son grand besoin d’un soutien
psychologique.
« J’ai peur quand
je me regarde dans un miroir, alors
imaginez ce que les autres doivent
ressentir quand ils me regardent »,
a-t-elle
écrit, notant que ses besoins
médicaux et psychologiques ont été
négligés, malgré les règles des
Nations unies qui stipulent que les
autorités pénitentiaires « doivent
s’efforcer de faire en sorte que [les
femmes détenues aient] un accès immédiat
à un soutien ou à un conseil
psychologique spécialisé ».
Les femmes détenues
souffrent également de ce qui se passe à
l’extérieur de la prison. Chaque fois
qu’un homme est emprisonné, il y a alors
très souvent une femme surchargée de
travail et de responsabilités qui
compense son absence. Mais lorsqu’une
femme est mise derrière les barreaux, sa
maternité est remise en question et son
mari est pressé de trouver une nouvelle
épouse pour fournir « une mère à ses
enfants ».
Bien que cela ne
soit pas dit ouvertement, l’opinion
persiste qu’une femme prisonnière est
répréhensible d’avoir laissé ses enfants
derrière elle. Un grand silence entoure
la possibilité qu’elle ait été agressée
sexuellement en détention.
Alors que les
hommes palestiniens sont généralement
glorifiés après avoir été libérés de
prison, les femmes dans la même
situation sont confrontées à d’autres
difficultés pour trouver un emploi, se
mettre en relation avec un partenaire et
assumer un rôle actif dans une société
de plus en plus « protectrice ».
Violence
structurelle
L’oppression en
Palestine s’exerce sur des fronts
nombreux, où la violence structurelle et
la répression politique entravent les
libertés individuelles et collectives.
Les femmes – en particulier les
militantes et les anciennes prisonnières
– sont confrontées à une multitude de
luttes croisées dans leur cheminement
vers leur libération.
Les mouvements
féministes se sont abstenues de défendre
les droits des prisonnières
palestiniennes, mais ce sont ces
organisations disposant de moyens qui
peuvent mettre en lumière les dimensions
genrées de l’occupation en Palestine et
garantir que ces inégalités et systèmes
d’oppression ne soient pas oubliés.
Les Palestiniens
devraient remettre en question de telles
dynamiques, qui affaiblissent notre
capacité à résister à l’occupation et
nous subjuguent encore plus. Le genre
nous divise. Le manque d’influence des
femmes contribue au colonialisme et aux
autres relations de pouvoir entre les
classes et les ethnies.
Une plus grande
flexibilité dans les rôles de genre
augmenterait la résilience des
Palestiniens face aux traumatismes,
libérant les femmes de la prison
qu’elles occupent en elle-même afin
qu’elles puissent se transformer en
agentes actifs de changement et de
résistance.
* Le Dr Samah
Jabr est une psychiatre qui exerce à
Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Elle
est actuellement responsable de l’Unité
de santé mentale au sein du Ministère
palestinien de la Santé. Elle a enseigné
dans des universités palestiniennes et
internationales. Le Dr Jabr est
fréquemment consultante pour des
organisations internationales en matière
de développement de la santé mentale.
Elle est également une femme écrivain
prolifique. Son dernier livre paru en
français :
Derrière les fronts – Chroniques
d’une psychiatre psychothérapeute
palestinienne sous occupation.
26 mai 2020 –
Middle East Eye – Traduction :
Chronique de Palestine – Lotfallah
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