Palestine
L’adolescence arrêtée : le développement
interrompu des mineurs
palestiniens en prison
Samah Jabr
© Samah
Jabr
Vendredi 1er janvier 2016
Par Samah
Jabr le 25 décembre 2015 –
Middle East Monitor
Le parlement
israélien a récemment approuvé une loi
qui permet de faire condamner à jusqu’à
20 années de prison les Palestiniens qui
lancent des pierres, qui sont
généralement des mineurs. Cette mesure a
été suivie par une loi qui permettrait
l’emprisonnement des enfants
palestiniens dès l’âge de 12 ans s’ils
étaient reconnus coupables d’infractions
violentes avec une « motivation
nationaliste ».
En tant que
praticienne, je suis souvent confrontée
à des adolescents dont le développement
social et psychologique a été suspendu
par l’expérience des détentions
politiques. J’observe que beaucoup parmi
ces jeunes sont devenus angoissés et
déprimés à la suite de cette expérience,
tandis que d’autres manifestent un
stoïcisme et ne parviennent plus à
exprimer la moindre émotion.
« Majed » ( les
noms ont été changés) est un garçon de
14 ans ; il a été arrêté 14 fois et
souvent frappé sauvagement en détention.
Une fois, les forces israéliennes lui
ont cassé des dents et infligé un
certain nombre de blessures à la tête.
Majed a été dirigé sur ma clinique par
une sœur aînée qui venait de terminer
l’école de médecine. Elle a expliqué
qu’il n’écoutait personne à la maison,
qu’il ne respectait plus ses professeurs
et que fréquemment il manquait l’école.
À la place, il fréquentait des hommes de
30 ou 40 ans et il allait avec eux
passer des heures dans des cafés. J’ai
trouvé en Majed un adolescent qui vivait
un développement hypertrophique de son
statut en tant que héros, au risque de
compromettre d’autres domaines du
développement de sa personnalité. Ce
profil d’anciens détenus adolescents est
typique. Moins fréquemment, nous voyons
des réactions comme celles de Mufeed, en
qui l’expérience de la détention a causé
une destruction plus profonde, au moins
en ce qui concerne l’image qu’il a de
son père. Mufeed a affirmé : « Le
gardien de la prison était meilleur que
mon père : il m’a donné des cigarettes à
fumer ».
Les forces
israéliennes arrêtant un manifestant
palestinien (archive).
Majed et Mufeed ne
sont que deux parmi les 700 jeunes
Palestiniens qui sont arrêtés chaque
année. La moyenne d’âge à l’arrestation
est de 15 ans et la moyenne de la durée
de leur détention en prison est de 147
jours. Quatre-vingt-dix pour cent de ces
mineurs sont considérés avoir été
exposés à des expériences
traumatisantes, et 65 % d’entre eux ont
développé des troubles psychiatriques.
Pour ces mineurs et adolescents,
l’expérience de l’arrestation se
superpose à une enfance déjà rendue
difficile en raison de l’occupation
israélienne, sous laquelle les services
sociaux et les systèmes d’aides à
l’éducation sont faibles, l’alimentation
et les soins médicaux insuffisants, et
la violence politique endémique.
Partout,
l’adolescence se caractérise par un
mouvement accéléré vers l’indépendance
sociale et une formation de l’identité,
ainsi que par la vulnérabilité
émotionnelle et un comportement
impulsif. Cependant, le contexte de
l’occupation aggrave les risques et les
conséquences pour les adolescents
palestiniens. Certains jeunes trouvent
que les dangers inhérents à la
résistance sont plus stimulants qu’une
soumission passive à l’oppression. De
tels jeune gens s’identifient et forment
un tout avec la souffrance de la
communauté en tant que groupe, et ils
cherchent à se donner un statut spécial
en agissant en son nom. Pendant que les
adolescents partout ailleurs peuvent
idéaliser et prendre pour modèle des
stars de médias, certains adolescents
palestiniens magnifient les combattants
de la liberté, tel le personnage de
Muhannad Elhalaby, lui qui a vaincu son
sentiment d’impuissance en se saisissant
de l’arme d’un colon israélien et en
tuant deux colons au beau milieu des
attaques contre la mosquée.
La réalité de la
détention est une histoire d’horreur,
d’impuissance et d’humiliations pour les
mineurs. Il est coutumier que des
dizaines de soldats armés et leurs
chiens investissent la maison familiale
au beau milieu de la nuit, interrompant
le sommeil de tout le quartier et
démontrant à travers leur agression
démesurée que la résistance n’a pas de
sens. Le père de l’enfant est mis sous
la pression de menaces pour qu’il
remette son garçon aux soldats, et
souvent il le fait, malgré les
supplications de la mère et des frères
et sœurs en larmes. Arrachés de la sorte
à son lit chaud, le garçon se trouve
exposé à un désarroi inutile et à une
violence physique alors qu’il est
emporté vers une destination inconnue,
souvent pour une raison tout aussi
inconnue. Comme d’habitude, il est
menotté cruellement et a les yeux
bandés, incapable tout ce temps de
communiquer, ou de comprendre ceux qui
crient sur lui en hébreu. Il est giflé,
tabassé à coups de pied, coups de poing,
bousculé alors qu’il est immobilisé et
rendu complètement inoffensif. Puis,
sans aucune présence d’un avocat ou d’un
parent à ses côtés, il est interrogé
pendant une période qui peut varier de
quelques heures à quelques semaines,
privé des moyens pour répondre à ses
besoins physiologiques comme se nourrir,
boire, aller aux toilettes et dormir. Il
est exposé à une chaleur ou à un froid
excessifs, contraint à l’horreur d’être
présent quand d’autres sont torturés, et
mis tout nu avant d’être soumis à son
tour aux mêmes procédures.
Ceux qui
l’interrogent le culpabilisent en
brandissant des menaces contre les
membres de sa famille : « Nous allons
faire venir ta mère et tes sœurs ici »
et « Nous allons démolir ta maison ».
En laissant l’horreur faire son chemin
dans l’imagination de l’enfant,
l’interrogateur peut jouer avec un gant
en caoutchouc tout en racontant au
mineur « Si tu nous dis pas les noms
de tes amis qui lancent des pierres,
quelque chose de vraiment vilain va
t’arriver à toi ». Les
interrogateurs souvent menacent, « Je
vais te mettre dans la salle numéro
quatre, là où les gens entrent sur leurs
deux jambes, et en ressortent à quatre
pattes ». Les jeunes détenus
s’entendent souvent dire par les
interrogateurs qu’ils ont déjà été
informés par leurs amis ou voisins à
leur sujet, et beaucoup craquent alors
devant ce mensonge ; ils finissent par
signer leur nom sur des documents en
hébreu qu’ils sont incapables de lire.
Beaucoup de ces enfants et adolescents
se rappellent ces moments surtout avec
des sentiments insupportables de honte.
Les jeunes sont alors relégués à
l’isolement et à l’incertitude, à
l’intérieur d’un environnement
pénitentiaire hostile, où le passage du
temps et les processus de la vie sont
gelés. Là, leurs attachements humains
sont détruits, sachant que rares sont
les familles qui réussissent à obtenir
la permission de visiter leur enfant.
En mars 2013, au
cours d’une période d’un calme politique
relatif, le Fonds des Nations-Unies pour
l’enfance (UNICEF) a décrit les mauvais
traitements sur les mineurs palestiniens
détenus dans les centres de détention
militaires israéliens comme « généralisés,
systématiques et institutionnalisés ».
L’UNICEF a étudié le système judiciaire
militaire israélien et y a trouvé la
preuve de « traitements ou châtiments
cruels, inhumains et dégradants » Il
existe des rapports de circonstances
dans lesquels des chiens ont été
utilisés pour attaquer des enfants ; où
des enfants et des adolescents ont été
sexuellement violés ; et où des jeunes
ont été forcés d’accomplir ou d’assister
à des actes qui dégradent leurs symboles
religieux.
Le processus
d’arrestation des mineurs cible l’avenir
de la nation palestinienne. C’est une
agression contre le corps, la
personnalité, le système de valeurs, les
espoirs et les rêves des jeunes
Palestiniens, rendant leurs familles
dysfonctionnelles et brisant les liens
de leur relation avec leur communauté.
Beaucoup de ces
mineurs ressortent de prisons incapables
d’apprendre à l’école ou d’exercer une
profession. À leurs yeux, leurs parents
et professeurs sont dévalorisés en tant
que personnes d’autorité. Leur confiance
en leurs amis et voisins est brisée.
Leur propre communauté ne peut leur
faire davantage confiance, car il aura
été dit à d’autres enfants qu’ils ont
été mis en cause par eux devant leurs
tortionnaires. Ils vivent dans la
crainte constante et réaliste d’une
autre détention. Et pour les membres de
leur famille, l’arrestation du mineur
est souvent extrêmement traumatisante ;
ils se sentent coupables de n’avoir pas
réussi à le protéger et ainsi, d’en être
arrivés en effet à être incapables de
guider le mineur sur un chemin sûr de
l’enfance à l’âge adulte.
Incapables
d’évoluer, laissés sans éducation et
sans les conseils de la famille, de
nombreux adolescents ainsi ne
parviennent pas à développer une
identité d’adulte mature et à facettes
multiples. L’ex-détenu se cramponne à
son identité comme prisonnier. Ces
jeunes sont enlisés dans des limbes
perpétuels, incapables de revenir à
l’innocence de l’enfance ou d’aller de
l’avant comme un adulte fonctionnel.
Un sentiment
d’inefficacité s’infiltre souvent chez
les praticiens qui soignent ces jeunes.
Les conséquences psychologiques de
l’arrestation d’un mineur ne se prêtent
pas au diagnostic de leur étiquetage,
pathologie et médicalisation. Ces jeunes
ont besoin que nous agissions en tant
que témoins, que nous en soyons
solidaires et que nous les
accompagnions, eux et leurs familles,
pour explorer la signification de leur
expérience. Notre objectif est de les
aider à intégrer cette signification
dans leur vie présente et leurs projets
d’avenir.
Hippocrate a dit
aux médecins, il y a 25 siècles, que
nous ne sommes pas souvent en mesure de
guérir, que nous sommes parfois en
mesure de soigner ; mais que nous sommes
toujours en mesure de procurer un
réconfort. Nous, praticiens, nous ne
pouvons pas libérer ces enfants des
prisons israéliennes, mais nous pouvons
réussir à les libérer de leur prison
intérieure alors qu’ils reviennent dans
notre communauté.
Samah Jabr est une
psychiatre et psychothérapeute
jérusalémite qui se préoccupe du
bien-être de sa communauté, bien au-delà
des questions de santé mentale.
Impliquez-vous dans
la création du long-métrage
documentaire, « Derrière
les fronts », un film d’Alexandra
Dols sur les conséquences psychologiques
de l’occupation israélienne. (1)
Article original: https://www.middleeastmonitor.com/articles/middle-east/23031-arrested-adolescence-on-the-interrupted-development-of-palestinian-minors-in-prison
Traduction : JPP pour les Amis de
Jayyous
(1)
« Derrière les fronts, résistance et
résilience en Palestine »
Participez à la
création du documentaire DERRIÈRE LES
FRONTS, sur les conséquences
psychologiques de l'occupation
israélienne
Pour soutenir le
projet : voir à la source :http://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/derriere-les-fronts-resistance-et-resilience-en-palestine
Présentation
détaillée du projet
Derrière les fronts : résistance et
résilience en Palestine (titre
provisoire)
Genèse :
J’ai découvert les
chroniques de Samah Jabr en 2007. Je
travaillais alors sur mon dernier long
métrage documentaireMoudjahidate.
Film relatant les engagements de femmes
dans la lutte pour l'Indépendance de
l'Algérie. J’avais à l’époque ce que
l’on peut appeler une "position de
principe" anticolonialiste quant à la
Palestine. Les chroniques du Dr Samah
Jabr m’ont permis de visualiser et
concrétiser la situation. En proposant
une approche inédite, dans l’héritage de
Frantz Fanon - celle de politiser le
psychologique, pour décoloniser les
esprits - ses chroniques m’ont donné une
porte d’entrée sur une réalité complexe,
et m’ont conduite jusqu’à elle.
Présentation
du film :
« L’occupation ne s’arrête pas avec un
cessez-le-feu. »
La dernière
offensive militaire israélienne de l’été
2014 a fait plus de 2 100 victimes
palestiniennes dont plus de 500 mineurs.
Ce massacre était une phase aiguë d’une
occupation commencée il y a maintenant
plusieurs décennies.
Au quotidien, la
colonisation n’est pas seulement celle
des terres, des logements, du ciel ou de
l’eau. Elle ne cherche pas simplement à
s’imposer par les armes, mais elle
travaille aussi les esprits, derrière
les fronts.
Ce documentaire
s’intéresse à ses formes invisibles,
c'est à dire: l’occupation intime, celle
de l’espace mental. Espace où
l’équilibre, l’estime de soi, le moral
et l’âme deviennent des lieux et des
enjeux de lutte.
…
Samah Jabr :
Née à
Jérusalem-Est, elle vit à Shufat en
banlieue de Jérusalem et travaille en
Cisjordanie. Issue de la première
promotion en médecine de l'université
palestinienne d'Al Quds (Jérusalem),
elle est l'une des vingt psychiatres a
pratiqué actuellement en Cisjordanie.
Directrice du
Centre médico-psychiatrique de Ramallah,
elle est également professeure dans des
universités et forme des professionnels
de la santé mentale (aussi bien
palestiniens, israéliens ou
internationaux). Elle intervient en
prison et participe, en collaboration
avec le PCATI, Comité public contre la
torture en Israël, à collecter des
témoignages de personnes ayant été
torturées.
Parallèlement à ces
activités, elle écrit régulièrement des
chroniques depuis la fin des années 1990
publiées au sein de revues
internationales.
En s’appropriant un
savoir académique acquis durant ses
études en Europe et à l’Institut
israélien de psychothérapie
psychanalytique, Samah Jabr construit un
diagnostic psycho-politique sur sa
société tout en soulignant les liens
entre la résilience du peuple
Palestinien et la résistance à
l’occupation.
Le terme de
résilience vient à la base de la
physique pour traduire la capacité d'un
matériau à revenir à sa forme initiale
après avoir subi un choc. En
psychologie, La résilience désigne le
processus par lequel une personne se
développe malgré un traumatisme ou un
environnement qui aurait dû être
délabrant et destructeur.
Derrière les
fronts, invite à un double
cheminement : à la fois dans nos esprits
et sur les routes de Palestine.
Des extraits de
chroniques misent en scène, seront les
pavés de cette route, tandis que la
chronique de Samah Jabr " En
dansant sur des rythmes différents mais
en dansant quand même " orientera la
trajectoire du film.
Choisie entre
autres parce qu’elle traverse des lieux
d’affrontements physiques et psychiques
: du Centre Médico Psychiatrique de
Ramallah, en passant par le check point
de Qalandia, pour aller vers Jérusalem.
Ces chroniques
questionnent l’aliénation, l’impact
psychologique d’une oppression au
quotidien, et m'ont donner envie d'aller
à la rencontre des personnes et lieux
évoqués, pour aller au-delà des textes.
Alors que la
Palestine est une, les réalités
palestiniennes sont multiples : les
Gazaouis font face à d’autres conditions
d’occupation que les « Palestiniens de
48 » et que celles et ceux qui vivent en
Cisjordanie. Il nous est actuellement
très difficile de tourner dans la bande
de Gaza, mais je n’oublie pas que leur
sort est lié.
Alors que continuer
de vivre en Palestine est déjà aux yeux
de beaucoup une forme de résistance, mes
interlocuteurs-trices de Jérusalem, de
Naplouse, de Ramallah ou encore d’Haïfa
s’inscrivent dans des tentatives de
déjouer le système et de contrer les
tentatives de division et d'attaques
psychologiques et idéologiques.
[...]
http://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/derriere-les-fronts-resistance-et-resilience-en-palestine
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