Opinion
Washington et la crise migratoire
cubaine
Salim Lamrani
© Salim Lamrani
Lundi 28 décembre 2015
Depuis près d’un mois, des
milliers de Cubains qui souhaitent se
rendre vers les Etats-Unis, dont la
législation favorise l’émigration en
provenance de l’île, se trouvent bloqués
au Costa Rica.
Près de 6 000 Cubains, candidats à
l’émigration vers les Etats-Unis, se
trouvent coincés au Costa Rica, sans
possibilités de poursuivre leur voyage
vers le Nord. Après s’être rendus en
Equateur, seul pays d’Amérique latine à
ne pas exiger de visa aux Cubains, ils
ont entrepris un long périple à travers
le continent pour se rendre
principalement à Miami. Mais leur chemin
s’est arrêté au Costa Rica. En effet,
les pays d’Amérique centrale, du
Nicaragua au Mexique, refusent de
laisser passer les migrants, cibles des
réseaux criminels, et exigent une
réponse politique de Washington,
principal responsable de cette
situation[1].
En effet, les
Cubains qui entrent illégalement aux
Etats-Unis sont accueillis les bras
ouverts, alors que les clandestins des
autres nations sont immédiatement
arrêtés et expulsés vers le pays
d’origine. Cette spécificité est due à
la volonté historique des Etats-Unis
d’utiliser la problématique migratoire
comme arme pour ébranler la Révolution
cubaine[2].
Dès 1959, les Etats-Unis ont exprimé
leur hostilité au gouvernement de Fidel
Castro. Ils ont ouvert leurs portes aux
héritiers de l’ancien régime militaire
de Fulgencio Batista, y compris aux
forces de sécurité impliquées dans les
crimes de sang. Washington a également
accueilli l’élite économique du pays et
a favorisé le départ du personnel
hautement qualifié dans le but de
déstabiliser la société.
L’impact a été rude pour Cuba. En effet,
dans un secteur aussi vital que la
santé, près de la moitié des médecins
cubains, soit 3 000 d’entre eux, avaient
répondu aux sirènes étasuniennes qui
leur promettaient une vie meilleure. Cet
épisode a plongé le pays dans une grave
crise sanitaire. D’autres professionnels
hautement qualifiés ont également été
incités par les autorités étasuniennes à
quitter l’île pour des opportunités
économiques plus lucratives en
Floride[3].
Dans sa guerre contre Cuba, Washington
avait décidé d’utiliser la problématique
migratoire pour déstabiliser le pays. En
1966, le Congrès a adopté la loi
d’Ajustement cubain, unique au monde,
qui stipule que tout Cubain qui émigre
légalement ou illégalement,
pacifiquement ou par la violence, le 1er
janvier 1959 ou après, obtient
automatiquement le statut de résident
permanent au bout d’un an et un jour,
diverses aides sociales (logement,
travail, couverture médicale, etc.),
ainsi que la possibilité d’obtenir la
citoyenneté étasunienne au bout de cinq
ans[4].
Il s’agit là d’un formidable outil
d’incitation à l’émigration illégale. En
effet, depuis près de 50 ans, le pays le
plus riche de la planète ouvre ses
portes à la population d’un petit pays
pauvre du Tiers-monde, aux ressources
limitées et victime, de surcroit, de
sanctions économiques extrêmement
sévères. La logique voudrait que
l’ambassade des Etats-Unis à La Havane
concède un visa à tout candidat à
l’émigration en vertu de cette loi. Or
ce n’est pas le cas. Au contraire,
Washington limite sévèrement le nombre
de visas accordés chaque année aux
Cubains afin de stimuler l’émigration
illégale et dangereuse et
d’instrumentaliser les crises à des fins
politiques. Ainsi, faute de visa, les
Cubains qui souhaitent émigrer vers les
Etats-Unis doivent risquer leur vie à
bord d’embarcations de fortune, en
espérant ne pas être interceptés par les
garde-côtes, ou réaliser de longs
périples à travers le continent, à la
merci des trafiquants de personnes et
des bandes criminelles de toute sorte.
Le New York Times a lancé un
appel en faveur de l’abrogation de la
loi d’Ajustement cubain :
« Il est
temps de se débarrasser de cette
politique, une relique de la Guerre
froide, qui constitue un obstacle à la
normalisation des relations entre
Washington et La Havane. […] Ce système
fait le bonheur des trafiquants de
personnes en Amérique latine et a créé
de graves problèmes pour les pays allant
de l’Equateur au Mexique. […]
L’administration Obama doit négocier un
nouvel accord avec le gouvernement
cubain afin que l’émigration ordonnée
devienne la norme. […] Les autorités
américaines sont incapables d’expliquer
le traitement spécial réservé aux
Cubains, lequel contraste avec la force
utilisée par les Etats-Unis contre les
Centraméricains, y compris les mineurs,
alors que nombre d’entre eux fuient leur
pays pour protéger leur vie[5] ».
Par ailleurs,
depuis près de 10 ans, Washington
applique également une politique
destinée à piller Cuba – pays reconnu
mondialement pour l’excellence de son
système de santé – de ses médecins. En
effet, en 2006, l’administration Bush a
adopté le Programme médical cubain dont
l’objectif est de favoriser l’émigration
des professionnels de la santé cubains
vers les Etats-Unis en leur offrant la
possibilité d’y exercer leur métier. Ce
programme cible plus particulièrement
les 50 000 médecins cubains et autres
personnels de la santé qui exercent leur
métier dans les régions rurales de 60
pays du Tiers-Monde, venant en aide aux
populations déshéritées. Le Président
Barack Obama, au pouvoir depuis 2009,
n’a pas éliminé ce dispositif, malgré
ses déclarations favorables à une
normalisation des relations avec
Cuba.[6]
L’abrogation de la loi d’Ajustement
cubain et du Programme médical cubain
est indispensable afin de pouvoir
construire une relation apaisée entre
Cuba et les Etats-Unis. Washington ne
peut espérer une entente cordiale avec
La Havane en maintenant des législations
hostiles qui mettent en péril la vie des
citoyens cubains.
Ainsi, un an
après le rapprochement historique du 17
décembre 2014 entre Cuba et les
Etats-Unis, de nombreux points de
discorde persistent entre les deux pays.
A titre d’exemple, le Président Obama,
malgré ses déclarations positives, n’a
toujours pas fait usage de l’ensemble de
ses prérogatives pour mettre un terme
aux sanctions économiques. Celles-ci
affectent les catégories les plus
vulnérables de la population cubaine et
constituent le principal obstacle au
développement de l’île.
Docteur ès
Etudes Ibériques et Latino-américaines
de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim
Lamrani est Maître de conférences à
l’Université de La Réunion, et
journaliste, spécialiste des relations
entre Cuba et les Etats-Unis.
Son nouvel ouvrage s’intitule Cuba,
parole à la défense !, Paris,
Editions Estrella, 2015 (Préface d’André
Chassaigne).
Contact :
lamranisalim@yahoo.fr ;
Salim.Lamrani@univ-reunion.fr
Page Facebook :
https://www.facebook.com/SalimLamraniOfficiel
[1]
El Nuevo
Herald,
“Presidente de Costa Rica
viajará a Cuba en medio de
crisis por migrantes”, 19
décembre 2015.
[5]
The New
York Times,
« A New Cuban Exodus », 21
décembre 2015.
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