Opinion
Exécution d'un clerc chiite au
Moyen-Orient :
conflits sectaires ou politiques ?
Salah Lamrani
Lundi 4 janvier 2016
«
Depuis notre naissance, nous sommes
soumis à l’oppression, à l’intimidation,
aux persécutions et à la terreur, au
point que même les murs nous faisaient
peur. Même les murs ! Y a-t-il quelqu’un
qui n’a pas subi l’injustice et
l’oppression dans ce pays ? J’ai plus de
50 ans, soit un demi-siècle. Depuis que
je suis venu au monde, je ne me suis
jamais senti en sûreté ou en sécurité
dans ce pays, nulle part, depuis mon
enfance. Nous sommes continuellement
accusés, menacés et agressés de toutes
parts... Nos poitrines resteront
nues face à vos balles et nos mains
resteront vides (sans arme), mais nos
cœurs resteront emplis de foi… Nous
n’avons qu’une alternative : vivre sur
cette terre en hommes libres et dignes,
ou y être enterrés avec les honneurs
(après le martyre)… Nous ne cesserons de
dénoncer votre oppression et de
revendiquer nos droits.
» Nimr
al-Nimr,
7 octobre 2011.
Les médias
occidentaux et du monde arabe ont
largement rapporté l’exécution par
décapitation du dignitaire chiite
saoudien Nimr Baqer al-Nimr, ainsi que
de 46 autres saoudiens – majoritairement
sunnites – accusés de terrorisme et/ou
de sédition. Ils ont également insisté
sur les réactions très virulentes du
monde chiite, de Sayed Ali Khamenei,
Guide Suprême de la République Islamique
d’Iran, à Sayed Hassan Nasrallah, le
Secrétaire Général du Hezbollah (qui est
allé jusqu’à parler d’un acte de décès
pour le règne dynastique des Saoud), en
passant par celle de Sayed Ali Sistani,
la plus haute autorité religieuse
d’Irak. Même si cela a été peu
mentionné, d’autres instances,
mouvements et personnalités ont condamné
cette exécution, en Irak, au Pakistan,
en Inde, au Yémen, au Bahreïn et au
Liban, notamment le Conseil des Fatwas
irakien (sunnite), le FPLP palestinien,
ainsi que les organisations de défense
des droits de l’homme Amnesty
International et Human Rights
Watch.
L’accent a surtout
été porté sur le caractère sectaire de
cet événement, souvent replacé dans le
cadre d’une « fracture » croissante
entre sunnites et chiites, notamment
entre l’Arabie Saoudite, berceau de
l’Islam et « cœur » du sunnisme, et de
l’Iran, cœur spirituel du chiisme, dans
une apparente lutte d’influence pour la
domination du Moyen-Orient. Le différend
millénaire entre les « sunnites » ou
« loyalistes » de l’ « Ecole des
Califes » (Compagnons qui ont dirigé le
monde musulman après le décès du
Prophète) d’une part, et les « chiites »
ou « partisans » de l’ « Ecole de la
Demeure » (les Imams de la lignée du
Prophète, figures « d’opposition »)
d’autre part, est très souvent présenté
comme le sésame qui permet de comprendre
les luttes et guerres impitoyables qui
déchirent la région. Et ce jusqu’à la
coalition américano-saoudienne qui
dévaste depuis 10 mois le Yémen zaydite
– une branche minoritaire du chiisme –,
et la lutte contre Daech auxquelles
seraient opposées une alliance «
traditionnelle » (Amérique du Nord et
Europe alliées à l’Arabie Saoudite et
aux autres pétromonarchies du Golfe
sunnites) et une alliance « orthodoxe »
(Iran, Irak et Hezbollah chiites, Syrie
alaouite – une autre branche minoritaire
du chiisme – et Russie).
Mais ces analyses,
par trop simplistes, traduisent une
méconnaissance de l’Histoire du monde
arabo-musulman et de la géopolitique du
Moyen-Orient, et reposent sur des
présupposés fallacieux qui ne résistent
pas à l’examen. Et, de manière
révélatrice, elles ne posent pas même
les questions qui s’imposent, à savoir,
puisqu’il s’agit au départ de
l’exécution d’une importante figure
religieuse, celles des motivations
alléguées, présumées et/ou probables de
cet acte, dans un tel contexte de
surcroît, car Nimr al-Nimr était
emprisonné depuis juillet 2012 et
condamné à mort depuis plus d’un an.
Qui était donc Nimr
al-Nimr ? C’était effectivement une
figure religieuse chiite (un
« Cheikh »), qui avait suivi un cursus
de théologie en Iran avant de revenir
prêcher dans sa province natale de
Qatif, en Arabie Saoudite. Mais dès
l’abord, il faut souligner que le seul
qualificatif de religieux est
insuffisant pour désigner Nimr al-Nimr,
car la « laïcité » ne règne pas en terre
d’Islam, nombre de figures politiques
majeures étant des clercs (Hassan
al-Banna, Sayed Qutb, Ruhullah Khomeini,
Hassan Nasrallah, etc.), surtout après
les efforts occidentaux – couronnés de
succès – visant à marginaliser et/ou
briser les dirigeants et Etats séculiers
(l’Egypte de Nasser, l’Irak de Saddam
Hussein, la Libye de Kadhafi, la Syrie
de Bachar al-Assad), avec les résultats
que l’on connait. Nimr al-Nimr doit donc
être considéré certes comme un
prédicateur religieux, mais aussi,
indéniablement, comme une figure
politique majeure de l’opposition,
très populaire au sein de la jeunesse,
et ayant un rayonnement bien au-delà de
sa secte et de son pays, notamment grâce
à son charisme et à son courage face aux
injustices criantes de la société
saoudienne.
Nimr al-Nimr
dénonçait en effet la dynastie des Saoud
de manière très virulente et réclamait
des réformes et une démocratisation du
pays, face à une monarchie médiévale
qui, comme chacun le sait, considère les
droits de l’homme, les libertés en
général et la liberté d’expression en
particulier comme des hérésies, et,
soulignons-le, punit l’hérésie par le
tranchant du sabre voire la crucifixion.
Nimr al-Nimr a souvent été emprisonné,
et très certainement torturé pour ses
déclarations véhémentes et sa
participation à des manifestations
malgré les violences auxquelles étaient
soumis les citoyens, la répression à
balles réelles, les arrestations
abusives, les tortures, etc. En 2012, le
quotidien britannique The Guardian
décrivait cette situation comme « le
conflit le moins rapporté du
Moyen-Orient », expliquant cette
omerta médiatique occidentale sur le
« Printemps arabe » saoudien par les
contrats énergétiques et d’armements
faramineux conclus avec cette
pétromonarchie par Washington et Londres
– et Paris –, dont elle est un allié
stratégique.
La situation des
droits de l’homme en Arabie Saoudite est
décrite en ces termes par Amnesty
International dans son
rapport 2014-2015 : « Dans le Golfe,
les autorités de Bahreïn, de l’Arabie
saoudite et des Émirats arabes unis ont
inlassablement muselé la dissidence et
réprimé tout signe d’opposition au
pouvoir, avec la conviction que leurs
principaux alliés dans les démocraties
occidentales ne risquaient guère de
soulever des objections… [En Arabie
Saoudite,] des restrictions sévères
pesaient sur la liberté d’expression,
d’association et de réunion. Le
gouvernement a réprimé la dissidence en
arrêtant et en incarcérant des personnes
qui le critiquaient, y compris des
défenseurs des droits humains. Beaucoup
de ces personnes ont été jugées dans le
cadre de procès inéquitables par des
tribunaux n’appliquant pas une procédure
régulière, notamment un tribunal spécial
antiterroriste qui prononçait des
condamnations à mort. Une nouvelle
loi assimilait réellement au terrorisme
les critiques à l’égard du gouvernement
et d’autres activités pacifiques.
Les autorités ont réprimé le
militantisme en ligne et intimidé les
militants et les membres de leur famille
qui dénonçaient des violations des
droits humains. La discrimination envers
la minorité chiite persistait ; certains
militants chiites ont été condamnés à
mort et beaucoup d’autres à de lourdes
peines d’emprisonnement. Des
informations ont fait état de tortures
régulièrement infligées aux détenus ;
des accusés ont été déclarés coupables
sur la base d’ ‘aveux’ obtenus sous la
torture, d’autres ont été condamnés à
des peines de flagellation… Le
gouvernement ne tolérait pas l’existence
de partis politiques, de syndicats ni de
groupes indépendants de défense des
droits humains. Des personnes qui
avaient créé des organisations non
autorisées ou en étaient membres ont été
arrêtées, poursuivies en justice et
emprisonnées… Tous les rassemblements
publics, y compris les manifestations,
demeuraient interdits en vertu d’un
arrêté pris en 2011 par le ministère de
l’Intérieur. Ceux qui tentaient de
braver cette interdiction risquaient
d’être arrêtés, poursuivis et
emprisonnés, entre autres pour avoir
‘incité la population à s’opposer aux
autorités’. » On le voit, c’est bien
au péril de sa vie – et de celle de ses
proches – qu’on s’engage sur la scène
politique en Arabie Saoudite.
Nimr al-Nimr était
une figure majeure de ce mouvement de
contestation pacifique qui réclamait le
respect des droits humains et davantage
de libertés, et malgré les provocations
et sévices auxquels étaient soumis les
manifestants, dont son neveu de 17 ans
qui fut également arrêté, torturé et
condamné à mort – il attend encore son
exécution –, il resta un partisan
farouche de la non-violence. Précisons
qu’il en va de même pour le mouvement de
protestation au Bahreïn qui dure depuis
2011, et dont les dirigeants ont
maintenu le caractère pacifique malgré
une répression sanglante et
l’intervention des forces armées
saoudiennes – contre laquelle de
nombreuses manifestations ont été
organisées en Arabie Saoudite même, avec
la participation active de Nimr al-Nimr.
Au Bahreïn comme en Arabie Saoudite, les
manifestants demandaient avant tout une
démocratisation du pays, tout comme les
autres mouvements populaires spontanés
du « Printemps arabe », en particulier
la Tunisie et l’Egypte. Mais alors que
ces mouvements ont largement été relayés
par les médias arabes et occidentaux,
qui dans l’ensemble sympathisaient avec
ces revendications légitimes, les
mouvements populaires au Bahreïn et en
Arabie Saoudite ont été ignorés et/ou
dénoncés comme des revendications
sectaires, au seul prétexte de la grande
proportion de chiites qui y participent.
Rappelons que 15% de la population
saoudienne est chiite, surtout
concentrée dans les zones pétrolières
stratégiques à l’Est du pays où elle est
majoritaire, ainsi que 60% de la
population du Bahreïn, et qu’elles font
face à des monarchies wahhabites –
branche extrémiste et marginale du
sunnisme qui considère le chiisme (et
nombre d’écoles du sunnisme) comme des
hérésies, plus encore que la démocratie,
la liberté, etc.
Les mouvements
populaires en Arabie Saoudite et au
Bahreïn ne sont pas sectaires, et ne
demandent pas plus de droits pour les
seuls chiites – bien que ces populations
soient particulièrement marginalisées et
opprimées – mais pour toute la
population, brimée dans son ensemble par
des dynasties régnantes tyranniques, les
Saoud et les Al-Khalifa. Voilà ce que
déclarait Nimr al-Nimr
le 7 octobre 2011 : « Nous avons
trois revendications essentielles : des
réformes politiques dans le sens de plus
de liberté et de dignité pour le peuple,
la libération des prisonniers politiques
arrêtés pour leur simple participation à
des manifestations, dont certains sont
emprisonnés depuis plus de 16 ans, et la
fin de la répression au Bahreïn. »
Est-ce là une revendication sectaire,
une querelle de chapelle ? Certes pas :
c’est bel et bien un authentique
mouvement en faveur de la liberté et du
respect des droits de l’homme. Et il ne
pourrait en aller autrement : du fait
même qu’ils sont minoritaires dans le
monde islamique, et qu’ils sont toujours
les cibles et les principales victimes
des discours sectaires, les dirigeants
chiites sont très vigilants sur ces
questions, évitant tout propos sectaire
et prônant l’unité islamique et
citoyenne, dénonçant tout discours
factieux et toute idée de division, de
sécession ou de lutte armée, accusations
traditionnellement lancées contre eux
pour les discréditer auprès du reste de
la population et justifier leur
répression sanglante.
Il est absurde, indigne et irresponsable
de donner une caractérisation sectaire à
ces revendications de démocratie pour la
seule raison que, de fait, elles
permettraient une meilleure
représentation des chiites, ce qui est
le propre de toute démocratie
représentative. A ce titre, toute
revendication de démocratie pourrait
être caricaturée comme la simple
manifestation d’un esprit de parti, car
il suffirait de stigmatiser la couleur
politique (et/ou religieuse) des
manifestants ou porte-paroles de ces
mouvements pour en nier le caractère
légitime et universel. On pourrait même
dire, de manière à peine plus abusive,
que cela reviendrait à donner un
caractère sectaire à un acte de
banditisme après avoir découvert que
l’agresseur était sunnite et l’agressé
chiite, ou vice versa, même si aucun
d’entre eux ne pouvait le savoir et que
le mobile était bien évidemment purement
matériel. Et même si le détrousseur
et/ou meurtrier arguait (à tort ou à
raison) de questions sectaires pour
rallier des complices crédules, la cause
première ne resterait-t-elle pas le gain
matériel ?
Nimr al-Nimr ne
faisait référence à son appartenance
sectaire que pour aller dans le sens de
l’unité, comme il le fit dans ce même
discours d’octobre
2011 : « Qui a prétendu que les
chiites sont les seuls à être opprimés ?
Devrions-nous nous taire parce que nous
ne sommes pas les seules victimes des
arrestations et de la répression ? Mais
c’est pire encore ! En quoi cela
serait-il une excuse (pour le régime) ?
Devrions-nous tolérer qu’ils arrêtent
(injustement) des sunnites ? Sur quelle
base ? Pourquoi arrêtent-ils ces
milliers de personnes (sunnites et
chiites) ? Nous sommes tous victimes (de
ce régime). Où est l’argent, où sont les
milliards ? Le chômage,
l’emprisonnement, le dénuement touchent
toute la population… Nous continuerons à
réclamer les droits de tous les
opprimés. » Il dénonçait également les
allégeances sectaires, rappelant que
l’Islam abhorrant tout type
d’oppression, la responsabilité d’un
musulman est de se désolidariser de tout
oppresseur, quel qu’il soit : familles
Saoud et al-Khalifa en premier lieu,
jusqu’à la famille al-Assad, tant les
sunnites que les chiites sont innocents
des crimes des uns et des autres, et
doivent les condamner sous peine d’en
être complices,
affirmait-il en décembre 2011, en
concluant que tous les opprimés doivent
s’unir contre leurs oppresseurs. Enfin,
Nimr al-Nimr était un défenseur acharné
de la cause palestinienne, et appelait
son gouvernement à envoyer ses forces
armées contre Israël au lieu d’agresser
le Bahreïn.
Certains médias ont
parlé du caractère « provocateur » des
discours de Nimr al-Nimr, mais ce sont
là des « précautions oratoires »
absurdes voire indécentes qui semblent
faire abstraction de la violence massive
et inouïe, physique et non pas verbale,
à laquelle ils constituent une réponse.
Dans l’un de ses derniers discours
datant du
22 juin 2012, deux semaines avant
son arrestation, Nimr al-Nimr évoquait
la mort du Prince Nayef, Ministre de
l’Intérieur et héritier au trône, en
affirmant explicitement que la seule
réaction possible face à la disparition
du meurtrier, tortionnaire et geôlier de
leurs enfants – dont des membres de sa
propre famille –, était de glorifier
Dieu et de se réjouir, seul « l’Ange de
la mort » étant capable d’atteindre ces
despotes qui s’arrogent le trône à vie.
Une déclaration tout à fait
« proportionnée », pour reprendre un
terme cher à nos hommes politiques et
médias, et qui ne justifie certes pas
l’épithète flétrissante de « provocateur
» face à des assassins et tortionnaires
de sang-froid : au contraire, dans de
telles conditions d’oppression, c’est
plutôt sa sagesse et sa modération qu’il
faudrait saluer, car il a toujours
rejeté les appels à la violence et à la
sédition auxquelles on s’évertuait à
l’acculer, et a toujours été un avocat
ardent de la contestation pacifique.
L’accusation d’être
un agent de « l’expansionnisme » perse –
bien que l’Iran n’ait commis aucun acte
d’agression depuis le XIXe siècle – a
également été portée contre lui. Mais sa
dénonciation du régime syrien, allié
stratégique de Téhéran, est un signe
éloquent de son indépendance, maintes
fois revendiquée. De plus, Nimr al-Nimr
a montré l’inanité et les contradictions
de cette accusation non étayée en
rappelant que l’oppression contre les
chiites, inhérente au wahhabisme, est
bien antérieure à la Révolution
Islamique. De telles persécutions se
sont produites dès l’établissement du
premier état saoudien suite à l’alliance
de Muhammad Ibn Abd-al-Wahhab et de la
Maison des Saoud au XVIIIe siècle, et
ont perduré jusqu’à ce jour, s’étendant
à toute la population, comme l’indiquait
clairement le rapport d’Amnesty
International. Et du reste, soulignait
Nimr al-Nimr, il sied mal au régime
saoudien et aux pays du Golfe, dont le
territoire abrite maintes bases
militaires américaines et que l’Occident
inonde de ses armes, de les accuser
d’obtenir une quelconque aide de l’Iran,
qui ne peut consister qu’en un soutien
moral. Nimr al-Nimr était donc un
authentique opposant politique national,
au sens le plus noble du terme. C’est
pourquoi
Amnesty International a clairement
dénoncé « un procès politique et
inique » et une instrumentalisation de
questions annexes : « Les autorités
saoudiennes ont indiqué que les
exécutions avaient pour but de combattre
la terreur et de préserver la sécurité.
L’exécution de Nimr al-Nimr en
particulier semble toutefois indiquer
qu’elles recourent également à la peine
de mort sous couvert de lutte
antiterroriste pour régler des comptes
et écraser la dissidence. »
Pourquoi le régime
saoudien a-t-il décidé d’exécuter Nimr
al-Nimr dans ce contexte particulier ?
Certainement par dépit face à l’échec de
sa campagne au Yémen, qui se révèle un
échec spectaculaire malgré 9 mois de
guerre sans merci d’une coalition
des pays arabes les plus riches –
soutenus par l’Occident – contre le plus
pauvre d’entre eux, dans laquelle
l’Arabie Saoudite ne parvient même pas à
défendre son propre territoire contre
les frappes et incursions yéménites
régulières qui déciment ses troupes. De
même, les investissements et espoirs de
l’Arabie Saoudite en Irak et surtout en
Syrie sont partis en fumée depuis
l’intervention russe, Daech – dont Saoud
est le père et le wahhabisme la mère –
battant en retrait sur tous les fronts.
Ces dépenses colossales, conjuguées à la
chute des prix du pétrole, grèvent
l’économie saoudienne et lui imposent
des réformes, tandis que ses dirigeants
sanguinaires sont réduits à des actes de
vengeance tels que l’exécution de Nimr
al-Nimr et davantage de destructions et
de crimes contre la population civile au
Yémen où Riyad a annoncé la fin du
cessez-le-feu, espérant inculquer la
terreur à tous et étouffer toute
revendication par ce message sanglant.
Qu’en est-il de la
question sectaire et de la « rivalité »
entre l’Arabie Saoudite « sunnite »
(disons plutôt wahhabite) et l’Iran
chiite ? Il est évident que l’Arabie
Saoudite, qui, depuis la Révolution
Islamique d’Iran en 1979, a dépensé des
milliards de dollars pour inonder le
monde musulman de diatribes
anti-chiites, calomniant sans vergogne
les adeptes de cette école et présentant
l’Iran comme le principal ennemi du
monde arabo-musulman (bien avant les
Etats-Unis ou Israël), n’a cessé de
faire tout son possible pour donner
cette coloration sectaire aux conflits.
La propagande de Daech recrute des « djihadistes »
pour combattre en Irak et en Syrie par
ces mêmes procédés, en persuadant des
brutes conditionnées par des décennies
de propagande wahhabite qu’ils
défendront la pureté originelle de
l’Islam contre les « innovateurs chiites
et alaouites » qu’il faudrait passer par
le fil de l’épée. Ce discours, galvanisé
par les desseins de Washington, Londres
et Paris au Moyen-Orient et leurs
ressources et moyens illimités, a pu
toucher des dizaines de milliers de
fanatiques au début de la crise
syrienne, mais il a beaucoup perdu de
son impact au contact de la réalité du
terrain, surtout depuis que les crimes
indiscriminés des terroristes
takfiris ont été révélés au grand
jour. La grande majorité de leurs
victimes sont en effet des sunnites, et
dès le début de la crise en 2011,
notamment en Syrie où la majorité de
l'armée loyaliste est sunnite, toutes
les ethnies, religions et sectes ont
combattu Al-Qaïda, Daech et autres côte
à côte, de même qu’elles ont coexisté
pacifiquement pendant des siècles. Ce
nouvel acte barbare de l’Arabie Saoudite
pourrait également constituer un acte de
provocation visant à raviver ces
tensions sectaires, à l’instar de sa
rupture des relations diplomatiques avec
l’Iran consécutive à l’attaque contre
son ambassade à Téhéran.
Quelle est la place
réelle de la religion dans tout cela ?
Il en va pour ces guerres
comme pour toutes les guerres
précédentes : la religion n’en est
jamais le véritable mobile, mais elle
n’est qu’un simple prétexte pour cacher
des desseins purement politiques, des
luttes d’influence et de pouvoir, entre
des aspirations à l’indépendance et à la
liberté et des volontés d’hégémonie et
de domination, aux échelles des nations,
de la région et du monde. Pour se
convaincre du fait que la « rivalité »
entre l’Iran et l’Arabie Saoudite est de
nature politique et aucunement
religieuse, il suffit de rappeler que si
l’Iran est une République Islamique
depuis 1979, elle est chiite depuis le
XVIe siècle. Lorsque l’Iran, sous le
Shah Muhammad Redha Pahlavi, était le
principal allié des Etats-Unis et le
« gendarme du Moyen-Orient », n’était-il
pas l’allié et même le maître des Saoud ?
L’actuel roi d’Arabie Saoudite, Salmane
b. Abd-al-Aziz al-Saoud, n’a-t-il pas
lui-même
accueilli le Shah en dansant au
début des années 1970 ? Le Shah
n’était-il pas un perse, n’était-il pas
prétendument un chiite ? L’Arabie
Saoudite n’était-elle pas déjà
wahhabite ? Certes si. Mais cela ne
posait aucun problème, car l’essentiel
était sauf, à savoir les liens de
vassalité mutuels envers les Etats-Unis
et leur politique impériale et
néocoloniale au Moyen-Orient, dont
Téhéran et Riyad, tout comme Tel-Aviv,
étaient de fidèles agents. Il est donc
absurde de prétendre que les questions
sectaires constituent la base de la
rivalité entre l’Arabie Saoudite et
l’Iran, qui ne date que de 1979, année
de la Révolution de l’Imam Khomeini qui
a transformé l’Iran en une puissance
indépendante, ennemie implacable des
Etats-Unis, tout comme Cuba en 1959,
face auxquels Washington craignait un
« effet domino » du souverainisme qui a
bel et bien eu lieu en Amérique Latine,
et qui est en cours au Moyen-Orient.
C’est alors qu’il a fallu combattre
l’Iran, au prétexte de la lutte contre
le chiisme pour l’Arabie Saoudite, de la
lutte contre les « Perses » pour l’Irak
de Saddam Hussein (la population en
étant majoritairement chiite, le
prétexte sectaire était impensable), et
de la lutte contre le fondamentalisme ou
la prolifération nucléaire pour les
Etats-Unis.
Nimr al-Nimr
dénonçait vivement cette imposture dans
son discours, s’adressant aux Saoud et
condamnant leurs politiques séditieuses
tant à l’intérieur du pays que dans la
région : « Nous ne voyons aucun problème
entre les sunnites ou les chiites, entre
les différents pays sunnites et l’Iran.
Le seul problème c’est vous, et vous
vous moquez du monde [en
instrumentalisant cette prétendue
rivalité sectaire]. Il n’y a pas de
problèmes entre les sunnites et les
chiites, ce ne sont que des mensonges et
des falsifications dont vous vous servez
pour tromper les ignorants d’entre vos
partisans et les brutes qui se
prétendent ‘salafistes’ : les ‘salafistes’
de Nayef, les ‘salafistes’ des Saoud,
qui n’accordent aucune considération à
la religion, le ‘salafisme’ qui se base
sur le meurtre, le viol de l’honneur, la
trahison, le collaborationnisme avec les
Etats-Unis, tel est leur ‘salafisme’.
Tels sont les Saoud. »
Par sa foi en la
lutte non-violente et en la force
invincible d’une parole de vérité face à
la plus rétrograde, à la plus
impitoyable des tyrannies, Nimr al-Nimr
incarnait de manière exemplaire
l’aspiration des peuples arabes à la
démocratie et à la dignité. Bien que la
condamnation de son exécution ait été
assez tiède en Occident, se réfugiant
souvent derrière de
timides condamnations de principe de
la peine de mort, tous les partisans
authentiques du droit à
l’auto-détermination des peuples et de
la liberté d’expression peuvent
considérer Nimr al-Nimr comme un martyr
et en porter le deuil.
Salah Lamrani
Reçu de l'auteur pour publication
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