MADANIYA
Centenaire des accords Sykes-Picot:
Du renouvellement de la question
d’Orient
Roger Nabaʼa
Vendredi 20 mai 2016
Du renouvellement de
la Question d’Orient
«Il n’y a rien au monde de plus
difficile à exécuter, ni de moins assuré
de succès, ni de plus dangereux à
administrer que le fait (…) d’introduire
un nouveau système de choses (…).»
Machiavel, Le Prince, Livre VII.
Le Proche/Moyen-Orient est coutumier
des crises, certes, mais il vit depuis
le tournant des années 1970/1980 une
crise d’un genre nouveau dans la mesure
où elle s’inscrit dans une
reconfiguration, l’un dans l’autre,
régionale et mondiale qualitativement
différente de celle qui avait configuré
la région et le monde aux lendemains des
deux Guerres mondiales et l’exécution de
l’Empire ottoman.
La crise ne date évidemment pas des
révoltes arabes de 2011 qui n’en ont
donné qu’une des plus spectaculaires
«mise en évènement». On peut en déceler
les premières traces au tournant de la
décennie 1970, me semble-il. C’est en
1973 qu’on pourrait en repérer le
premier indice -bien que resté longtemps
méconnu-, lorsque les régimes arabes de
l’époque, tous sunnites (ou d’«idéologie
sunnite» comme la Syrie baathiste des
Assad), signaient avec la Guerre
d’octobre 1973 la dernière de leur
guerre contre Israël et, dans la foulée,
la faillite de leur hégémonie régionale,
clef de voûte du système sykespicotien.
On peut en collationner les traces
essaimées depuis les années 75 par les
crises d’État à répétition qui ont
emporté, avec les révoltes arabes de
2011, les États-Nations (sic)
sykespicotiens de la post-colonisation
(Libye, Syrie, Irak, Yémen), pendant que
les autres (Bahreïn, Egypte, Tunisie,
Jordanie, Liban) représentent des lieux
de trouble où se manifeste l’impuissance
de l’État-Nation à exercer sa
souveraineté.
Les chiites et les
Kurdes, les grands absents des accords
Sykes-Picot.
En filigrane de cette faillite, on
pourrait repérer un autre de ces
indices, lorsque, en 1979, la révolution
khomeyniste triomphante, lança la montée
en puissance de l’Iran chiite à l’assaut
de l’Orient sykespicotien et qu’il y
émergea, comme acteur chiite qui en
avait été exclu ab origine; Indice
souligné en abyme par une autre
émergence, celle des Kurdes, l’autre
occulté du Grand partage sykespicotien…
Dans les interstices de cette
dynamique nouvelle, on pourrait repérer
un autre de ces indices: la proclamation
califale de l’État islamique (2014)
marquant ainsi la tentative des sunnites
d’y faire retour, mais en ordre dispersé
et antagonique puisque sous le sceau
d’une profonde crise qui décime, dans
son intimité, la pensée sunnite et plus
particulièrement ses franges radicales,
de tradition hanbalite (1).
Et enfin, dans l’écheveau de ces
dynamiques multiples et contradictoires,
le «facteur des facteurs», l’invasion
étatsunienne de l’Irak en 2003, laquelle
invasion devait saisir l’entièreté de la
géopolitique du Pouvoir au
Proche/Moyen-Orient, sa distribution et
sa reconfiguration, et précipiter cette
multitude de crises orientales dans une
seule et même Crise.
La prolifération des indices en un
laps de temps si court, même pas un
demi-siècle, en indiquerait l’amplitude
sans indiquer pourtant la trame qui les
tisse. Car, de caractère systémique, la
Crise s’est mutée en manière d’être
caractéristique d’un système entré en
régime de crise dans cet entre-deux qui
va du «déjà mort» sykespicotien -mort,
certes, mais toujours pas de sa belle
mort- à «ce nouveau qui n’arrive
toujours pas à advenir», ce qui pourrait
expliquer de façon plausible ce
chambardement – ou cette transfiguration
aux dires de certains – qui échoit à la
région. C’est bien pour cela d’ailleurs,
que le titre de mon propos, s’intitule
«le renouvellement» de la Question
d’Orient plutôt que «recommencement»;
dans «recommencement» on aura reconnu la
répétition -comme ce fut le cas des
crises régionales entre l’exécution de
l’Empire et les années 1970/80- pendant
que c’est l’idée de remplacement qui
préside à «renouvellement» comme je
pense être le cas de la Crise dont je
parle.
Or donc, un Orient chasse l’autre. Et
c’est comme si le ciel, le soleil, les
éléments, les hommes avaient changé de
mouvements, d’ordre et de puissance par
rapport à ce qu’ils étaient.
Tout a changé, car «l’ordre… qui
assigne aux choses différentes la place
qui leur convient»(2) s’est effondré.
Tout a changé! L’un dans l’autre,
simultanément ou tout à la fois, le
destin gépolitico-stratégique de la
région; son centre de gravité qui s’est
déplacé du Bassin Palestinien vers le
Bassin du Golfe; la reconfiguration des
«amis/ennemis» si brouillé que même Dieu
ne reconnaitrait pas les siens; ses
acteurs qui d’étatiques se trouvent
désormais bousculés et submergés par une
prolifération d’acteurs non-étatiques
qui ont fait irruption sur les scènes et
locales et régionale; la fluidité et la
porosité des frontières remis en
question, les règles du jeu et la nature
des guerres et des conflits qui s’y
déroulent. Tout! Vraiment tout. Comme il
faudrait tout un ouvrage, et volumineux,
pour venir à bout de ce «Tout» évoqué
tout juste, je me contenterai, dans ce
propos, de parler de la Crise elle-même,
celle du système, qui me semble être
l’indice des indices, c’est-à-dire celui
de par lequel les autres indices font
sens.
Le système
Sykes-Picot en crise
Mais déchiffrer les mutations qui
travaillent cet Orient second, prendre
la mesure de ce qui s’y effondre ou
advient, ne peut se faire, me
semble-t-il, sans s’interroger sur ce
que fut l’Orient ancien, sykespicotien,
pour mieux s’interroger sur cet Orient
second qui cherche à prendre sa place,
dans un univers brouillé, d’autant qu’à
la différence de la crise qui emporta
l’Empire ottoman, celle qui se décline
aujourd’hui, se décline dans un vide
stratégique, pendant que le sort de la
crise de l’Empire fut scellé par les
Grandes puissances coloniales de
l’époque (Royaume-Uni et France à
l’issue de la Première Guerre mondiale),
le nouvel Orient qui se fraie ne dispose
d’aucune hégémonie extérieure
susceptible de le contraindre à se
stabiliser, ni d’aucune régionale pour
l’heure capable de le faire.
Si donc c’est le tout du système
sykespicotien qui est en crise, il est
mis en crise cette fois-ci, non plus sur
ses propres bases comme avant (exécution
de l’Empire-1970/1980), quand il pouvait
rebondir de ses crises pour se retrouver
dans le système; mais sur des bases
nouvelles, qui restent à définir et qui
ne le seront qu’au terme de la démesurée
lutte de pouvoir régionale/mondiale,
faisant de sa reconfiguration l’un par
excellence des champs de bataille
directe ou par procuration des
prochaines décennies.
La balkanisation du
Monde arabe selon une vision
britannique, un vague arabisme madré de
hahémisme à la sauce sunnite
Pendant qu’elles exécutaient l’Empire
ottoman, les Grandes puissances de
l’époque, le Royaume-Uni surtout, se
saisirent de ses Provinces arabes et les
balkanisèrent.
Cela ne se fit pas à l’aveuglette
mais selon une vue d’ensemble ordonnée,
en maitre d’œuvre, par le Royaume-Uni:
en externe, cette «vue britannique» fut
ordonnée par la sécurité de la Route des
Indes qui longeait, non loin, la Côte
des Pirates; et en interne par un vague
«arabisme» madré de hachémisme à la
sauce sunnite. Car pour sécuriser la
Côte des Pirates sur la Route des Indes,
le Royaume-Uni a dû, dès le XVIIIe
siècle, tisser des rapports assidus,
continus et amicaux avec l’Empire
ottoman et les roitelets de la Côte –
tous sunnites et hachémites-arabistes-
sécurisant sa Route en parfaite entente
avec l’Empire comme maitre des lieux.
Aussi hérita-t-il tout naturellement
des relais sunnites du Pouvoir de la
Sublime Porte au moment de son
exécution, les détournant à son profit
et les réaménageant selon ses intérêts
et la conjoncture c’est-à-dire des
alliances et contre-alliances, des
rapports de forces et de tous les
ingrédients qui font une conjoncture.
Toujours est-il que le Royaume-Uni se
retrouva à la tête d’un pouvoir sunnite
qui s’étendait de l’Afrique (Egypte,
Soudan) au Levant (au Liban où le
Royaume-Uni a toujours joué, in fine, la
carte sunnite), et évidemment au reste
(Jordanie, Irak, Golfe), mais qui
constituaient un «Arc britannique»
plutôt qu’un «Arc sunnite». De tous les
facteurs qui ont régi la «vue anglaise»,
le Grand partage et la transformation
des Provinces arabes en États-Nations
(sic), je retiendrai trois pour les
besoins de mon propos:
- La formation d’un ensemble flou
(3) d’États-Nations arabes, qui
n’avaient ni le pouvoir ni les
moyens de l’être quand bien même
dans un avenir lointain, car leur
formation par les Grandes
puissances, en faisaient, ab
origine, des États géopolitiques (4)
plutôt que des États nationaux.
Quant à l’arabisme à la sauce
britannique, il se trouva à
«s’incarner» dans une Ligue des
États arabes mort-née d’impuissance
mais qui sacrifia quand même aux
vœux unitaires des Arabes, mais
surtout à la volonté
franco-britannique de les fragmenter
en États «indépendants» (sic), leur
«indépendance» des uns des autres
étant, à leurs yeux, plus précieuse
que les États ainsi formés.
- Le second trait retenu, c’est la
domination sunnite sur l’Orient dès
lors que tous ces États, du fait du
bon vouloir britannique, étaient
tenus par les Sunnites quand bien
même ils seraient minoritaires comme
en Irak ou au Bahreïn.
À ces facteurs endogènes s’est greffé
en 1948 un facteur exogène, la création
ex-nihilo de l’État d’Israël. Prenant la
figure de l’«ennemi absolu» -du fait
qu’il advenait aux autochtones de
l’«ailleurs» du Monde d’ici-, il devait
à ce titre reconfigurer la géopolitique
guerrière de l’Orient de naguère, autour
du foyer Palestinien, qui devint pour
lors le centre de gravité de la
politique régionale jusqu’au tournant
des années 1970/1980 très précisément,
avec pour conséquence de confiner le
Bassin pétrolier du Golfe dans un rôle
mineur.
Si cet Orient-là dans toute sa durée
fut marqué par la montée en puissance de
la qawmiyya ‘arabiyya, c’est bien, entre
autres raisons, parce que la lutte
contre Israël, surtout au sein du Bassin
Palestinien, engendra une masse
militante qui réussit à imaginairement
subsumer, «l’espace d’un matin», ses
particularismes en un sens identitaire
partagé, une fraternité militante, la
communion dans une même idéologie
(quoique avec des distinguo) mais dont
la finalité serait partout et toujours
de renouer avec l’unité perdue.
Le tout coulé dans la rhétorique d’un
discours qui trouvait auprès des Arabes
une forte résonance. Aussi le conflit
israélo-arabe occupa-t-il sans partage
toute la scène de l’Orient ancien.
Non seulement la création de l’État
d’Israël au cœur du Proche-Orient fut un
puissant catalyseur du qawmi, non
seulement en ennemi absolu il configura
la géopolitique du Bassin Palestinien,
mais cette configuration elle-même
recoupait pour finir par s’y couler la
géostratégie mondiale de l’époque qu’on
pourrait faire aller de l’irruption
orientale de l’URSS (~ 1955: Conférence
de Bandoeng) à l’implosion de l’Empire
soviétique (1990/91); géopolitique
orientale et géostratégie mondiale
toutes deux modelées selon une parfaite
homologie qui désignaient, aux deux
plans, les mêmes amis et les mêmes
ennemis.
Les États du Bassin Palestinien
(Egypte, Syrie, Irak, OLP/Liban)
désignaient Israël comme ennemi
géopolitique, les États-Unis comme
ennemi géostratégique et l’URSS comme
ami géostratégique; pendant que les
États du Bassin du Golfe, s’ils
désignaient Israël comme ennemi, c’était
une simple désignation «verbale», du
bout des lèvres, pendant qu’ils
désignaient les États-Unis comme ami et
comme ennemi l’URSS; ceux-là avaient
tous, tous niveaux confondus, les mêmes
amis et les mêmes ennemis que ceux-ci
qui avaient tous, tous niveaux
confondus, les mêmes amis et les mêmes
ennemis. Heureuse époque où les choses
étaient claires et les amis et les
ennemis facilement reconnaissables!
Elle prit fin, mais pas encore de sa
belle fin, lors de la Guerre d’Octobre
1973 qui marqua durablement la région.
Deux traits remarquables de la fin de
cette «époque heureuse» -qui continuent
de toujours façonner la reconfiguration
régionale- me semblent dignes d’intérêt.
D’une part la qawmiyya ‘arabiyya,
comme «discours politique» des Sunnites
-comme on le comprendra après-coup-, et
discours sous couvert duquel les
Sunnites (y compris les Alaouites de
Damas qui, à l’époque dont je parle,
«parlaient sunnite», c’est-à-dire qawmi),
prirent le Pouvoir partout dans le
Bassin Palestinien et alentour; la
qawmiyya ‘arabiyya donc arrivait à son
terme laissant derrière elle un vide que
n’arriva pas à combler le wahhabisme
pour le moins dans le Bassin
Palestinien; l’autre trait retenu, c’est
la Guerre du Pétrole qui, lancée dans la
foulée de la Guerre d’Octobre 1973,
déplaça le centre de gravité de
l’Orient, du Bassin Palestinien vers le
Bassin pétrolier du Golfe.
Ce changement de théâtre d’opérations
qui se déplaçait des frontières de
l’État d’Israël vers ses confins
transforma également la nature de la
guerre: le changement de théâtre
d’opération, qui bascula du côté du
Basin pétrolier du Golfe, eut pour effet
de fluidifier l’ennemi de naguère,
l’estompant sans l’annuler.
Que faire contre un ennemi lointain,
aux confins de l’Orient: la guerre est
irréaliste et irréalisable; il ne resta
plus aux Arabes que de l’inscrire,
désormais, dans les termes d’une
stratégie déclarative et seulement.
Aussi, de «guerre dénotative» qu’elle
était jusqu’en 1973, certes est-elle
toujours «guerre», mais «métaphorique»,
comme le fut, par exemple, la guerre
économico-pétrolière conduite en 1973
par l’Arabie saoudite.
Conséquence géopolitique: la mort du
discours qawmi et le déplacement du
centre régional de gravité vers le
Bassin pétrolier du Golfe sonnèrent le
glas de la régionale hégémonie
politique, idéologique et populaire du
Bassin Palestinien qui orienta jusque-là
la politique au Proche-Orient et
idéologiquement tout l’Orient d’alors,
les ordonnant à la Question
palestinienne et à l’Unité arabe.
C’est la fin de toute une époque et
le commencement d’une autre ou l’ennemi
commun des Arabes, Israël, sans encore
susciter des vocations de reconnaissance
comme par la suite, n’occupera plus
cette place unique d’ennemi qu’au plan
discursif, voire politique et
diplomatique mais plus jamais au plan
militaire, sauf pour ceux qui refusaient
de l’entendre ainsi et, refusant la
métaphore, voulaient une guerre réelle,
ceux-là même qui donneront naissance,
par la suite, aux fameux acteurs
non-étatiques (la Résistance
palestinienne dès 1969, puis les
Chiites: le Hezbollah du Liban, les
milices chiites d’Irak et alentour, les
Hûthis que les nouvelles lignes de
fracture ont rapproché de l’Iran; tous
bizarrement qualifiés de «terroristes».)
Mais rien ne fit pour refaire
flamboyer le drapeau du Bassin
Palestinien sur la région, l’épopée
nassérienne était bien morte enterrant
avec elle et la guerre conventionnelle
des États arabes (sunnites) contre
Israël et leur hégémonie.
Sykes-Picot subissait là, sa première
forte secousse, dès lors que la ruine de
la capacité hégémonique des Sunnites fit
d l’Orient un espace vide de puissance.
Et l’appel du vide, comme chacun sait,
est une vieille habitude de l’Histoire
et des Etats.
L’année 1979 initia une suite, à
l’origine déréglée, de bouleversements
systémiques de la scène orientale qui
ont chambardé la stratégie des relations
régionalo-internationales sans qu’elles
trouvent à se stabiliser jusqu’à
aujourd’hui; suite dérèglée certes, qui
trouvera néanmoins à s’ordonner dans les
dynamiques qui entamèrent toute la scène
orientale selon des lignes de fracture –
qui sont toujours aux fondements de la
Crise.
L’Iran, à l’assaut
du ciel oriental, seule puissance
régionale dotée d’une «force de
projection»
La première séquence de ces
évènements systémiques fut la Révolution
islamique de 1979, laquelle permit à une
Puissance persane et chiite à tradition
impériale et, pour le moins, à vocation
de Grande puissance régionale, voire,
unus inter pares, la seule, de se lancer
à l’assaut du ciel oriental.
Passons sur les vicissitudes de sa
politique étrangère, anecdotiques au
regard de notre propos, il se trouve
néanmoins que de 1979 à nos jours,
l’Iran chiite, sacrifiant intelligemment
à sa politique, a été la seule Puissance
à avoir réussi à se doter des moyens de
sa politique de Puissance -ce qui n’est
le cas d’aucun État sunnite, sauf de la
Turquie, dans l’absolu certes, mais il
ne le semble pas en Orient-, moyens dont
les plus importants me semblent au
nombre de deux: la Wilâyat al-Faqîh5 et
les acteurs non-étatiques (les Milices
chiites armées), implantées dans toute
sa zone d’influence.
Si le premier de ces moyens disposait
l’Iran à se doter d’un Pouvoir central
qui s’étend à/et s’exerce sur la
majorité des Chiites disséminés à
travers l’Orient -où il se présente et
est largement perçu comme leur
défenseur, entendre le défenseur des
Chiites minoritaires dans les États
sunnites, persécutés ici et là,
marginalisés et laissés pour compte
ailleurs.
Le second de ces moyens, l’irruption
des acteurs non-étatiques, les Milices
chiites, fit de l’Iran la seule
puissance régionale dotée d’une «force
de projection» à distance qui lui permet
d’intervenir sur toutes les scènes
régionales en crise de Pouvoir d’État
(Liban, Syrie, Irak, Yémen Bahreïn),
sans qu’il lui en coute en termes
d’engagement militaire ou en rapports
diplomatiques.
Aussi a-t-il réussi à faire entendre
la voix chiite au travers de sa voix;
l’un dans l’autre, c’est bien dans cette
volonté de représenter les Chiites
disséminés et la volonté de les réunir,
pour ne pas dire les unifier, par-delà
leurs différences (nationales,
ethniques,…), que se justifie, au plan
politique, la mise en place d’un Pouvoir
centralisateur, la Wilâyet al-faqîh6
tombant juste à point?
Mais pour dure que fût son irruption
sur la scène orientale, l’Iran ne
comptait pas, je crois, chambouler
l’architecture des États-Nationaux tel
que léguée par le système sykespicotien;
il voulait, comme pourraient le prouver
ses discours mais aussi ses politiques
au Liban, en Syrie avant les révoltes de
2011, en Irak ou au Yémen;
Il voulait alors «se glisser» dans
ces États, s’y «faufiler», y créer des
sphères d’influence, au prorata de la
représentativité des Chiites qui y sont,
voire un peu plus mais cette fois au
prorata de la puissance régionale de
l’Iran.
L’Iran un État
pertubateur et non pourfendeur de
l’ordre régional
Comme aurait pu dire l’amiral Castex,
en termes de stratégie, l’Iran, serait
«un perturbateur»(7) de ce système
mourant plutôt que son pourfendeur; un
perturbateur parce qu’il ne joue pas le
jeu des Sunnites, dont le cadre de jeu a
été établi par Sykes-Picot, lequel
occulta les Chiites. Refusant de jouer
son Grand Jeu oriental selon les règles
jusque-là admises, l’Iran joua sa
partition selon deux visées
complémentaires: maintenir Sykes-Picot
en l’état, et y prendre la part de
pouvoir qui lui est dévolu (= dévolu aux
Chiites).
Les choses changèrent après les
«révoltes arabes» de 2011, quand la
scène de l’Orient ancien fut
irrémédiablement abolie, mais
n’anticipons pas.
Cette première séquence non seulement
confirma le déplacement du centre
régional de gravité, mais en y
introduisant l’acteur «chiite» en tant
qu’acteur régional, elle y introduisait,
de force, comme un retour du refoulé, un
acteur non prévu à l’appel. Et ce qui
devait arriver arriva: un bouleversement
géopolitique de la scène orientale dans
son entièreté. Un autre coin, de taille
celui-là, s’enfonça dans l’ordre
sykespicotien. Egalement bouleversé sera
désormais la désignation de l’ennemi,
lequel glisse du seul Israël vers un
flou de désignation qui empêche de le
révéler encore explicitement.
Car l’Iran, chiite et persane, en
raison de son irruption sur une scène
qui lui était jusque-là interdite, fut
d’emblée perçu par son environnement
géopolitique immédiat comme une menace
tout à la fois diffuse, une épée de
Damoclès en quelque sorte: menace-t-il
leur existence par la subversion chiite
de leur population qui oscille entre 10
et 30 dans toute la Péninsule mais
ailleurs qu’au Bahreïn où ils
constituent une forte majorité, ou
encore en Irak, au Liban, au Yémen?
Menace diffuse, certes, mais
explicite aussi par la poussée
milicienne des acteurs non-étatiques (à
cette époque, tous chiites) dans les
terres du Proche-Orient (Syrie, Liban,
Irak), chasse-gardée des Sunnites depuis
les Omeyyades, aux commencements de
l’Empire islamique.
Rejet et méfiance mutuels tracèrent
les premiers pas d’un «état de guerre»
comme dit Hobbes (8), fait de peur et de
cette insécurité généralisée qu’induit
la volonté réciproque d’en découdre,
c’est une «intention de guerre» plutôt
que la guerre proprement dite, certes,
mais dès cette époque les signes
avant-coureurs d’une guerre ouverte pour
l’hégémonie de la région se dessinaient
silencieusement.
La suite des évènements systémiques
de cette première séquence
(1980-88/Guerre Irak-Iran qui mit un
terme provisoire à la montée en
puissance de l’Iran; 1990/Invasion du
Koweït par l’Irak et
1991/Contre-offensive étatsunienne de
libération (sic) du Koweït; dans la
foulée, irruption des Kurdes sur une
large plage de la scène orientale;
1993-95/Accords d’Oslo et rétrécissement
comme peau de chagrin de la question
palestinienne qui de question systémique
et politiquement centrale se retrouva
réduite aux dimensions d’une des scènes
du système, l’israélo-palestinienne, aux
effets circonscrits à cette scène.
D’ailleurs, pour signifier la
«disgrâce» de la Question palestinienne,
on est passé du conflit «israélo-arabe»
au conflit «israélo-palestinien»); or
donc cette suite d’évènements
systémiques qui a eu, pour l’essentiel,
le Bassin du Golfe pour théâtre, n’a
fait que confirmer, et tendanciellement
et conjoncturellement, le déclassement
du Bassin Palestinien et, par glissement
métonymique, du conflit
israélo-palestinien lui-même.
La seconde séquence commença en
2001-2003, lors de l’attaque
«terroriste» du siècle (2001/Ben Laden)
et les invasions par les États-Unis,
sous prétexte de «Guerre contre le
terrorisme», de l’Afghanistan et de
l’Irak entre 2001 et 2003. Aux effets
dévastateurs de la première séquence
s’ajoutèrent, les amplifiant à leur
paroxysme, les effets encore plus
dévastateurs de cette seconde qui abîma
le système qui ne s’en est plus remis.
Si l’Iran ne fut de ce système qu’un
«perturbateur», il reviendra aux
États-Unis, dans l’Irak conquis, d’en
être le pourfendeur, si on l’entend dans
son sens vieilli et littéraire, de ce
qui contient l’idée d’abattre sans
quartier, de «celui qui fend
complètement, qui tue».
Avec l’invasion de
l’Irak, Les États-Unis s’emparaient
d’une forte sunnite de la région, à
l’épicentre du Proche et du Moyen orient
En envahissant l’Irak, les États-Unis
non seulement prenaient une place forte
sunnite de la région, mais
s’installaient à l’épicentre et de
l’Orient. C’est que l’Irak a/avait ce
privilège unique et singulier d’être à
la charnière des deux Orients, et le
seul de simultanément appartenir aux
deux. Politiquement, de par son
idéologie baathiste, son engagement
qawmi, son socialisme, sa laïcité, du
fait enfin qu’il se rangeait dans le
camp des ennemis Israël qui était le
camp mondial de l’URSS, il relevait du
Proche-Orient, c’est-à-dire du Bassin
Palestinien; mais en raison de son
pétrole il relevait du Moyen-Orient,
c’est-à-dire du Bassin pétrolier du
Golfe. D’où son importance stratégique.
En le conquérant, les États-Unis
conquéraient une pièce maitresse pour
leur Grand Moyen-Orient, pensant qu’à
l’occasion de ce désastre provoqué, ils
pourraient se régionaliser sans
s’orientaliser: s’impliquer directement
dans les affaires de l’Irak en faire un
allié sûr et obligé et l’intégrer dans
un système impérial d’alliance mondiale
et de domination régionale.
En fait ce fut une «stratégie de
désastre»! C’est au cours de leur
traversée sanglante que commença la
descente aux enfers de l’Irak qui se
retrouva converti en champ de ruines:
En interne, un pays pétrolier
exsangue, sans État, sans les Appareils
d’État (notamment sécuritaire: armée,
services de sécurité,… tous dissolus par
décret Bremer/ien) et pourtant
nécessaires au maintien de l’ordre, de
la stabilité et de la sécurité dans un
pays en proie à un chaos généralisé, au
pillage à grande échelle et où ses
sociétés vivent soit en «état de guerre»
soit se livrent carrément la guerre.
Toujours en interne mais cette
fois-ci d’un interne qui déborde sur
l’externe puisque le changement
d’identité de l’Irak (d’État sunnite à
État chiite) changeait l’ordre et les
règles du Grand jeu sykespicotien
lui-même, au détriment des Sunnites qui
prirent la chose comme une défaite.
Kaput l’ordre sykespicotien qui n’a pas
sombré du fait de la proclamation de
l’État califal (sic) et transfrontalier
d’al-Baghdâdi, mais bel et bien par
l’invasion étatsunienne: les
bouleversements qu’elle entraina
entamèrent définitivement l’ancien ordre
géopolitique, de bout en bout de
l’Orient.
Enchâssée comme une poupée russe dans
le désastre étatsunien, la troisième
séquence prit fin selon deux modes
antagoniques: le premier, selon un mode
géopolitique dès lors que l’élimination,
par les États-Unis, des deux leaders
sunnites (l’afghan et l’irakien)
capables de tenir tête à l’Iran chiite
créa comme un appel de vide auquel
l’Iran, déjà prête, s’empressa de
répondre. Se saisissant de cette
opportunité que lui offrait l’Histoire à
travers la politique étatsunienne, elle
se lança dans sa seconde montée en
puissance régionale; montée facilitée
par le fait que l’Irak, désormais État
chiite, lui ouvrait une voie royale
d’accès à l’Orient, mais cette fois
étatique et non plus seulement
milicienne.
Le Sunnisme au Pouvoir dans la
Péninsule ressentit ce renversement de
l’ordre étatique comme une perte
irréparable qui ne fit qu’alimenter son
ressentiment (séculaire, voire
millénaire, notamment de la part des
salafistes) à l’encontre des Chiites, et
tout particulièrement de l’Iran chiite
et persan; le second selon le mode du
djihâd qui connut sous l’occupation et
de son fait, un essor remarquable, mais
surtout, les jihadistes s’aguerrissant,
s’émancipèrent, tuèrent le «Père» (Ben
Laden) et formèrent la seconde
génération de jihadistes… qui donnera
les milices sunnites de l’organisation
de l’État islamique quelque dix ans plus
tard (2003-2013/14).
Ainsi, la contre-offensive sunnite
pour faire revenir le refoulé en
refoulant l’ennemi, ne vint pas, dans un
premier temps, des États sunnites de la
Péninsule qui ne surent, durant toute
une période, comment réagir et
réagissaient en cacophonie; pendant que
cette riposte vint de la part des
jihadistes de la seconde génération, qui
lui donnèrent un tour milicien, sanglant
et sauvage.
La riposte sunnite
avec le Roi salmane
Ce n’est qu’avec l’arrivée au Pouvoir
du roi Salmane (janvier 2015) que la
riposte des États sunnites trouva à
s’organiser et à s’unifier (et encore!)
sous la direction de l’Arabie saoudite,
mais là, nous sommes dans la séquence
suivante.
Les révoltes arabes de 2011 qui
éclatèrent comme un tonnerre dans un
ciel apparemment serein, initièrent la
quatrième séquence qui emporta dans son
sillage l’ensemble des États
géopolitiques, ces États sans Nations
que Sykes-Picot avait imposés comme
cadres territoriaux à des populations
qui partageaient entre eux une séculaire
mémoire conflictuelle. Tirant les
conséquences de tous ces
bouleversements, Abou Bakr al-Baghdâdi
proclama le califat islamique. Ce qu’on
n’avait pas compris au tout début des
révoltes arabes, appelées à l’époque
«Printemps des peuples» qui s’avéra par
la suite n’être qu’un «hiver islamiste»,
ce qu’on n’avait donc pas compris c’est
qu’une révolte en cachait une autre. Et
quand la première vague, moderniste et
sykespicotienne, crut pouvoir se lancer
à l’assaut du ciel aux cris de slogans
qui résonnaient fort bien avec les
récits émancipateurs (ou Grands récits
si chers aux Occidentaux: d’où l’accueil
enthousiaste, voire parfois délirant,
qu’ils trouvèrent auprès des publics
occidentalisés) mais ne correspondaient
pas à l’attente de ses destinataires
autochtones, les masses islamisées; la
vague moderniste s’essouffla et son
combat cessa faute de combattants pour
céder la place à une seconde révolte
dont la grammaire est aux antipodes de
celle des Grands récits.
Le mur de la peur brisé et le
modernisme épuisé, les islamistes
jihadistes lui succédèrent
«naturellement» (9) comme qui dirait,
pour se lancer à leur tour à l’assaut du
ciel.
Une guerre de da‘wât (pluriel de
da‘wa).
Du «Printemps des peuples» à «l’hiver
islamique»!
Quand bien même elle serait
dévalorisante, la métaphore dit bien ce
qu’elle dit; et ce qu’elle dit c’est que
les règles du jeu et la nature des
guerres et conflits ont changé en Orient
et ont changé l’Orient.
Pendant que guerres et conflits se
déclinaient dans l’Orient ancien dans
les termes des idéologies modernes
(anticolonialisme, anti-impérialisme,
nationalisme arabe, État-Nation, Unité
arabe, Peuple révolutionnaire,
progressistes, réactionnaires, Etc.),
ils se déclinent maintenant en termes
d’islam lesquels constituent désormais
la grammaire du Grand jeu d’Orient
transformé en champ clos qui opposent
entre elles quatre da‘wât sunnites en
«état de guerre»: une «étatique», la
da‘wa wahhabiyya et les trois autres
non-étatiques, celle des Frères
Musulmans maintenant réduite au silence
et qui en tout cas avaient renoncé au
djihadisme guerrier, celle «califale»
(sic) de Baghdâdi (2014) et celle d’al-Qa‘ida
qui n’y ont pas renoncé.
Déchirement des Sunnites en proie à
des dissensions internes de grande
ampleur qui interdit pour l’heure tout
discours rassembleur ouvrant une voie
royale aux discours de fitna, comme ceux
des da‘wât; crise de l’intimité de la
pensée sunnite dont le signe le plus
parlant se loge dans ce fait que toutes
ces da‘wât en état guerre sont issues du
hanbalisme, toutes n’en étant que des
avatars.
Si ces da‘wât sunnites s’opposent les
unes aux autres et se font la guerre en
s’entraidant à l’occasion, elles
s’opposent toutes et font la guerre, en
ordre dispersé et souvent
contradictoire, à la da‘wa chiite de
l’Iran et de ses alliées. L’enjeu final
étant la reconfiguration de l’Orient de
manière qu’elle assure et garantit
l’hégémonie, dans la conjoncture
actuelle voulue sans partage, de l’une
des da‘wa.
Ce n’est que récemment, en février
2016, que le discours de la politique
mondiale a pris acte de la fin de
l’Ordre sykespicotien, quand, en écho à
la déclaration de John Kerry, Secrétaire
d’État, qui estimait le 27 février que
«le non-respect de l’accord de cessation
des hostilités aurait des conséquences,
dont la fin de l’unité de la Syrie»,
répondait en écho, le 29, Sergueï
Riabkov, vice-ministre russe des
Affaires étrangères: «la Syrie pourrait
devenir un État fédéral si ce système
fonctionne dans le pays».
Il est incontestable que dans la
période actuelle ou les États de la
région, engagés dans une politique de
puissance marquée au fer par une logique
exclusive de confrontation dont l’enjeu
géopolitique est la ghalaba régionale
-ou hégémonie, si l’on veut, mais ce
n’est pas tout à fait la même chose-, et
l’enjeu géostratégique, accéder au
statut de seul acteur mondial de la
région, dans le concert des Nations
c’est-à-dire aux yeux des Grandes
puissances, il est impossible en la
conjecture actuelle qui semble
s’inscrire dans la durée, que les
acteurs [étatiques/non-étatiques;
sunnites/chiites/Persan/kurdes] en lutte
puissent coexister ou entamer une
impossible négociation.
Le sort de la région semble scellé
par la guerre et suspendu à l’évolution
du rapport des forces.
Non seulement pour des raisons
intrinsèques à toute «période
intermédiaire» ou de «transition»
politique dont l’incertitude constitue
bel et bien la marque, mais aussi parce
l’entièreté de l’Orient, «de l’Océan au
Golfe» (Mina-l muhît il-al-Khalije,
comme on disait à l’époque héroïque),
est pris dans les affres d’une logique
de puissance unique, celle du «unus
inter pares», de «l’unique en son
genre».
Roger Nab‘aa, Beyrouth-mars 2016.
Pour aller plus loin à propos de
Roger Naba’a
www.madaniya.info et le blog
partenaire www.renenaba.com
http://www.renenaba.com/france-liban-a-propos-des-maronites/
http://www.renenaba.com/liban-de-la-philosophie-et-de-son-enseignement-au-liban-1-2/
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http://www.renenaba.com/israel-et-la-fin-de-la-purete-des-armes/
http://www.renenaba.com/la-revolution-arabe-par-dela-ses-lignes-narratives/
http://www.renenaba.com/les-freres-musulmans-et-le-modele-turc-la-mumanaa-de-la-syrie-et-du-hezbollah-dans-la-tourmente-arabe/
Sa production pour le compte de la Revue
«Peules du Monde» du Philosophe Paul
Vieille:
http://www.peuplesmonde.com/spip.php?rubrique39
Encadré I : L’Orient/Proche,
Moyen, Extrême
Concepts géopolitiques par
excellence, à caractère
européocentrique, Proche, Moyen et
Extrême-Orient sont des appellations
dont à peu près le sens varie en
fonction de celui qui l’utilise.
Si l’Orient dans son Extrême,
comprend les États musulmans d’Asie (et
n’appartient donc pas à mon propos), par
Proche-Orient, j’entendrai par contre
l’ensemble des États configurés par la
géopolitique du conflit israélo/arabe, à
savoir le Bassin Palestinien, avec une
idéologie laïque au Pouvoir (le qawmi/nationalisme
arabe): Israël/Palestine, Egypte, Syrie,
Liban, et à l’arrière-plan l’Irak ; par
Moyen-Orient, l’ensemble des États
configurés par la géopolitique du
pétrole, à savoir le Bassin du Golfe (ou
le Bassin pétrolier du Golfe), avec une
idéologie religieuse au Pouvoir : l’Iran
chiite ainsi que les États arabes
sunnites de la Péninsule et du Golfe
(royaumes, sultanats, émirats,
républiques… confondus), et à
l’arrière-plan l’Irak. Pour les besoins
de mon propos, je distinguerai le Proche
du Moyen-Orient, mais il m’arrivera
aussi, l’élégance de la rédaction le
voulant, de parler simplement de
l’Orient indiquant le Proche ou le
Moyen, mais jamais l’Extrême.
Comme je le mentionne dans le corps
de l’article, l’Irak appartient
(appartenait?) à ces deux ensembles
flous.
Encadre II: Da‘wa
Dans son sens courant, ad-da‘wa
(l’appel) signifie prédication et se
traduit comme «appel à l’islam». Comme
tel, ce peut être le fait de tout
musulman d’appeler de non-musulmans à
embrasser l’islam. Au fil des temps,
certains d’entre eux, les prédicateurs (dâ‘ia/du‘ât)
ont consacré leur vie à prêcher la bonne
parole islamique.
Mais da‘wa s’entend aussi autrement,
comme dans les expressions «la da‘wa
prophétique; la da‘wa al-‘abasiyya; la
da‘wa al-fatimiyya; da‘wat al-Huseyn,
Etc.», que l’on retrouve sous la plume
des historiens arabislamiques. Certes,
c’est toujours un appel à l’islam, mais
d’un autre genre puisqu’il ne s’agit
plus de conversion, mais de faire
triompher une cause (celle de l’islam,
évidemment), en brandissant l’étendard
de la révolte contre une dynastie parce
qu’elle aurait dévié dans un islam fâsiq
(perverti). Dès lors qu’il s’agit de
prise du Pouvoir, cette da‘wa-la devait
souscrire à certaines conditions:
- C’est toujours un des ahl al-bayt
(au sens large, jusqu’au tribal) qui
la lance (Abou Bakr al-Baghdâdi
n’a-t-il pas fait éditer un opuscule
prouvant son ascendance quraychite,
la tribu du Prophète).
C’est un mouvement à base populaire
-bien qu’encadré par les partisans et
conduite par une direction- qui se
mobilise pour faire triompher la cause
du lanceur de la da‘wa qui se confond
avec la cause de l’islam.
Elle comprend enfin une sorte de
non-dit: l’issue doit en être heureuse,
sanctionnée par la victoire,
c’est-à-dire la conquête du Pouvoir,
pour passer l’éponge sur le temps de la
fitna/rupture qu’elle a suscité et
prouver par-là que l’Unité de la Umma
est sauve puisque retrouvée; et si la
da‘wa venait à échouer, elle serait
vouée aux gémonies de la fitna et
condamnée à l’oubli «officiel». La da‘wa,
l’abbaside (qu’on a appelé Révolution
abbasside, ce qui n’a pas de sens), la
fatimide, Etc., souscrivent en gros à ce
protocole que l’on peut induire de la
Muqaddima d’Ibn Khaldûn.
Comme telle, et bien qu’elle
comprenne une appréciable mobilisation
populaire, da’wa n’est pas, ne peut et
ne doit pas etre confondue avec
«révolution» au sens que lui a donné la
Modernité occidentale; pour une raison à
tout le moins: en dernière analyse, une
da’wa ne cherche qu’à corriger ou
rectifier le tir -l’exercice du Pouvoir,
la pratique de l’islam- mais elle n’a
jamais cherché à le «révolutionner», ou
jamais il n’a été question d’une sortie
de l’islam pour proposer un autre régime
de pouvoir, un autre discours, une autre
«idéologie».
Ainsi la «Révolution islamique» de
Khomeyni, si elle peut être perçue comme
une révolution parce qu’elle a réussi à
changer le régime politique en place, il
reste que c’est une da‘wa plutôt qu’une
révolution au sens moderne du mot: après
tout, elle ne cherchait pas à «inventer»
un régime politique nouveau, inédit,
mais tout simplement à restaurer le
régime islamique vieux de l’époque du
Prophète ou peu s’en faut.
Notes
- Al-imām Ahmad Ibn Hanbal (780-855/ère
chrétienne) est un théologien
jurisconsulte et traditionaliste
musulman, fondateur de l’une des
quatre grandes écoles juridiques (maZhab/maZâheb)
sunnites, connue sous le nom de
«hanbalite». Pour notre propos, on
retiendra que le hanbalisme passe
pour être le socle du
traditionalisme le plus
conservateur, le plus rigide et le
plus dogmatique de l’islam sunnite.
S’en réclame toute une suite de
dogmatiques aussi rigides que leur
maitre comme Ibn Taymiyya
(1263-1300/1304), Muhammad ben
Abdelwahhab (1703-1792) qui a donné
le Wahhabisme qui se retrouve pour
l’essentiel en Arabie saoudite et
alentour, ce qui ne fut pas anodin
dans l’irruption déferlante des
mouvements takfiristes.
- Saint Augustin, La Cité de Dieu,
L. XIII.
- «L’ensemble flou est une
fonction qui définit le degré
d’appartenance d’un élément à un
ensemble (valeur d’appartenance)»,
les dictionnaires.
- Par États géopolitiques
j’entends cette espèce
d’États-postcoloniaux nés de par une
volonté «externe», de par les
besoins géopolitiques des Grandes
puissances, plutôt que des besoins
«internes». Ainsi, dans le cas de
Sykes-Picot, le découpage
territorial qui devait donner les
États-Nations, ne correspondait
nullement, ni ne correspond
toujours, au «découpage» des
populations concernées/découpées.
- Sujet controversé auprès des
doctes chiites, loin de moi de
discuter de cette question au plan
théologique ou historique. Ignorant
en la matière, je ne me le
permettrai pas. Mon approche est
politique, elle répond à la volonté
iranienne de «rassembler» les
Chiites disséminés dans la région,
en une «entité politique» dont le
centre serait Téhéran. La Wilâyet
al-faqîh, par-delà la théologie, a
donc ainsi un usage proprement
politique: créer un centralisme pour
contrer les effets de la
dissémination. C’est donc sous la
bannière de la Wilâyet al-faqîh que
l’Iran a politiquement réussi à se
poser aux yeux des Chiites, comme
leur «guide» et seul «guide et
protecteur», en toute autorité
(centralisée).Qu’est-ce que la
Wilâyet al-faqîh? Dans le chiisme
duodécimain, ce sont les Imam/s
-héritiers et successeurs de Husayn
le martyr, qui ont à charge le
destin de la Communauté. Le douzième
d’entre eux s’est occulté en 874 et
il ne reviendra qu’à la fin des
temps. En son absence, le plus
habilité à assurer les pouvoirs
spirituels et temporels est le faqîh;
l’Ayatollah (= signe de Dieu) le
plus savant, sera élu au tire de
Wâli al Faqîh et prendra à sa charge
de «guider et protéger» la
Communauté chiite. Le Wâli al-faqîh,
comme «lieutenant» de «l’Imam
occulté», jouit de pouvoirs très
étendus, voire extrêmes, puisqu’il a
pouvoir sur le spirituel (religion,
mode de penser et de croyance…) et
le temporel (politique, mode de
vie…). Cette théorie a été
incorporée dans la Constitution.
- Évitons le vocabulaire trompeur
de la psychologique. Il s’agit, dans
mon propos de «logique de situation»
où ne pas tenir tel rang ou occuper
telle place revient à les perdre au
profit d’autrui. Cf. Machiavel.
- Le «perturbateur» c’est, selon
Castex, «celui qui cesse de jouer,
dans le cadre d’un jeu établi, la
partie selon les règles jusque-là
admises». Raoul Castex, Théories
stratégiques, …, cité par G.
Challiand, in Esprit, avril 1981,
«Du militaire, du stratégique et du
politique. Entretien avec G.
Challiand et Cl. Lefort».
- L’état de guerre n’est pas la
guerre… mais y ressemble beaucoup
dit Hobbes (Léviathan).
Contrairement à la guerre qui est de
l’ordre de l’évènement, l’état de
guerre n’est pas un évènement mais
un état caractérisé par une menace
permanente de violence, de conflit,
de guerre. L’état de guerre, c’est
cette menace permanente.
- J’ai beau être naïf, je ne le
serai pas au point de croire qu’il
n’y eût pas des interventions de
toutes sortes qui ont favorisé
l’essor et l’épanouissement des
courants jihadistes et leur
irruption tonitruante. Mais
posons-nous la question de savoir si
un tel essor, un tel épanouissement
et une telle irruption, même
favorisés par des interventions
diverses, eussent été possibles ou
probables sans la déliquescence d’un
Ordre séculaire?
Roger Naba’a,
philosophe et universitaire libanais.
Concepteur et l’un des fondateurs de la
Revue d’Études palestiniennes qu’il a
dirigée de 1981 à 1984, il est également
membre du comité éditorial de la « Revue
des peuples méditerranéens ». Roger
Naba’a est co-auteur avec René Naba du
livre "Liban, Chronique d‘un pays en
sursis" - Editions du Cygne 2008.
© madaniya.info -
Tous droits réservés.
Reçu de René Naba pour publication
Le
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