MADANIYA
Liban : Des révolutionnaires en quête de
révolution ?
Roger Naba'a

Dimanche 8 mars 2020
Le Liban, théâtre de deux guerres
civiles (1958/ 1975-1990), célèbre en
Mars 2020 le cinquième mois d’un
soulèvement populaire, qui transcende
les clivages ethnico confessionnels, en
signant la faillite de la chefferie
traditionnelle. Retour sur ce phénomène
politico social, à l’arrière-plan d’une
confrontation stratégique entre l’Iran
et les États Unis. La version arabe de
ce texte est co-publiée par la
prestigieuse revue littéraire Al-Adab,
fondée par Souheil Idriss, l’un des
grands romanciers arabes du XX siècle,
grand traducteur de la littérature
existentialiste et père de Samah Idriss,
l’actuel directeur
https://al-adab.com/
Beyrouth,
Janvier Février 2020
Roger Naba’a, philosophe
libanais, contributeur du site
https://www.madaniya.info/
«L’idée de
révolution est plus féconde que la
révolution elle-même.» Anne Honymes,
Écrits sur la révolution, Paris, Le
Cercle jacobin, 1789.
Prologue
Un évènement inédit
Il y eut soudain
comme une étincelle qui se propagea en
éclat. Une colère qui leur venait de
loin les a précipités dans les rues et
les places publiques de toutes les
villes et les bourgs du Liban, de
Tripoli à Beyrouth, à Tyr, à Nabatiyyé,
à Baalbeck, à Sayda, à la Bekaa, au ‘Akkâr,
à Jbayl.
Effaçant les
barrières confessionnelles, régionales,
de classe, de genre et d’âge, leur
révolte a entrainé les Libanais sur ces
rues et ces places qu’ils ont occupées,
y ont bivouaqué, chantant, dansant,
dessinant, sculptant, festoyant et
discutant.
Depuis cinq mois
maintenant, contestant une classe
politique corrompue, en faillite et
ayant mis le pays en faillite, de ces
rues et de ces places ils exigent tout :
la chute du régime, la fin du
confessionnalisme, un État civil, le
dégagement de la classe politique, la
traduction en justice des corrompus et
des véreux, la récupération de l’argent
volé par milliards de dollars, la
surveillance des banques, tout.
Quand une
population surpasse sa peur, quand elle
dépasse ses divisions et ses
antagonismes qui l’empêchaient de se
retrouver unie, quand elle accepte de
s’assembler dans un même combat, bref
quand elle passe à l’acte, alors
seulement une chose pouvant s’appeler
«peuple» commence à s’articuler et à
prendre forme pour commencer à
s’exprimer comme «souveraineté
populaire» contre toutes les autres –
celle de l’État, des zu’amâ’, des
confessions – qui l’aliénaient.
Réclamant son dû, sur toutes ces places
ce «peuple» exerce son droit de
s’exprimer «souverainement» et non plus
d’«être exprimé» selon la «souveraineté
des autres».
Il montre, de par
ce passage à l’acte, le respect dû à sa
dignité et à ses droits. Dans ces
nouveaux espaces publics, se
réappropriant sa situation et sa voix
politique dont il était dépossédé, ce
«peuple» qui n’avait pas de place dans
les décisions prises et qui cependant le
concernaient au plus haut point, veut
s’y imposer au titre de sa
«souveraineté» nouvellement acquise et
qu’il apprend à exercer dans les forums,
les débats, les discussions, les
conférences, … qui se tiennent sous les
tentes dressées dans les rues et les
places
Aussi les
expressions auxquelles on a eu recours
pour rendre compte de ce phénomène – un
évènement «inouï», «inédit», «du jamais
vu», «du sans précédent», «du sans
pareil», «du sans égal», d’«unique»,
d’«extraordinaire» – semblent-elles
justifier la «nouveauté» de ce qui est
advenu au Liban et continue d’advenir
aux Libanais.
En soi, la tenue de
manifestations à caractère social ou
économique n’est pas un fait nouveau au
Liban. À différentes occasions des
groupes (enseignants, ouvriers,
étudiants, …) se sont mobilisés pour
revendiquer leurs droits économiques et
sociaux.
Cependant, ce qui
le rend unique, c’est que le mouvement
d’Octobre s’est «dé compartimenté » pour
se généraliser au travers de la
cristallisation de trois crises
majeures: la crise de l’État, la crise
de la classe dirigeante et la crise de
la société.
Mais l’originalité
de ce Mouvement ne tient pas seulement à
la généralisation de la crise, mais
également par rapport aux mouvements de
rue qui ont jalonné l’histoire du Liban
depuis son indépendance, quand les
mouvements en interne, de nature
«domestique», visant à améliorer les
conditions de vie (cherté de la vie,
salaires, etc.) ne débouchaient, de
mémoire du Liban indépendant, jamais au
grand jamais sur une crise politique, et
encore moins une crise de régime comme
c’est le cas avec le soulèvement
d’octobre 2019. C’est une première, car
seuls les mouvements en externe, dont
les revendications étaient de nature
«géopolitique» (1958 : crise du Pacte de
Bagdad versus le nassérisme; 1969-1982 :
crises emboitées de l’irruption de la
Résistance palestinienne sur la scène
libanaise) ont conduit le régime à ses
confins, à la discorde, à la guerre
intestine et à la région, à
l’internationalisation de la crise.
Si les seuls en
externe ont donné naissance à une crise
politique – voire carrément une crise de
régime avec l’irruption de la Résistance
palestinienne sur la scène libanaise
(1969-1982) – c’est que ces mouvements,
dans la mesure où ils portaient sur la
politique étrangère du Liban laquelle
détermine le camp auquel il se rallie et
s’affilie, portaient de par-là même sur
son identité: un Liban identifié de par
sa «Phénicie» et son «occidentalisation»
versus un Liban inscrit dans le tissu
régional des solidarités, s’identifiant,
selon les époques, à l’appel de la
Grande Syrie dans la décennie 1940, à
celui de l’arabisme dans les décennies
1950-1980 à travers le nassérisme ou le
baasisme et, dans la décennie 1960, à
travers l’appel de la Résistance
palestinienne. Deux identités
antinomiques, à somme nulle: «Deux
négations ne font pas une nation»,
prophétisait Georges Naccache en 1949.
Or le mouvement
d’Octobre 2019 se distingue également de
ces mouvements «géopolitiques», en ce
fait capital que dans ce mouvement, la
rue libanaise est un acteur à part
entière, pendant que lorsqu’elle était
«arabo-libanaise» – ou comme maintenant,
«irano-libanaise» – elle était
déterminée par un acteur «étranger»
(l’Égypte nassérienne, la Résistance
palestinienne, la République islamique
d’Iran, etc.) à la scène libanaise et
aux intérêts «domestiques» de la rue qui
se soulevait.
Subjuguée par les
bouleversements qui advenaient à un
rythme haletant dans le sens de ses
attentes (1952, «révolution» égyptienne;
1958, l’irakienne; 1958, unité
syro-égyptienne; 1979, Révolution
islamique), cette rue externe a
applaudi, s’est enthousiasmée, s’est
emballée, a soutenu avec entrain les
bouleversements en cours mais n’y
participa pas en tant qu’acteur.
Entérinant le faire
des autres, de la «politique de rue»
n’émergea jamais quelque chose qui
serait comme un faire propre à elle,
décidé par elle et conduite sous sa
direction, ne fût-ce que partiellement.
Aristote, demos et
plethos
Dans l’ordre
politique, si la «rue» au Liban fut ce
lieu trop plein de gens, elle fut tout à
la fois un lieu politiquement vide. On
peut recourir à Aristote pour chercher à
s’expliciter l’énigme de ce «trop plein
du vide». Pensant la population de la
cité, Aristote a recours à deux
vocables, demos et plethos. D’après les
connaisseurs, il réserverait l’usage de
demos à la réunion des individus qui
composent la cité en tant qu’elle agit
politiquement. On peut en déduire que
demos réfère au «peuple comme sujet
politique» et «sujet du politique»;
pendant qu’il utilise plethos quand il
veut parler de la multitude, du grand
nombre d’individus réunis au gré des
circonstances mais qui, comme telle,
n’agit pas en politique et n’en est pas
un acteur. Ainsi, là où demos saisirait
le «peuple» comme organe de la cité,
plethos semblerait correspondre à ce
genre de rassemblement populaire qui
prendra, au XIXe siècle, le nom de
«foule» qui, réagissant passionnellement
à une situation donnée se rassemble
éphémèrement, le temps de la colère,
puis se dissout sitôt la colère passée.
Aussi vite assemblée que désunie, elle
reste sans effet aucun sur le politique.
Ce long détour par
Aristote pour dire que, contrairement à
ce qui est dit et cru, il me semble que
la rue «arabo-libanaise» ou
«irano-libanaise» relève du plethos
plutôt que du demos, n’ayant pas de
puissance en elle-même, sa mobilisation
dépend entièrement de ce qui n’est pas
elle, cependant que le mouvement
d’Octobre se présente bien, lui, comme
le seul mouvement de rue qui ait
vocation de demos. Mais n’anticipons
pas.
De «l’ingouvernementalité»
du Liban à la révolte des Libanais
«Les révoltes ont
un corps avec lequel il est possible
d’engager la lutte. Les révolutions, en
revanche, ont beaucoup en commun avec
les spectres.» Metternich à Guizot, 31
octobre 1847[1]
Or donc il y eut
l’impôt sur le WhatsApp et il y eut la
révolte. De l’un à l’autre, de l’impôt à
la révolte, c’est comme si le ciel
s’était enflammé et que le monde avait
changé de teneur ; les heureux temps de
l’Etat ne furent plus, depuis qu’en ces
lieux les dieux ont soufflé le vent de
l’intempestif pour ouvrir la politique
du Liban au temps à venir.
Est-ce une révolte,
une rébellion/«tamarrud» ; une «thawra»/révolution,
un soulèvement/«Intifâda» ou un «hirâq»[2]
comme aiment à l’appeler les insurgés
eux-mêmes ? Difficile de répondre à
cette question tant l’incertitude propre
à la dynamique actuelle de ce mouvement
rend aléatoire tout pronostic quant à
son issue politique, quand bien même ce
serait dans l’enthousiasme de la
certitude que se vit le bouleversement
porteur d’une si belle promesse.
D’autant qu’en la matière, le nom d’un
évènement de cette ampleur qui veut
s’inscrire dans l’histoire du Liban
comme un évènement de bascule, devrait
lui venir après coup, quand le mouvement
aura accouché de sa vérité à la lumière
de laquelle on pourra lui donner le nom
qui lui convient.
Néanmoins, s’il est
impossible pour l’heure de nommer en
vérité cet évènement phénoménal, on peut
à tout le moins déterminer la nature de
la crise qui se trouve en être à
l’origine. Et si l’impôt sur le WhatsApp
n’en fut pas la cause, c’en fut
néanmoins la goutte d’eau qui fit
déborder la vase.
2 –
Gouvernementalité et crise de
gouvernementalité
Au travers des mots
et des slogans criés par les
contestataires – «Le peuple veut la
chute du régime», «Tous, c’est-à-dire,
tous», «Dégagez», «Lâ Islâm wa lâ
masihiyya, badna wihdé wataniyya)» [Ni
musulmans ni chrétiens, on veut l’unité
nationale] et tant d’autres repris,
chantés, dessinés, peints ou sculptés –
les manifestants ne protestent pas
seulement contre la corruption de la
classe politique, la paupérisation du
pays, le système confessionnel ou la
faillite de l’État ; mais beaucoup plus
fondamentalement contre la façon dont
ils sont gouvernés, inaugurant par là
une «crise de gouvernementalité» selon
l’expression de Michel Foucault.
Au-delà de la
dramaturgie qui l’entoure, cette crise
s’inscrit dans une histoire dans
laquelle la « gouvernementalité
confessionnelle » ne fut pas toujours
décriée ni dénoncée. Elle eut même,
avant la guerre de 1975-1990, notamment
avec Fouad Chéhab, son heure de gloire.
Elle n’entra en crise qu’après la
guerre.
Mais avant que de
nous aventurer dans le pourquoi de cette
entrée en crise, qu’entendre, selon
Foucault repris par nous à nos risques
et périls, par «gouvernementalité» et
«crise de gouvernementalité» ?
Gouvernementalité …
Dans les procédures
de gouvernementalité, en revanche, il
n’y a pas de cession de la volonté ni de
renoncement à la volonté, il y a des
techniques qui guident la volonté des
individus de façon à ce qu’ils veuillent
ce que d’autres veuillent, qui les
orientent de façon à ce qu’ils se
conduisent suivant la manière dont ils
sont conduits par d’autres. »[3]
Ainsi donc,
gouverner consiste à «aménager les
conditions dans lesquelles la liberté
des individus, jouant librement, pourra
produire des effets d’ensemble conformes
aux objectifs attendus.»[4]
Gouverner
relèverait non de l’exercice de la
contrainte par laquelle une volonté
s’impose à une autre, mais plutôt d’une
«conduction indirecte», de ce que
Foucault appelle une «conduite des
conduites».
Celle-ci suppose de
jouer activement sur l’espace de liberté
laissé aux individus pour qu’ils en
viennent à se conformer d’eux-mêmes à
certaines normes. Il ne s’agit donc pas,
comme il est dit et cru, de gouverner
contre la liberté, mais par elle et
grâce à elle, étant entendu que par
«liberté» il faut entendre ici non pas
le «libre arbitre», mais le fait que
l’action ait à choisir entre plusieurs
possibles dans une situation donnée. Le
terme de «gouvernementalité» aurait
l’avantage de signifier ce nouveau mode
de gouvernement des hommes, qui ne se
confond nullement avec l’action du
«gouvernement» au sens de l’institution
qui dirige un État. L’essentiel n’est
pas l’adhésion intellectuelle des
individus aux normes, ni leur
consentement actif et volontaire, mais
la contrainte exercée sur le choix des
individus par des situations qui se
construisent à l’insu de la population
et des dirigeants, mais avec leur
concours.
et « crise de
gouvernementalité »
Si
gouvernementalité indique «l’encadrement
des hommes pour les amener à réaliser
par eux-mêmes des fins déterminées par
le pouvoir», crise de gouvernementalité
indique, par contre, la remise en cause
par les gouvernés eux-mêmes, de la façon
dont ils sont gouvernés. La contestation
peut n’être d’abord que localisée, mais
pour qu’il y ait crise de
gouvernementalité il faut qu’elle
s’élargisse pour mettre en question le
dispositif général de gouvernement,
l’ensemble des relations de pouvoir. Le
mouvement d’Octobre traduit bien une
«crise de gouvernementalité» dans la
mesure où la contestation y est
l’expression d’un sentiment d’abus local
et particulier (nouveaux impôts sur
l’essence, le tabac et les appels en
lignes/taxe WhatsApp) mais qui s’est
très rapidement élargi à l’ensemble des
relations de pouvoir, voire au
dispositif entier de gouvernance. En
cela c’est une manière certaine et
explicite d’exprimer un refus: «nous ne
voulons plus être gouvernés ainsi».
Aussi le propre de
la contestation du mouvement d’Octobre
c’est qu’elle déborde le cadre du
système politique stricto sensu pour
mettre en cause non seulement son ordre
normatif propre mais aussi le modèle
culturel général (le système culture !)
qui lui assure sa légitimité profonde et
s’attaque au système qui a la plus
grande valeur «contrôlante».
C’est la raison
pour laquelle le soulèvement d’Octobre
déborde le terrain spécifiquement
politique, ses fronts d’attaque étant
simultanément les fronts politique,
économique et culturel.
Or donc si crise de
la gouvernementalité confessionnelle il
y a, il s’agit de la nouvelle
gouvernementalité, celle qui s’est mise
en place après la guerre, façonnée par
la convergence de trois dynamiques : la
faillite de l’Etat ; la guerre et
l’émergence d’un ordre milicien ; et
surtout mais surtout, la tutelle
syrienne et la syrianisation de la vie
politique libanaise qui transforma de
fond en comble les rapports
gouvernants/gouvernés.
De la
gouvernementalité d’avant-guerre à celle
de l’après
«À 73 ans, Marie …
pour subvenir à ses besoins, se
ravitaille à Beit al-Baraka, un
supermarché gratuit à Beyrouth. « La
situation est pire maintenant. Aucun
politicien n’agit de manière
responsable. Nous n’existons pas à leurs
yeux ».»[5]
Tournant charnière
à plus d’un titre, 1989-1990 s’est
distingué par l’accord de Taèf (1989)[6],
lequel consacra la tutelle syrienne sur
le Liban[7]
et dans la foulée, la syrianisation
autoritaire qui se saisira de la vie
politique libanaise, et, dernier des
traits qui mériterait d’être retenu dans
la perspective qui est la nôtre, la
montée en puissance[8]
du capital financier. Ce sont ces faits
qui, au terme de la guerre, introduiront
de nouveaux types de rapports de
pouvoir, lesquels ne manqueront pas de
donner un tour nouveau à la
gouvernementalité confessionnelle.
Non pas que le
système politique eût changé ! C’est
toujours le même système confessionnal-clientélère.
Mais par contre ce qui a changé, et du
tout au tout, constituant le fond du
nouveau mode de gouvernance, ce sont la
grammaire des rapports
gouvernants/gouvernés et la nature du
régime politique.
Grammaire des
rapports gouvernants/gouvernés
Dans la gouvernance
d’avant-guerre, le respect des sujets de
la communauté (les gouvernés), comme
sujet de droits et de devoirs, par ses
dirigeants (les gouvernants) pour le
bien de la communauté – on était dans
une logique holiste -, était la
politique suivie. Certes, s’ils ne sont
pas, dans le système d’alors, des sujets
de la politique, ils constituaient
néanmoins des sujets dans la politique
communautaire, statut qu’ils perdront
dans la gouvernance de l’après-guerre.
Et la révolte d’Octobre peut se
comprendre ou s’interpréter comme un
refus des Libanais d’être méconnus ou,
ce qui revient au même, une comme lutte
pour leur reconnaissance politique,
cependant plus seulement au regard de la
communauté mais à celui de l’État que
l’on veut précisément et désormais
«civil» ou «citoyen».
Le modèle syrien
aidant, la nouvelle classe politique[9]
s’est ainsi constituée en «société à
part», totalement déconnectée, voire
coupée de ses sujets respectifs qui ne
sont plus que l’objet de son pouvoir,
tout au plus un simple moyen, plutôt que
sujet d’une politique communautaire; et
nous passons d’une logique
holiste/communautaire a une logique de
chefferie individuelle [za‘âma fardiyya]
Et depuis ce
tournant de la décennie 1989-1990, la
classe politique libanaise, à l’instar
de sa consœur syrienne, ignore non pas
seulement les aspirations de ses
gouvernés, mais les gouvernés eux-mêmes.
Depuis, pour elle,
c’est comme si les Libanais n’étaient
pas. Réduits à rien, elle n’en tient pas
compte ni ne s’en soucie, dans la mesure
où les Libanais, aux yeux de la classe
dirigeante, seraient une néantité ou,
comme dit Jacques Rancière, des «sans-part»[10],
certes, des déshérites ou des exclus du
partage de la manne mais, plus
radicalement, exclus de la parole en ce
que la leur est privée des conditions
nécessaires à son expression et ne peut
être entendue parce que rendue inaudible
du fait qu’ils ont été «effacés de
l’espace public» tout comme de celui de
leur communauté. Autocentrée sur
elle-même, elle estime n’avoir de compte
à rendre à personne et jouit d’une
impunité totale[11].
Le comportement de
cette classe, toutes ses composantes
confondues, est une illustration
exemplaire de son je m’en foutisme.
Contrairement à ce qui est dit et cru,
un conflit n’est pas le contraire d’une
relation sociale, bien au contraire,
c’en est une, mais c’est un type
particulier de relation social: être en
conflit avec quelqu’un/un groupe…
n’est-ce pas en connaître et reconnaître
l’existence plutôt que l’ignorer ?
Or la classe
politique ne veut même pas reconnaitre
qu’elle est en conflit avec sa société,
et par-là, ne pas reconnaitre[12]
qu’elle est.
En l’occurrence, en
traitant avec mépris l’Intifada, il
s’agit d’un déni d’existence, non pas
seulement de l’Intifada, mais de la
société qui s’insurge, comme l’a
démontré à l’envi son comportement,
regardant la rue insurgée sans la voir
ni l’entendre, ni vouloir la comprendre,
ne cherchant même pas à se réapproprier
ses revendications. C’est comme si
l’Intifada n’existait pas et n’a jamais
existé. La traitant comme un
non-évènement, elle a persévéré dans son
jeu de muhâçaça[13]
pour former un gouvernement, après la
démission de Saad Hariri, non pas de
crise ou de salut public, mais des plus
ordinaires. Un mépris royal !
Face à la crise –
tout comme face à toutes les questions
de fond : sur le système et son
fonctionnement, sur la corruption, sur
les gros scandales – la classe politique
se comporte de même : elle fait front
commun, resserre ses rangs et dénie tout
quand bien même bien elle s’affronterait
férocement sur d’autres thèmes,
notamment sur la politique étrangère.
Or, ce qui s’est
exprimé à travers la révolte d’Octobre,
n’est-ce pas précisément la quête de
dignité, c’est-à-dire la volonté des
Libanais d’échapper au mépris de ses
dirigeants et de mériter enfin ce que
leur confère ce beau nom de peuple qu’on
leur dénie ?
Caractéristiques du
nouveau régime politique
La fin de la guerre
n’a pas mis fin à la guerre parce que
l’Accord de Taèf, censé y mettre fin,
n’a pas réussi à mettre un terme à la
lutte des grandes confessions[14]
pour la conquête de la ghalaba d’Etat[15].
Bien au contraire,
comme projet de réforme du partage des
pouvoirs, Taèf a fait passer le Liban
d’un Etat dominé par une seule
communauté, les chrétiens maronites, à
un Etat partagé entre ses différentes
grandes communautés. Or une telle
formule, ne pouvait achever la guerre :
elle ne pouvait qu’engendrer de
nouvelles luttes pour la conquête de la
ghalaba d’Etat.
La pax syriana a pu
faire illusion dans la mesure où la
tutelle syrienne avait confisqué cette
ghalaba à son profit, suspendant la
lutte pour sa conquête. Mais sitôt les
Syriens partis (2005), la lutte reprit
de plus belle[16].
Paraphrasant Clausewitz on pourrait
dire, à la suite d’Ahmad Beydoun[17],
que pour les grandes confessions, la
paix, après le retrait syrien, a été une
continuation de la guerre par d’autres
moyens.
Il est vrai que la
lutte pour la conquête de la ghalaba
d’État est la marque de fabrique du
Liban indépendant.
Mais dans la
période d’avant la guerre, les
maronites, adossés à la France,
puissance mandataire (puis aux
Etats-Unis à partir de 1958) avaient
réussi à conclure cette lutte – et donc
à provisoirement la clore – en
l’enlevant à leur profit.
Aussi de son
indépendance jusqu’aux accords du Caire
(1969), à part les troubles de l’été
1958, le Liban sous la ghalaba des
maronites connut-il une ère de stabilité
et de prosperité. Ce qui ne fut pas le
cas après Taèf qui inscrivait le conflit
dans le « Préambule » même de l’Accord,
lequel stipule dans l’un de ses
attendus, l’article «J», que «Tout
pouvoir qui contredit la charte de vie
commune est illégitime et illégal»,
définissant par là ce qu’on désignera
par mithâqiyya et qu’on peut traduire
par «pactualité» (de «pacte») ; conflit
qui sera soulignée en abyme par la mise
à mort du pouvoir exécutif.
En effet, si les
prérogatives du Président de la
République ont été, avec Taèf, largement
réduites, il reste que Taèf s’est
débrouillé pour rendre quasi impossible
toute prise de décision gouvernementale
dès lors que les prérogatives du chef de
l’État ont été transférées au Conseil
des ministres qui devient, lui, l’organe
de prise de décision, rendant ainsi
collégiale la direction de l’exécutif[18].
Car, d’après Taèf
toutes les communautés (en tout cas les
grandes d’entre elles) doivent se mettre
d’accord sur la politique du pays et, de
ce fait, le consensus devient nécessaire
pour éviter qu’une minorité – ou une
seule communauté – ne prenne une
décision qui engage le tout[19].
Quand le consensus
s’avère impossible, on passe au vote et
les décisions sont alors prises à la
majorité simple pour les questions
courantes pendant que les «sujets
essentiels»[20]
requièrent l’approbation des deux tiers
des membres du gouvernement, ce qui
explique l’acharnement du Hezb et de ses
alliés à obtenir le 1/3 de blocage.
En condamnant
l’action du gouvernement au consensus,
Taèf le condamnait soit à l’impouvoir
soit à une continuelle épreuve de force
; du coup, le Liban ne traversait plus
une crise ni n’était en crise, mais dans
un temps en crise qu’illustra
parfaitement la crise de 2007[21]-2008,
qui sera à l’origine d’un nouveau cycle
de crises. L’incapacité des acteurs
libanais à trouver un successeur à Emile
Lahoud, en 2007, dans le contexte des
tensions aiguës consécutives à
l’assassinat de Rafiq Hariri (2005), au
retrait syrien (2005) et à la guerre de
2006, entraîne une vacance de la
Présidence. Une série de manifestations
et de sit-in, conduites par le duo
chiite (Hezbollah-Amal), auquel
s’associera le Courant patriotique libre
(CPL) de Michel Aoun, condamna à la mort
économique et social le Centre-ville.
Rien n’y fit.
Les 7 et 8 mai
2008, le Hezbollah et ses alliés du 8
Mars prirent le contrôle de Beyrouth. Il
a fallu la médiation du Qatar et les
accords de Doha pour résoudre la crise.
Mais par de-là les
solutions attendues – élection d’un
nouveau Président de la République (le
général Michel Sleiman), formation d’un
gouvernement dit d’unité national – la
crise ne fut réglée au vrai que par
l’instauration d’un droit de veto (le
1/3 de blocage) accordé aux 8-Marisistes,
qui conclurent ainsi, à leur avantage –
notamment à celle du Hezbollah[22]
-, la marche vers la conquête de la
ghalaba d’État.
À la fin du mandat
de Michel Sleiman (mai 2014), l’absence
d’accord – un défaut de consensus –
entraine à nouveau une longue vacance du
poste qui perdurera jusqu’à 2018. Dans
le même temps, le gouvernement a
lui‑même été partiellement ou totalement
entravé dans son action, soit à cause de
longues périodes de consultation pour la
nomination d’un Président de Conseil,
soit à cause de la démission d’une
partie du gouvernement. Enfin, les
élections législatives prévues en 2013
ont été repoussées à deux reprises,
faute de consensus sur la loi
électorale. Ce blocage des institutions
n’est-il pas la traduction politique de
l’impossible consensus et n’a-t-il pas
eu pour conséquence de mettre l’État et
le pouvoir en régime de crise.[23]
Vingt-neuf ans
après la fin de la guerre, l’État a
prouvé qu’il était incapable de
s’imposer comme autorité centrale et
continue.
A cette crise
institutionnelle, s’ajoute la dérive de
la classe politique mis en place par les
milices entre 1975 et 1990 et la Syrie
après Taèf. Réduisant son ambition
politique à l’extrême, il semble bien
que la classe politique post-Taèf n’ait
eu pour tout projet politique ou de
société, et en tout cas pour seul
programme d’action, que celui de se
maintenir au pouvoir pour ses privilèges
matériels et symboliques, à travers la
sauvegarde de sa clientèle. Aussi
a-t-elle choisi de détourner le contrat
social vers un contrat entre chefs
communautaires (les zu’amâ’),
détournement qui passe par la captation
des ressources de l’État en faveur de
ses intérêts clientélistes et de ses
intérêts privés, en flagrante
contradiction avec l’intérêt des
Libanais.
Dès lors,
l’obtention et la distribution de la
manne politique feront l’objet de luttes
acharnées. La culture consensuelle du
système libanais, et le perpétuel
partage des pouvoirs qui s’ensuivait,
exigeaient l’emprise des élites sur les
ressources disponibles pour être à même
de se répartir systématiquement les
parts (muhâçaça) entre les principaux
acteurs. Aussi l’oligarchie au pouvoir
a-t-elle canalisé de manière parasitaire
les ressources de l’État vers ses
réseaux clientélistes et, par la force
des choses, elle s’est très fortement
intriquée avec les milieux d’affaires
(immobilier, banque, commerce, tourisme,
…).
Selon la presse
spécialisée[24],
en 2013, 29% du capital de 7 banques est
entre les mains de huit familles
comptant des hommes politiques, dont
certains de premier plan. Ce qui amène à
sérieusement s’interroger sur
l’indépendance des politiques
gouvernementales, notamment en matière
de réduction de la dette dont le service
représente 36% du budget de l’État. Or,
les dividendes issus des bons du Trésor
représentent 280 millions de dollars
soit 31,8% du total des revenus du
secteur. Des politiques de diminution
significative de la dette auraient ainsi
pour conséquence de réduire les revenus
de ces acteurs politiques.
Enfin, facteur
aggravant car il faut bien que les
banques placent leurs excédents de
trésorerie, elles n’ont rien trouvé de
mieux à faire que d’investir dans des
obligations de l’État libanais, qui ne
valent pas grand-chose, vue la dette du
pays – mais pour lesquelles l’État paye
un intérêt démesurément supérieur aux
taux du marché à seule fin d’obtenir les
liquidités dont il a besoin (de 4% à 7%
au-dessus du marché selon les cas !) le
système a continué à tourner avec des
rémunérations de dépôts supérieures au
marché, afin d’attirer l’argent de
nouveaux souscripteurs.
L’incapacité du
système à gérer sa propre crise est
évidente, les dirigeants ne cherchant
pas de réponse, ni politique ni autre,
aux problèmes du Liban
Ainsi, Octobre ne
s’origine pas seulement dans
l’incapacité de l’État, mais bien plus
dans le je m’en foutisme affiché des
responsables à répondre et à apporter
des solutions efficaces aux problèmes
quotidiens de la population, cependant
que le Liban est en état d’urgence
économique depuis belle lurette, qu’il
connait un taux de chômage des jeunes à
plus de 30%, qu’un quart de sa
population vit sous le seuil de
pauvreté, que sa dette publique avoisine
les 90 milliards de dollars, soit 150%
du PIB, qu’il manque cruellement
d’infrastructures, que des coupures
quotidiennes d’électricité et d’eau
potable sont le lot quotidien des
Libanais
3 – Limites et
promesses du soulèvement d’Octobre 2019
«Je me révolte,
donc nous sommes.» Albert Camus, L’Homme
révolté
Le soulèvement
d’octobre est, dans l’horizon libanais,
un évènement à la frontière des
évènements, comme l’ailleurs de tous les
évènements qui peuvent ou ont pu lui
ressembler: un événement où le «bon
peuple», muet, pitoyable, consentant,
soumis s’est brusquement levé en cette
nuit d’octobre pour se transformer en
autre chose, en «un peuple pour de
vrai».
Peu importe le nom
qu’on lui donnera, l’essentiel étant
cette rupture dans l’ordre établi.
Certes, l’ordre ancien n’a pas été
renversé, ni remplacé par un autre
nouveau, mais l’Intifada restera comme
un événement mémoire qui a réussi à
changer, aux yeux d’une partie des
Libanais – et de tous, peut-être, par la
suite – le sens de la société et de la
politique.
Sans doute on ne
peut déterminer, au moment même d’une
crise, si cette dernière est un élément
constitutif d’une révolution ou si elle
n’est qu’un simple mouvement de révolte,
mais dès lors qu’une révolution n’est
pas identifiable sur le moment même de
sa réalisation il est nécessaire de
laisser un espace temporel entre le
déclenchement de la crise et sa suite,
pour apprécier dans toute son ampleur la
réalité et l’effectivité du changement
de paradigme. Néanmoins, rupture il y a
eu, changement de discours et
d’imaginaire social il y a eu ;
peut-être pas assez fortement pour que
s’élabore une «formation sociale»,
c’est-à-dire que s’inventent d’autres
rapports sociaux et que se disposent les
vecteurs politiques (partis, relais
sociaux) à même de réaliser les
aspirations de cette formation en
gestation et de les organiser en vue de
la bataille politique qui se prépare.
Dans le cas du
Liban la formation sociale en voie de
naitre ne s’est pas encore engendrée en
culture populaire de masse ni ne s’est
dotée de ses vecteurs politiques et
sociaux suffisamment transversaux et
forts pour renverser les puissantes
structures communautaires ; aussi,
parallèlement à la rue révolutionnaire,
a subsisté tout au long de l’Intifada
des rues confessionnelles (chiite,
chrétienne/maronite, druze, sunnite)
concurrentes.
Ce qui aura manqué
à l’Intifada d’octobre, c’est
probablement une pensée de la politique
comme rapport de force stratégique à
l’œuvre. Il y a comme une valorisation
de la révolte pour elle-même, sans
nécessairement de traduction politique,
comme s’il suffisait de manifester et de
tenir les places publiques pour que le
pouvoir en place cède. Or le moment
crucial pour réussir un moment de
bascule est celui où l’on construit
cette stratégie pour aboutir à un
véritable renversement politique. Or,
bien que le voulant, il n’y a pas eu,
face au pouvoir, une formation sociale
qui prenne conscience d’elle-même et
puisse s’imposer.
Et quand bien même
l’Intifada ne pourrait pas changer la
gouvernementalité du Liban, le Liban,
lui, ne pourra plus faire comme si
l’Intifada n’a pas eu lieu. Car si le
retour au statu quo ante n’est plus
possible, un changement radical – à
savoir la suppression complète de
l’oligarchie au pouvoir – reste peu
probable.
Mais, comme
l’indique le slogan d’Extinction
Rebellion[25],
« Quand l’espoir meurt, l’action
commence».
Les Libanais
n’espèrent rien quant à la capacité des
dirigeants à gouverner autrement. Mais
c’est précisément cette désillusion qui
fait la force de leur Intifâda et la
rend immaîtrisable et « ingouvernable »
par ceux du pouvoir en ce que, désormais
et de plus en plus, le Pouvoir et les
communautés perdront la capacité à
orienter l’action collective de leurs
sujets et à discipliner leurs conduites
au nom de leur «rationalité».
En ce sens
l’Intifada d’octobre a réussi à mettre
en crise les dispositifs de
gouvernementalité libanais. Le refus
d’être gouverné comme il l’était est,
pour le et les pouvoir/s en place, tout
simplement désarmant.
Depuis octobre,
quelque chose s’est déclenché et ne
quittera plus les Libanais.
Références
[1] Cité par Mounia
Bennani-Chraïbi et Olivier Filleule,
«Pour une sociologie des situations
révolutionnaires. Retour sur les
révoltes arabes», Presses de Sciences Po
| Revue française de science politique,
2012/5 – Vol. 62, pp. 767-796. Article
disponible en ligne à l’adresse:
http://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2012-5-page-767.htm
[2] Pour les sens de
Hirâq et Intifâda, cf. Kadour Naimi, « »Hirak »
ou « intifadha »?», URL :http://kadour-naimi.over-blog.com/2019/07/hirak-ou-intifadha.html;
Akram Belkaid, «Hirak. Aux origines d’un
mot», URL:
https://orientxxi.info/magazine/hirak,3418
: consultés, 15/11/2019.
[3] Michel Foucault, Du
gouvernement des vivants. Cours au
Collège de France, 1979-1980, éd. M.
Senellart, Paris, Gallimard-Seuil-EHESS
(«Hautes Études»), 2012.
[4] Mathieu Potte-Bonneville,
Foucault, Paris, Ellipses, 2010. SPN.
[5] France 24, jeudi
16/01/2020, «Les politiques ne voient
pas qu’on a faim»
https://www.france24.com/fr/20200116-crise-%C3%A9conomique-au-liban%C2%A0-les-politiques-ne-voient-pas-qu-on-a-faim.
(SPN)
[6] suivi de la loi
constitutionnelle de 1990
[7] «On» parle de
«tutelle syrienne» ou de la « mainmise
syrienne » alors que l’on devrait parler
de la ghalaba syrienne. Mais passons !
[8] La montée en
puissance du capital financier remonte à
l’époque de Rafiq Hariri qui mettra en
place les mécanismes aboutissant à la
crise actuelle. En effet, sa politique
économique – plutôt financière
qu’économique – était basée sur un
endettement public important, des taux
d’intérêts avantageux pour le système
financier et bancaire, mais pas pour le
secteur productif (économie de rente),
ou encore le maintien coûteux pour les
réserves monétaires de la parité entre
livre libanaise et dollar. Avec le
temps, une vingtaine d’années, cette
politique, basée sur de la dette pour
payer principalement de la dette et
pariant sur une croissance indexée sur
des secteurs comme les investissements
étrangers, le BTP et le tourisme dans
une région politiquement instable, est
devenue destructrice de richesse. Voir,
François El Bacha, «Un changement
audible du discours politique et
économique au Liban mais qui n’est pas
encore suffisant», Libnanews, 12 février
2020,
https://libnanews.com/un-changement-audible-du-discours-politique-et-economique-au-liban-mais-qui-nest-pas-encore-suffisant/,
« Au crépuscule du Haririsme économique
», 14 février 2020,
https://libnanews.com/au-crepuscule-du-haririsme-economique/,
consulté : 14/02/2020 ;
Jean-Pierre Sereni,
« Le pitoyable effondrement du
« miracle » financier libanais », URL :
https://www.french.alahednews.com.lb/33608/358,
consulté : 25/01/2020.
[9] La classe politique
dont il est question constitue une
oligarchie clientéliste et se compose de
trois segments: les vieilles familles
«féodales» et les notabilités
d’avant-guerre qui ont réussi, sauf dans
la communauté chiite, à se reconduire
dans le jeu politique ; les élites
issues de la guerre (pour les sunnites
Rafiq Hariri, le duo chiite Amal et
Hezbollah, le druze Walid Joumblatt, les
chrétiens Michel Aoun et Samir Geagea
qui la rejoindront, en 2005, après le
retrait syrien. Tous au pouvoir guerrier
à l’exception de Hariri au pouvoir
financier) ; enfin le club des grands
financiers (banquiers, hommes
d’affaires, milliardaires) qui sont
montés en puissance à partir des années
1990.
[10] Jacques Rancière,
La Mésentente. Politique et philosophie,
Galilée, 1995. Voir également, Guillaume
Gourgues, «Sans-part», DicoPart,
https://www.dicopart.fr/fr/dico/sans-part;
Etienne Balibar, La Crainte des masses,
Galilée, 1997.
[11] La liste des
scandales de toutes sortes, demeurés
sans jugement et impunis, est
impressionnante. Citons les plus
célèbres :
-
Electricité/EDL (39 milliards de
dollars, dépensés entre 2005 et 2019
pour «restaurer» l’EDL qui ne l’a
jamais été);
- 2005-2009,
Sanioura est accusé d’avoir «fait
disparaitre» 11 milliards de dollars
lors de son mandat ;
- 2005-2008,
Mohammed Safadi est accusé d’avoir
raflé Zeitouna Bay, pendant qu’il
était ministre ;
- 2015, crise
des déchets ou un milliard de
dollars d’aide internationale aurait
été détourné au profit de plusieurs
parties prenantes locales et
européennes ;
- 2016 scandale
Ogero où son directeur général,
Abdel-Moneim Youssef a été déféré
devant le premier juge d’instruction
;
- 2017, scandale
de l’Eden Bay où son promoteur,
Wissam Achour – proche de Hariri et
ancien gendre du Président de la
Chambre Nabih Berri – a obtenu le
droit de construire sur le sable, à
une dizaine de mètres du rivage,
alors que c’est interdit par la loi
;
- 2019, le
ministre Gébrane Bassil et gendre du
Président Michel Aoun est accusé par
le quotidien Ad-Diyar de
détournements de fonds publics,
blanchiment d’argent et
enrichissement illicite. Aucune
plainte n’a été portée contre le
quotidien ;
- le Conseil de
Développement et de Reconstruction
(CDR) est mis en examen par le
procureur financier ;
- 2019, Ghada
Aoun, procureur du Mont Liban, a mis
en examen l’ancien Premier ministre,
Nagib Mikati, son fils Maher et son
frère Taha ainsi que la Banque Audi,
pour s’être enrichi de manière
illégale dans le cadre de prêts
subventionnés par la Banque du Liban
(BDL), pour des dizaines de millions
de dollars.
[12] Pour les concepts
de « reconnaissance » et de « mépris »,
voir Axel Honneth, La Lutte pour la
reconnaissance, Trad. de l’allemand par
Pierre Rusch, Éditions du Cerf, 2000,
Réédition : Gallimard, «Folio essais»,
2013 ; La Société du mépris. Vers une
nouvelle Théorie critique, La
Découverte, 2006 ; et bien évidemment
Hegel, Phénoménologie de l’esprit.
[13] … que Georges Corm
traduit par «système de dépouille», à la
base du clientélisme-communautaire :
«chaque communauté s’approprie un
secteur de l’économie [ou une part du
pouvoir], ce qui nuit au développement
économique du pays», Jenny Saleh,
Georges Corm : « Le Liban n’est pas
sorti de son statut d’État tampon »»,
URL :
https://www.middleeasteye.net/fr/entretiens/georges-corm-le-liban-nest-pas-sorti-de-son-statut-detat-tampon?fbclid=IwAR30IQhZpa80QuFRKr0iArkJSICKZiO3uyZmdkL-AZHbxndg2OSrJXxrj9E,
consulté : 24/12/2019. En ce sens le
système confessionnel, tel qu’il a été
conçu, ne peut que conduire et à un
système de corruption parce que chaque
za‘îm communautaire est dans un
marchandage permanent avec les autres
pour parvenir à une espèce d’équilibre
dans lequel chacun veut sa part du
gâteau ; et à l’immobilisme politique.
[14] Il y a, au Liban,
confessions et confessions. J’appelle
grandes confessions ses acteurs qui
pèsent sur son destin, infléchissent sa
politique et qualifient sa conjoncture.
Le Liban en a connu quatre, par ordre
d’apparition: les maronites et les
druzes entre 1830 et 1860, les sunnites
à l’époque du mandat et de
l’indépendance, les chiites entre 1964
et 1982 (Moussa Al-Sadr – naissance du
Hezbollah).
[15] En fait Taèf
consacre et amplifie le système
confessionnel issu du Pacte national de
1943 qui a amplement prouvé qu’il
n’était pas viable, Les communautés
libanaises y sont reconnues dans leur
double fonction d’agents politiques – en
place et lieu des citoyens – et de
centres de pouvoir. De surcroît,
l’alliance entre maronites et sunnites y
est toujours considérée comme pivot de
l’équilibre communautaire alors que
l’émergence de la communauté chiite
comme acteur majeur de la scène
libanaise et son aspiration à un rôle
politique proportionnel a son importance
n’y est pas pris en compte.
[16] En 2005, après
l’assassinat de Rafiq Hariri et le
retrait syrien du Liban, deux grandes
coalitions, foncièrement géopolitiques,
sont nées: celle dite du 14-Mars, mené
par le clan Hariri et comprenant les
Forces libanaises de Samir Geagea et le
Parti socialiste progressiste de Walid
Joumblatt, et parrainé par Riyad; celle
du 8-Mars, mené par le Hezbollah et ses
alliés (Sleiman Frangié, Omar Karamé,
auxquels viendra se joindre Michel Aoun
qui conclut, en février 2006, un accord
avec le Hezbollah) et parrainé par Damas
et Téhéran.
[17] Déjà cité. Beydoun,
d’ailleurs, reprend la formule à
Foucault.
[18] Le pouvoir
exécutif appartient au Conseil des
ministres et non au chef du gouvernement
– qui ne joue que, formellement, un rôle
prépondérant: il convoque le Conseil, en
fixe l’ordre du jour, est responsable de
l’exécution – et non de la conception –
de la politique générale et donne les
directives en vue de garantir la bonne
marche des affaires. Il n’est que le
Premier des ministres, mais il ne leur
est pas hiérarchiquement supérieur et ne
détient pas de prérogatives
constitutionnelles par rapport au reste
des ministres.
[19] Dans le cas
libanais post-Taèf, la recherche à tout
prix du consensus n’implique pas
l’éradication du conflit, ni ne vise à
éliminer la lutte pour la ghalaba, mais
à le gérer aux moindres frais. Dans un
tel régime en effet, qui ne tolère pas
les adversaires et où toute voix opposée
est présentée comme celle d’un ennemi,
la confrontation « nous/eux » ne se
présente pas comme une confrontation
politique entre des adversaires mais
comme une opposition radicale entre des
ennemis.
C’est bien pour
cela qu’il faut, à tout prix, gérer cet
antagonisme pour ne pas sombrer dans la
guerre; il faut donc chercher à
transfigurer ce qui, par nature, est
antagonistique en agonistique, le
consensus étant précisément ce cadre où
les conflits pourront prendre la forme
d’une confrontation agonistique entre
adversaires au lieu de se manifester par
une lutte antagoniste entre ennemis.
[20] Taèf énonce, comme
« sujets essentiels » : « l’état
d’urgence, la guerre et la paix, la
mobilisation générale, les accords
internationaux, le budget général de
l’Etat, les plans de développement
intégral de longue durée, la nomination
aux postes de fonctionnaires de première
catégorie ou aux charges équivalentes,
la révision de la carte administrative,
la dissolution de la Chambre des
députés, les lois électorales, les lois
réglementant la naturalisation, le
statut personnel, la révocation des
ministres ».
[21] 2007 a été témoin
d’un dysfonctionnement sans précédent
des trois principales institutions du
pays. Le Parlement, présidé par un
chiite, n’a pas été réuni en session
parlementaire pendant près d’un an. Le
gouvernement, présidé par un sunnite,
est paralysé parce qu’illégitime (non
mithâqi) depuis la démission, novembre
2006, des ministres chiites. Enfin, la
présidence de la République, dévolue à
un chrétien maronite, est vacante depuis
la fin du mandat d’Emile Lahoud, le 24
novembre 2007.
[22] D’autant que le
Hezb, après la guerre de l’été 2006,
émergeait à la fois comme une force
politique libanaise incontournable et
comme un acteur régional.
[23] Crises des
élections du Président de la République
1998-2007
|
Emile
Lahoud
Fin de son
mandat : 23 novembre 2007
Six mois de
vacance présidentielle
|
2008-2014
|
Michel
Sleiman
Date de son
élection : 25 mai 2008
Fin de son
mandat : 24 mai 2014
|
31 octobre
2016 : Michel Aoun
|
28 mois de
crise, soit, 2 ans et 4 mois de
vacance présidentielle
|
En neuf
années (2007 et 2016)
le Liban
aura vécu le ~ 1/3 de ce temps
en vacance présidentielle :
34 mois ,
soit ~ 3 années
|
Crises de
formation des gouvernements
2005-2009 :
Sanioura
|
Seul
gouvernement rapidement formé :
19 jours de négociations
|
2009-2011 :
Hariri
|
05 mois
d’âpres négociations
|
2011-2014 :
Najib Mikati
|
05 mois
d’âpres négociations
|
2014-2016 :
Tammam Salam
|
11 mois
d’âpres négociations
|
2016-2019 :
Hariri
|
08 mois
d’âpres négociations
|
29 octobre
2019
|
Démission
de Hariri/Intifâda
|
Hassan Diab
Désignation
: 19.12.2019
Formation :
21.01.2020
|
01 mois
après sa désignation
03 mois
après la démission de Hariri
|
En 10 ans
(2009-2019) il y a eu ~ 30 mois
de vacance du pouvoir exécutif
pendant lesquels
les
gouvernements n’étaient en
charge que de l’expédition des
affaires courantes.
|
[24] Éric Verdeil, «Un
système politique à bout de souffle»,
Presses de l’Ifpo, Publications de
l’Institut français du Proche-Orient,
URL :
https://books.openedition.org/ifpo/10730,
consulté : 31/01/2020 ; Aude Martin,
«Liban: derrière la crise, une porosité
entre l’Etat et les banques»,
Alternatives économiques,
https://www.alternatives-economiques.fr/liban-derriere-crise-une-porosite-entre-letat-banques/00090959,
consulté : 10/02/2020 ; La Croix,
«Liban, une économie en état critique»,
https://www.la-croix.com/Economie/Monde/Liban-economie-etat-critique-2019-10-30-1201057529,
consulté : 10/02/20.
[25] Mouvement mondial
de désobéissance civile en lutte contre
l’effondrement écologique et le
réchauffement climatique, lancé en
octobre 2018 au Royaume-Uni.
Illustration
https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:2019_Lebanese_protests
Le
dossier Liban
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