MADANIYA
L’Intifada entre politique
non-conflictuelle et communication
conflictuelle
Roger Naba'a

Lundi 1er juin 2020 Par Roger Nab‘aa
Beyrouh, mars-mai 2020, contributeur du
site
https://www.madaniya.info/
A Roger Assaf dont
les remarques m’ont évité les bourdes du
contresens.
Or donc en ce 17
octobre 2019, les Libanais – une bonne
partie d’entre eux en tout cas –
décidèrent d’entrer en révolte contre
leurs dirigeants, toutes tendances
confondues.
Mais, tournant
résolument le dos à la vulgate maoïste
du «pouvoir au bout du fusil», les
manifestants ont opté pour des moyens de
protester qui excluaient la violence
comme en témoigne leur répertoire
d’action
[1], en l’occurrence,
manifestation, grève, sit-in,
désobéissance civile.
Comme le but de
leurs mouvements de rue pacifiques et
non-conflictuels, n’est évidemment pas
un changement de régime ni la prise du
pouvoir que les manifestants savaient
hors de portée à court ou moyen terme,
le combat politique qui s’est engagé
alors entre la classe politique et ses
contestataires fut
[2] de type
communicationnel, ou le destinateur sont
les manifestants et le destinataire, les
gouvernants.
Mais ce combat
s’est engagé dans le cadre d’une
situation de négociation
conflictuelle et nullement dans le
cadre d’une situation conflictuelle
qui ferait, elle, appel à la violence.
1 – De la
conflictualité des mots d’ordre et
slogans
Or, contrairement à
ce que laissait présager leur répertoire
d’actions, franchement pacifique,
le type de communication instauré par
les manifestants fut, et est toujours,
conflictuel. En attestent les
mots d’ordre et les slogans qui auraient
servi, je pense, de soubassement à cette
communication.
Les mot d’ordre :
«Dégagez» [ارحلوا] ; «Tous c’est-à-dire
tous» [كلن يعني كلن]
[3] s’énoncent sous la
forme de commandement, autrement dit
comme une consigne à exécuter au travers
desquels les manifestants enjoignent à
leur destinataire, les gouvernants, de
«foutre le camp», c’est-à-dire de se
suicider politiquement, de
s’auto-éliminer sans qu’il y ait besoin
d’un tiers.
Mais quand bien
même les mots d’ordre, –comme «Le peuple
réclame et ne négocie pas» [الشعب يطالب
ولا يفاوض] ou «Le peuple veut la chute
du régime» / « الشعب يريد اسـقاط النظام »,
— ne seraient pas formellement liés à
des énoncés de commandement, ils le sont
à tout le moins dans leur
intentionnalité.
Ils sonnent de
toute façon comme une déclaration de
guerre dès lors que l’enjeu de ces mots
d’ordre et slogans s’inscrit dans un
rapport de force qui opposant les
manifestants a la classe politique et
semble se jouer en une sorte de duel à
mort où la communication – si
communication il y a, puisqu’en fait les
dirigeants sont sommés au silence de
l’exécution – est unilatérale, orientée
comme un vecteur du destinateur au
destinataire, sans aucun autre choix que
celui d’obtempérer et de se soumettre à
l’injonction des manifestants.
Mais alors, comment
expliquer ce décalage entre un, d’un
côté, un répertoire d’actions politiques
non-conflictuels et, de l’autre, une
communication conflictuelle ?
2 – A l’assaut
du ciel
On peut évidemment
tenter de l’expliquer par la violence
des sentiments (frustration, colère,
exaspération, exacerbation, …) des
manifestants devant le je m’en foutisme
d’une classe politique qui ne s’est
guère souciée de leur sort
catastrophique depuis la fin de la
guerre, seulement préoccupée qu’elle est
par ses interminables querelles de
partage, quitte à paralyser l’Etat comme
ce fut souvent le cas;
Ou par leur
impuissance qui a du faire de l’État
autant la cible de leur contestation que
le pourvoyeur des solutions
[4], impuissance
compensée par la virulence de leurs mots
d’ordre et la conflictualité de leurs
slogans; ou encore par le fait que
l’impossibilité «objective» de changer
le régime aurait été rachetée par une
démarche négative de rejet verbal ; ou …
Pour acceptables ou
valables que soient ces explications,
elles ne sont pas suffisantes. Car, et
quelles que soient leurs formes, de
commandement ou pas, au travers ces
slogans et ces mots d’ordre rageurs
s’expriment, en creux, le désir
c’est-à-dire encore le souhait des
manifestants de se débarrasser tout de
suite de leurs dirigeants et d’en finir
avec un régime sociopolitique pourri
afin que s’ouvre devant eux leur avenir
en s’ouvrant à lui.
Est-ce pour autant
des souhaits irréalistes, irréalisables,
impossibles comme les ont qualifiés
certains ?
Mais qu’entendre
par «impossible» ? Le définir tout
simplement par «ce qui ne peut être
réalisé» ne suffit pas, puisque ce qui
«ne peut être réalisé» ne se
confond pas avec «qui ne peut être
réalisable» dès lors qu’une
possibilité ne s’est pas réalisée hic
et nunc signifie, et seulement, que
les circonstances dans lesquelles elle
se trouve à ce moment-là l’en empêchent.
C’est d’une
impossibilité conjoncturelle qu’il
s’agit et non d’une impossibilité
absolue et définitive. C’est le pari, je
crois, des manifestants.
Entendu comme ce
qui n’est pas impossible, c’est-à-dire
comme ce qui n’est pas irréalisable, le
possible serait, selon Bergson
[5], une condition du réel à
condition d’admettre que ce qui n’est
pas vrai ou réalisable aujourd’hui ne le
sera pas de tout temps sauf à réduire
l’évolution historique au déroulement
d’un programme déterminé à l’avance et
que l’on identifie le possible à
l’essence et le réel à l’existant.
Or l’histoire,
c’est-à-dire l’évolution historique, est
un processus porté par le caractère
créateur du temps dans la mesure où il
[le temps] est la dimension selon
laquelle le possible advient.
Aussi, le souhait
n’est-il, dans ces slogans et ces mots
d’ordre, que comme un «idéal de
l’imagination» qui se projette par-delà
le présent et l’actuel vers l’avenir,
pour lui donner du sens, une direction
et une valeur. Du coup ce souhait n’est
plus l’expression de l’impossibilité,
mais le lieu d’un projet ou d’une
invention. Et c’est précisément ce genre
de souhait qui rend légitime de se
représenter l’impossible comme possible.
Si ne pas mourir
est impossible, on peut le souhaiter, ce
qui signifie qu’on peut se représenter
l’immortalité sans devenir insensé. Dans
cette perspective, le souhait des
manifestants exprime l’intuition qu’à
l’avenir les choses pourraient être
différentes. Dès lors il fonctionne
comme un opérateur, c’est-à-dire comme
un «configurateur» d’un monde futur par
ce moyen de mettre en perspective une
autre alternative.
Par ce désir ou ce
souhait de révolution, l’Intifada s’est
lancée à l’assaut du ciel en se lançant
à l’assaut de l’avenir.
Pour aller plus
loin sur ce thème :
- Un soulèvement
au parfum de révolution
https://www.madaniya.info/2019/10/28/liban-un-soulevement-au-parfum-de-revolution/
- Des
révolutionnaires en quête de
révolution
https://www.madaniya.info/2020/03/06/liban-des-revolutionnaires-en-quete-de-revolution/
- La France
malvenue au Liban: Libérez Georges
Abdallah, Non à l’ingérence
étrangère.
https://www.madaniya.info/2019/11/13/la-france-malvenue-au-liban-liberez-georges-abdallah-non-a-lingerence-etrangere-retournez-dans-votre-pays/
Pour aller plus
loin sur le jeu trouble des socialistes
français au Liban, cf; ce lien notamment
Jean Christophe Cambadélis, Julie Gayet
et le banquier libanais financier de la
productrice française de Ziad Dreiry, le
cinéaste libanais partisan forcené d’une
normalisation culturelle avec Israël en
quête désespérée d’une consécration
cinématographique internationale.
Notes
-
[1] Répertoire
d’actions est un concept
sociologique développé par Charles
Tilly pour désigner l’ensemble des
types d’interventions auxquels peut
avoir recours une population pour se
faire entendre par le pouvoir.
« Toute population a un répertoire
d’actions collectives, c’est-à-dire
des moyens d’agir en commun sur la
base d’intérêts partagés. » Charles
Tilly, La France conteste, de
1600 à nos jours, Fayard, 1986
[SPN]. Un répertoire d’actions
politiques peut être pacifique
(grève, manifestation, sit-in,
pétition, boycott, etc.) ou violent
(émeutes, guerres civiles, conflits
ethniques, insurrections,
révolutions …
-
[2] … et l’a été en
tout cas jusqu’à avril 2020 ou la
reprise des manifestations, après la
pause du coronavirus, semble se
faire dans la violence. La suite
confirmera ou pas ce tournant,
-
[3] Ce mot d’ordre
ne se comprend pas sans son
sous-entendu : tous vous êtes
corrompus, tous vous êtes
responsables de la faillite de
l’Etat, tous vous devez donc
dégager.
-
[4] Ainsi, ils
exigent de la classe politique de
«dégager» sans qu’ils aient à la
«vider», ils revendiquent un
gouvernement indépendant mais sans
designer qui le formerait …
s’adressent au pouvoir sans vouloir
l’admettre, lui demandent de
réaliser ce qu’ils veulent, désirent
ou souhaitent réaliser.
-
[5] Henri Bergson,
La Pensée et le mouvant ;
Les Deux sources de la morale et de
la religion.
Illustration
A general view of
demonstrators during an anti-government
protest in central Beirut. Reuters
Le
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