MADANIYA
Liban : La « neutralité » du Liban
entre
le choix et le souhait
René Naba
Dimanche 22 novembre 2020 «Le choix n’est
certainement pas la même chose que le
souhait, bien qu’il en soit visiblement
fort voisin. Il n’y a pas de choix,
en effet, des choses impossibles, et
si on prétendait faire porter son choix
sur elles, on passerait pour insensé ;
au contraire, il peut y avoir souhait
des choses impossibles, par exemple
de l’immortalité.
(…) le souhait
peut porter sur des choses qu’on ne
saurait d’aucune manière mener à bonne
fin par soi-même, (…) ; au
contraire, le choix ne s’exerce
jamais sur de pareilles choses, mais
seulement sur celles qu’on pense pouvoir
produire par ses propres moyens. »
Aristote, Éthique a Nicomaque.
[SPN]
Un peu de logique
avant que d’entrer en politique, sinon à
se condamner à ne pas comprendre mon
propos.
Si le possible est
ce qui peut être et donc a des
chances de se produire, l’impossible est
ce qui ne peut être et donc
n’a aucune chance de se produire.
Mais si l’impossible est ce qui ne peut
être, l’improbable est ce qui,
pouvant être, a néanmoins fort
peu de chance d’être, de se produire
ou se réaliser, ambiguïté de
l’improbable qui tout en pouvant être
risque de ne jamais l’être !
Or la question,
éminemment politique, évidement, de la
neutralité du Liban, avant que d’être
politique relève d’abord de la logique,
car avant que de vouloir un Liban
neutre, encore faut-il se poser la
question de savoir s’il a la possibilité
de l’être ; et si, ayant la possibilité,
il en a les moyens ce qui pose la
question de sa probabilité. En termes
d’Aristote, la « neutralité » du Liban
relève-t-elle du choix, à portée
de mains, ou du souhait, hors de
portée ?
Dans le contexte de
difficile chaos qui travaille la région,
la « neutralité » serait-elle, aux yeux
des Libanais toutes tendances et
confessions confondues, un choix,
et comme tel, à valeur unificatrice,
acceptée par tous ? Ou bien alors
n’est-elle que le souhait d’une
partie des Libanais qui, à ce titre,
devrait se dresser contre la partie qui
n’en veut pas ?
1 – Un détour
par la Suisse
Avant que de
s’interroger sur la question de la
neutralité libanaise, le détour par la
Suisse, pays par excellence de la
neutralité, s’impose, car c’est à la
lumière des ‘ibar
[1] qu’on peut en tirer que
je m’interrogerai sur la question de la
neutralité du Liban.
Pendant la guerre
de Trente Ans (1618-1648)
[2], la Suisse réussit
à rester neutre, mais pour la
sauvegarder, elle a dû mobiliser 36 000
hommes, créant ainsi et le concept de
«neutralité armée» et la première
ébauche de ce qui deviendra, après la
Révolution française, une «armée
nationale». Ce n’est qu’à l’issue de
cette Guerre que la neutralité de la
Suisse fut reconnue par les traités de
Westphalie (1648) qui mirent un terme à
la guerre de Trente Ans.
Esquissée lors des
traités de Westphalie (1648), ce n’est
que lors du Congrès de Vienne de 1815
[3], à la fin des
guerres napoléoniennes, que les grandes
puissances de l’Europe ont reconnu la
neutralité de la Suisse, « comme facteur
d’équilibre et de paix ».
Bien qu’au
préalable Napoléon Bonaparte eût imposé
aux Suisses de s’enrôler dans ses
troupes lors de la campagne de Russie de
(1812), après sa défaite à Leipzig
(1813), la Suisse proclama à nouveau sa
neutralité et l’inviolabilité de son
territoire, que lui reconnurent le
traité de Paris de 1815, et que consacra
solennellement le Congrès de Vienne
(1815).
Quand bien même
entourée par les deux camps
belligérants, la Suisse réussit, pendant
la Première Guerre mondiale, à
reconduire sa neutralité, reconduite
aussi lors de la Deuxième Guerre
mondiale. Mais lorsque Hitler affichat
son intention de l’envahir, le
gouvernement suisse, prenant au sérieux
la menace, décida de renforcer son armée
en la modernisant et commença de se
préparer à la guerre.
Certes, Hitler n’a
jamais ordonné d’envahir la Suisse. Peu
importe les raisons car là, en regard de
notre propos, n’est pas l’essentiel qui,
lui, réside dans le fait que la Suisse
se donna les moyens de parer la menace
qui pointait.
Quelles leçons
peut-on tirer de ce détour par la
Suisse ? La première est que la
neutralité ne devient un choix
traduisible en politique que si, et
seulement si les neutralistes du pays en
question réussissent à en faire un mot
d’ordre national, c’est alors que,
devenant un choix politique, elle
deviendra une politique d’État ; or
cette condition n’a pas été donnée au
Liban. Il y a peut-être un désir
de neutralité chez beaucoup de Libanais
(toutes confessions confondues), mais ce
n’est toujours pas un mot d’ordre
national, ce n’est qu’un souhait.
Se l’imposer à
soi-même est certes une condition mais
pas insuffisante. Car la neutralité ne
relève pas de la seule bonne volonté. Il
lui faut, comme le prouve l’histoire de
la Suisse [cf. supra], se créer
une armée pour la protéger, il lui faut
donc une « volonté armée » pour la
défendre et l’imposer autant à ses
ennemis intérieurs qu’à ses ennemis
extérieurs. Là encore cette condition
n’a pas été donnée au Liban.
Toujours, comme
nous l’apprend l’histoire de la Suisse,
la «volonté interne» elle non plus ne
suffit pas à imposer, à elle seule, la
neutralité. Il lui faut aussi l’accord
de ses voisins proches (le régional,
Israël, Syrie, Arabie saoudite, Turquie,
Iran) et le lointain (le mondial). Aussi
l’accord des voisins est-il une
condition sine qua non pour la
consacrer dans des traites. Or là
encore, cette condition n’a pas été
donnée au Liban.
Enfin, dans le cas
suisse, la neutralité n’a jamais
constitué un but en soi. Elle ne figure
pas dans les objectifs de la
Constitution qui spécifie que le but de
la neutralité est bien l’indépendance et
non la neutralité pour elle-même (Voir
l’article 2 de la Constitution et
l’article 173). L’objectif ultime étant
l’indépendance, la neutralité n’en est
qu’un outil a son service. Là toujours
condition non donnée au Liban !
Mais alors, si
aucune des conditions pour que se
réalise le choix de la neutralité
n’est donnée au Liban, à quoi sert-il de
soulever haut et fort, actuellement,
ce qui se voulant être un «mot d’ordre»
n’est en fait qu’un vœu pieux, autrement
dit un souhait ?
2 – L’homélie du
patriarche maronite Béchara Raï en
faveur de «neutralité» du Liban.
Évidemment la
première chose à laquelle on pense,
c’est qu’en levant le drapeau de la
neutralité on vise à «neutraliser»
l’effet Hezbollah sur la scène du Liban,
comme l’a proclamé publiquement, dans
son homélie
[4], Mgr Béchara Raï,
patriarche des maronites : «Nous
exhortons Son Excellence le président de
la République à œuvrer pour la levée du
siège imposé à la légalité et à la libre
décision nationale.» Désignant nommément
le Hezbollah qu’il accuse de «faire ses
guerres, entrainant le Liban avec lui en
Syrie ou au Yémen … Ce n’est pas normal.
La neutralité du Liban, qui fait partie
de son essence, est aujourd’hui
déchirée».
Sur le rôle du
patriarche Raï dans le conflit
israélo-arabe :
Et le rôle
spécifique des maronites au Liban :
Note de la
rédaction
Quant à son
prédécesseur, le patriarche Nasrallah
Sfeir, son soutien constant manifesté,
en dépit de leurs turpitudes, aux forces
libanaises, ordonnateurs de la
collaboration avec Israël, a valu au
chef de l’église maronite le titre
désobligeant de «patriarche de la
désunion» (2).
Son retour au Liban
à bord d’un hélicoptère de l’armée
américaine à l’issue de la guerre de
destruction israélienne du Liban, en
août 2006, -un transport identique à
celui de Saad Hariri, «le planqué de
Beyrouth» à bord d’un hélicoptère
français-, a accrédité l’idée d’un
prélat «dans les fourgons de
l’étranger». La prudence et les règles
de la convivialité intercommunautaire
commandaient que le chef de l’Église
maronite voyage sous pavillon italien en
conformité avec les règles en usage au
Vatican, son autorité tutélaire, à tout
le moins sous un pavillon neutre ou sous
celui d’un grand pays arabe, l’Égypte
par exemple, en paix avec Israël, ou
encore l’Arabie saoudite, le principal
bailleur de fonds des équipées
militaires américaines dans la zone.
Cette démarche, qui
s’est apparentée à une provocation en
raison des destructions infligées au
Liban par Israël avec le soutien des
Etats-Unis, a accentué la désaffection
dont il fait l’objet au point que le
Vatican a mis en route une procédure
pontificale visant à prévenir un
éventuel déraillement de cet octogénaire
prélat, plus préoccupé à obtenir un sauf
conduit pour les soldats perdus du
Général félon Antoine Lahad, le
supplétif patenté de l’armée
israélienne, qu’à témoigner la moindre
solidarité à l’égard des Palestiniens
tant à l’égard des exactions commises à
leur encontre qu’à l’encontre des Lieux
Saints de Jérusalem, chrétiens ou
musulmans.
Le comportement de
la hiérarchie religieuse maronite
tranche avec celle des prélats des
autres communautés religieuses
chrétiennes arabes, notamment Mgr
Hilarion Capucci, Archevêque
grec-catholique de Jérusalem et Mgr
Hanna Atallah, Évêque grec-orthodoxe de
Palestine, tous deux en pointe dans la
défense de la cause palestinienne.
Pour aller plus
loin sur ce thème :
Fin de la note
de la Rédaction
Certes le désir de
«libérer» le Liban de la ghalaba
du Hezbollah n’est pas nouveau ; par
contre ce qui l’est, c’est sa résurgence
en force quand fut levé vers la fin mai,
pour la première fois au bout de sept
mois de manifestations, le slogan du
désarmement du Hezbollah.
Je ne sais si on
peut en donner une réponse
circonstanciée. Toujours est-il qu’il me
semble, que pour y répondre, il faille
sortir de la scène proprement libanaise
pour balayer plus large, jusqu’au
régional et à l’international où
pourrait s’inscrire la réactivation de
la demande en neutralité, les
«neutralistes» espérant inscrire leur
désir/souhait de «neutraliser»
l’effet Hezbollah et de le mettre au
pas, dans le mouvement régionale-mondial
qui souhaite «neutraliser»
l’effet iranien dans la région et mettre
l’Iran au pas ; « la‘allahou … »,
comme on dit en arabe, que l’un dans
l’autre, leur souhait se réalise
au travers de la réalisation du
souhait régional. Espoir ténu,
certes, mais en est-il un autre qui
s’offre à eux ?
Paradoxale
neutralité à laquelle le Liban ne
saurait y accéder car, quand bien même
on s’y voudrait «neutre» on se retrouve
«non-neutre» parce que toujours-déjà
engagé, forcé qu’il est de se ranger à
l’un des axes régionalement en lutte.
En additif, cet
admirable texte sur d’un maronite Sarkis
Douaihy à propos des chiites intitulé
«Les chiites au Liban sont la pire des
malédictions. Qu’ils partent», qui
résume le dilemme existentiel du Monde
arabe.
Notes
[1] Enseignements,
leçons ; cf. Kitâb al-‘ibar
d’Ibn Khaldûn.
[2] La guerre de Trente
Ans est une série de guerres qui a
déchiré l’Europe entre 1618 et 1648.
Elles ont opposé le camp des Habsbourg
d’Espagne et du Saint-Empire, soutenus
par la papauté, aux États allemands
protestants du Saint-Empire, auxquels
étaient alliées les puissances
européennes voisines à majorité
protestante (Provinces-Unies et pays
scandinaves), mais aussi la France qui,
bien que catholique et en lutte contre
les protestants chez elle, entendait
réduire la puissance de la maison de
Habsbourg sur le continent européen.
A l’exception de
l’Angleterre et de la Russie, cette
guerre a impliqué l’ensemble des
puissances européennes selon qu’elles
étaient pour ou contre le parti de
l’Empereur, au point que certains la
qualifie de « guerre civile européenne
».
[3] Le congrès de
Vienne (septembre 1814-juin 1815)
regroupait les représentants des grandes
puissances européennes de l’époque
(Empire d’Autriche, Royaume-Uni, Prusse,
Empire russe vainqueurs de Napoléon Ier)
ainsi qu’autres États européens pour
rédiger, signer les conditions de la
paix, déterminer les frontières après le
chambardement napoléonien, et tenter
ainsi d’établir un nouvel ordre
européen.
C’est lors de ce
congrès que de la neutralité de la
Suisse et de la Savoie furent reconnues
d’utilité européenne.
[4] Site Vatican News,
16 juillet 2020.
Illustration
Cardinal Bechara
Boutros Raï, patriarche maronite
d’Antioche et de tout l’Orient, lors
d’une conférence de presse à Rome en
2014. M.MIGLIORATO/CPP/CIRIC
Additif
documentaire
« Pour comprendre
la crise du Liban 2019-2020 », le nouvel
ouvrage de Michael Maschek, auteur de « Myrton
House Building. Un quartier de Beyrouth
en guerre civile » – Harmattan 2018.
Ce livre est
composé de 20 textes portant sur des
moments clefs de la crise au Liban, que
l’auteur tente de décrypter dans sa
«biodiversité» politique, clanique,
religieuse et culturelle. La
paupérisation et les frustrations, nées
après la guerre civile de 1975 à 1990,
annonçaient, par toute une série de
mouvements sociétaux et contestataires,
le mouvement d’octobre 2019. Cette
chronique démarra quand, parmi les
ministres du gouvernement Hariri, un nom
familier remit l’horloge du temps une
quarantaine d’années en arrière. Ce
personnage se trouvait être l’un de ces
fils à papa pur jus, rejeton d’une
famille de dirigeants politiques
libanais qui prétendent encore et
toujours représenter l’élite dirigeante
du pays.
- Date de
publication : 21 septembre 2020
- Broché –
format : 13,5 x 21,5 cm • 116 pages
- ISBN :
978-2-343-20483-3
- EAN13 :
9782343204833
- EAN PDF :
9782140158186
- EAN ePUB :
9782336908939
- Imprimé en
France
https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=66812
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