Madaniya
La confrérie des Frères Musulmans :
Un vestige de la guerre froide ? 1/3
René Naba
Mercredi 17 décembre 2014
Face à Nasser,
les Frères Musulmans, un instrument de
la guerre froide soviéto américaine.
Paris – Si le Nil
est l’artère vitale de l’Egypte, ses
deux piliers en sont l’armée et les
«Frères Musulmans» qu’une lourde
querelle de légitimité oppose depuis un
demi-siècle. Fondée en 1928, la
confrérie des Frères Musulmans
revendique un droit d’antériorité dans
la lutte pour l’indépendance nationale.
Dans la foulée de l’effondrement de
l’empire ottoman, cette organisation
panislamiste se proposait comme objectif
la renaissance islamique et la lutte
non-violente contre l’influence
occidentale.
Dans une zone
ployant sous le joug colonial, son
idéologie exercera un fort attrait sur
les élites intellectuelles, propageant
rapidement le mouvement dans les pays
musulmans (Egypte et Soudan), ou
français, mais aussi en Afrique du Nord
(Algérie et Libye), et dans une moindre
mesure en Tunisie et au Maroc. Louvoyant
entre la Monarchie égyptienne et le
colonialisme britannique, alternant
entre collaboration et opposition selon
les nécessités de sa lutte,
l’organisation sera frappée
d’interdiction, à l’apogée de sa
puissance en 1948, alors qu’elle
revendiquait près d‘un million
d’adhérents, représentant une force
politique sur l’échiquier égyptien.
Son opposition
fondamentale et violente aux États laïcs
arabes a conduit à son interdiction, à
tout le moins à la limitation de ses
activités dans de nombreux pays
notamment en Syrie et en Irak (dont elle
combattra l’idéologie laïque du Baas),
ou encore en Egypte. En Egypte,
précisément, l’auteur du décret
d’interdiction, Mahmoud Fahmi Nokrashi
Pacha, sera assassiné le 28 décembre
1948, entraînant en représailles, deux
mois plus tard, l’assassinat du
fondateur du Mouvement Hassan Al Banna
(12 février 1949).
Sur fond de
désastre militaire en Palestine et du
choc traumatique à l’échelle arabe de la
création d’Israël, ce règlement de
comptes entre le trône égyptien et les
Frères musulmans va saper les fondements
de la Monarchie, en même temps qu’il va
jeter un discrédit sur la confrérie en
ce que cette guéguerre inter égyptienne
sera perçue comme une opération
diversion, dérisoire au regard du choc
de la création d’une entité occidentale
à l’épicentre du monde arabe: Israël.
Pendant longtemps
pèsera sur les «Frères Musulmans» la
suspicion d’être un instrument de
dérivation du colonialisme anglais dans
le conflit central des Arabes, la
Palestine, au même titre d’ailleurs que
le Parti populaire Syrien (PPS) et le
parti pan syrien fondé par le libanais
Antoun Saadé. Le chef du parti pan
syrien, le Libanais Antoun Saadé, auteur
présumé d’un coup de force au Liban,
sera passé par les armes devant un
peloton d’exécution, le 8 juillet 1949,
six mois après son confrère égyptien.
Son parti sera voué à la clandestinité
tandis que l’ordonnateur de la
condamnation, le premier ministre
libanais Riad El Solh, sera assassiné à
son tour, en 1951, lors d’un déplacement
à Amman, fief par excellence du Royaume
uni au Moyen Orient, et le refuge des
deux formations de l’ère de
l’Indépendance arabe, au parcours
identique, le laïc PPS et le religieux
Frères Musulmans.
L’armée égyptienne
coiffera ainsi au poteau la confrérie et
raflera la mise en emportant la
monarchie en même temps que les rêves de
pouvoir de l’organisation panislamiste,
dissoute en 1954. Le coup d’état du
«groupe des officiers libres», le 26
juillet 1952, expédie le Roi Farouk en
exil et la confrérie dans la
clandestinité. Erreur fatale. Depuis son
nouveau refuge royal, la confrérie mène
le combat contre Gamal Abdel Nasser,
chef charismatique des Arabes auréolé
d’une authentique légitimité populaire,
cible d’une offensive occidentale sans
précédent dans le Monde arabe.
Nasser avait les
yeux rivés sur Tel Aviv, les Frères
Musulmans sur La Mecque, la City et Wall
Street. L’officier nationaliste
percevait Israël comme la principale
menace sur le Monde arabe et
privilégiait la solidarité pan arabe
alors que les Frères Musulmans prônaient
la solidarité religieuse comme antidote
à la laïcité, occultant le fait
israélien. La confrérie, qui avait mené
le combat contre le colonialisme
britannique en Egypte, se ralliait ainsi
aux pires ennemis de son pays: l’Arabie
saoudite (le vassal émérite de
l’Amérique), et la Jordanie (le gendarme
britannique au Moyen Orient).
Depuis Amman, où il
était en poste en tant que diplomate,
Saïd Ramadan, le gendre et successeur
d’Hassan Al-Banna, organisera sa contre
attaque. Bénéficiant d’un sauf conduit
jordanien pour faciliter ses
déplacements, il entreprend sa guerre
d’usure contre le régime nassérien,
encouragé en sous main par les services
occidentaux. Une collaboration est alors
scellée officiellement lors d’une
rencontre avec le président américain
Dwight Eisenhower, en 1953, au paroxysme
de la guerre froide soviéto-américaine.
La rencontre
Eisenhower-Ramadan s’inscrivait dans le
contexte d’efforts soutenus du
gouvernement américain pour rallier les
musulmans contre le communisme
soviétique.
L’Islam était
considéré alors comme un contrepoids à
l’athéisme soviétique dans le tiers
monde. Les États-Unis considéraient les
Frères musulmans comme des alliés
potentiels contre Nasser et
l’établissement de régimes communistes
ou socialistes au Moyen-Orient.
Dwight
Eisenhower (au centre) recevant une
délégation de musulmans.
Saïd Ramadan se trouve à droite, tenant
des papiers entre les mains.
Alliée potentielle
des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite,
l’organisation est dissoute en 1954, au
lendemain de la rencontre Saïd
Ramadan-Dwight Eisenhower. Vingt mille
de ses membres seront incarcérés, dont
le numéro un actuel d’Al-Qaïda, Aymane
Al-Zawahiri. Said Ramadan, le propre
père de Tareq Ramadan, l’universitaire
égypto-suisse, optera finalement pour la
Suisse pour mener sa campagne de
mobilisation anti nassérienne à l’aide
des fonds saoudiens.
Le coup de pouce
politico financier des Saoudiens et des
Américains donne à l’organisation les
moyens d’établir une structure islamiste
juste à temps pour accueillir la vague
d’immigration musulmane en Europe dans
les années 1970. En 1961, Saïd Ramadan
fonde, avec le soutien du futur Roi
Fayçal d’Arabie, le Centre islamique de
Genève, et prend la tête d’un organisme
islamique de Munich: Le Islmische
Gemeinschaft in Deutscland, chargé de
recycler les transfuges musulmans de
l’Armée rouge. Sous sa férule, ses
partisans jouent un rôle important dans
la fondation en 1962 de la Ligue
Islamique Mondiale, la structure
parallèle à fondement religieux mise sur
pied par l’Arabie saoudite pour
contrecarrer l’influence de la
diplomatie nassérienne.
La défaite de juin
1967 puis la mort de Nasser en 1970,
favorisent une nouvelle convergence
entre le pouvoir égyptien et les Frères
Musulmans, à la faveur du déplacement du
centre stratégique du Monde arabe de la
Méditerranée vers les pétromonarchies du
Golfe et de l’utilisation de l’arme du
pétrole en soutien à la guerre d’octobre
1973.
Anouar el Sadate,
un ancien compagnon de route de la
confrérie, jugera bon de s’appuyer sur
les Frères Musulmans pour faire
contrepoids à l’extrême gauche et
intègre la charia dans les lois
égyptiennes.
La lune de miel de
cinq ans se brise en 1978, sur le
processus de Camp David, première grave
scission du mouvement. Les Frères
Musulmans renoncent officiellement à la
violence militaire, à l’exception du
combat en Palestine. Mais les
divergences stratégiques conduisent à la
constitution de nouvelles structures
rivales telles que Al-Gama’a Al-Islamliya
(Groupe islamique), dont un des membres
assassinera Sadate en 1981.
Illustration
Gamal Abdel Nasser
et Hassan al banna
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Publié avec l'aimable autorisation de
René Naba
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