Vu du Droit
Fermeture des librairies : que devient
la liberté ?
Régis de Castelnau
Samedi 7 novembre 2020
L’impéritie
gouvernementale a encore sauté aux yeux
avec la succession des décisions
concernant la disposition des « biens
essentiels et non-essentiels ». Mesurant
après-coup le caractère complètement
illégal des décisions sélectives de
fermeture entre les grandes surfaces et
les petits commerces, le gouvernement en
a été réduit à interdire certains rayons
dans les hypermarchés et a publié une
nomenclature de ce que l’on pouvait y
acheter ! Et ce alors qu’il aurait fallu
faire le contraire, si l’on voulait
éviter des distorsions de concurrence en
laissant tous les commerces fonctionner.
Le problème c’est qu’ainsi on a installé
les grandes plates-formes de e-commerce
en situation d’abus de position
dominante. Encore bravo ! Concernant les
livres, le problème est encore plus
grave car l’interdiction générale hors
achat en ligne porte atteinte à quelques
libertés fondamentales.
Nous avons
interrogé Philippe Prigent qui a
introduit une procédure de référé
liberté devant le conseil d’État contre
ces mesures.
Référé au
Conseil d’Etat contre la fermeture des
librairies,
entretien avec Philippe Prigent l’avocat des requérants
Vududroit : Vous
avez déposé lundi un référé-liberté
contre la fermeture des libraires
imposée par le Gouvernement dans le
cadre de l’urgence sanitaire.
Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs en
quoi consiste cette procédure ?
Me Prigent : Le
référé-liberté est une procédure
d’urgence permettant de mettre fin à une
atteinte grave et manifestement illégale
à une liberté fondamentale. Il permet de
faire cesser rapidement une atteinte aux
conséquences gravissimes au lieu
d’atteindre un an une décision qui
arrivera souvent bien après la bataille.
Ce référé est très
adapté ici car de nombreux auteurs ne
peuvent plus être distribués normalement
et de nombreux libraires et éditeurs
risquent la faillite.
Quelles libertés
fondamentales le Gouvernement a-t-il
violées selon vous ?
La première et la
plus évidente est la liberté du commerce
et de l’industrie. En fermant les
librairies, le Premier ministre interdit
l’activité non seulement des libraires
mais aussi des éditeurs et des auteurs
dans une large mesure car il ferme le
principal canal de distribution des
livres.
La seconde liberté
fondamentale en cause est la liberté
d’expression. En particulier dans un
pays comme le nôtre, l’expression de la
pensée passe dans une large mesure par
le livre, support d’une argumentation
développée, et non par de simples
messages sur Twitter ou Facebook. Mon
requérant principal, M. Charles Prats,
illustre bien l’enjeu. Beaucoup de
Français sont conscients de l’existence
de la fraude sociale mais son ouvrage
Cartel des fraudes est une
démonstration remarquablement détaillée,
qu’on ne peut faire tenir en 280
caractères.
L’impératif
sanitaire ne justifie-t-il pas cette
atteinte aux libertés fondamentales ?
L’impératif
sanitaire peut justifier beaucoup de
choses mais pas les atteintes inutiles
ou disproportionnées or la fermeture des
librairies est inutile et
disproportionnée.
Inutile,
vraiment ?
Oui, pour trois
raisons.
D’abord, le
Gouvernement exposait encore le 9
octobre que le port d’un masque
chirurgical protégeait en toutes
circonstances les personnes du risque de
contamination et donc d’hospitalisation,
même si elles étaient cardiaques,
enceintes, diabétiques ou obèses. Face
au recours de M. Olivier Berruyer visant
à faire bénéficier les personnes
vulnérables du droit de ne pas aller sur
leur lieu de travail, le Gouvernement a
plaidé qu’on était parfaitement protégé
par un masque chirurgical.
Ainsi, il faut mais
il suffit que les libraires imposent
dans leurs librairies le port d’un
masque chirurgical ou FFP2 pour éviter
tout risque sanitaire.
Ensuite, la
fermeture de toutes les libraires de
France sans adaptation locale est
absurde. On dispose aujourd’hui d’une
carte interactive régulièrement mise à
jour de la circulation du virus commune
par commune.
Au lieu de fermer
toutes les libraires de France, il
suffirait – au pire – de fermer les
libraires dans les zones où le virus
circule le plus ; il n’était pas
nécessaire de condamner à la faillite
les libraires des zones où le virus
disparaît ou n’est jamais vraiment
apparu.
Enfin, les
contaminations dans les librairies
seront évidemment infimes. On ne parle
pas de restaurants ou de salles de
spectacles mais de lieux feutrés où les
clients ne se serrent pas comme dans le
métro ou dans une salle de classe.
Vous disiez
« inutiles et disproportionnées ». De
quelle disproportion parlez-vous ?
La disproportion
est double.
D’une part,
interdire purement et simplement
l’exercice d’une activité économique
pendant plusieurs mois est une mesure
gravissime. Le premier confinement était
justifiable s’il permettait d’éradiquer
le virus en maintenant ensuite le
contrôle des frontières aussi longtemps
que possible – à la manière de la Chine
à Wuhan. Un sacrifice temporaire pour
éradiquer la maladie du territoire
national était compréhensible. Beaucoup
de gens raisonnables ont accepté le
confinement en croyant que le
Gouvernement le poursuivrait jusqu’à
éradiquer le virus et étoufferait dans
l’œuf les éventuelles résurgences.
Mais on voit
aujourd’hui que le confinement n’était
pas une mesure exceptionnelle ; il se
répète et il se répétera encore et
encore au gré des nouvelles vagues. La
suppression des libertés individuelles
pendant de longs mois est devenu le mode
normal de lutte contre la pandémie. Les
suppressions des libertés doivent donc
être soutenables à long terme or ici le
Gouvernement va condamner tout un
secteur à la faillite.
D’autre part, les
livres ne sont pas un bien comme les
autres. La fermeture des librairies ne
porte pas seulement atteinte à la libre
entreprise mais aussi et surtout à la
liberté d’expression en réduisant très
fortement les canaux de diffusion de la
forme la plus achevée de la
communication des idées qu’est le livre.
On ne peut traiter les librairies comme
les autres commerces.
La vente en
ligne ne pourrait-elle pas remplacer les
libraires ?
Vous employez le
mot juste : « remplacer ». Oui,
la vente en ligne par une ou deux très
grandes entreprises pourrait remplacer
les libraires et c’est encore une raison
de suspendre le décret fermant les
librairies.
Le Gouvernement n’a
pas le droit de créer une position
dominante dont une entreprise pourrait
abuser. C’est interdit par l’article L
420-2 du Code de commerce et par
l’article 102 du Traité sur le
Fonctionnement de l’Union Européenne. Il
est tout à fait normal qu’Amazon vende
des livres en ligne mais le Premier
ministre n’a pas le droit de lui offrir
une position dominante en supprimant la
concurrence représentée par la vente de
livres en librairies. Amazon doit gagner
des parts de marché grâce à la qualité
de ses services – comme toute entreprise
normale – et non grâce à la destruction
de ses concurrents par la puissance
publique.
Or le décret
supprime les concurrents que sont les
libraires.
Merci pour vos
explications. Quand connaîtra-t-on la
réponse du Conseil d’Etat ?
L’audience se
tiendra mardi 10 novembre à 11 heures au
Palais royal ; la décision devrait être
rendue dans les jours suivants.
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