France-Irak
Actualité
La stratégie des USA en Syrie : un beau
bordel
Pepe Escobar
Dimanche 30 août 2015
Par Pepe Escobar (revue
de presse : Le Saker francophone –
3/8/15)
Le ministre des Affaires étrangères
russe Sergei Lavrov, le secrétaire
d’État des USA John Kerry et le ministre
des Affaires étrangères saoudien Adel
al-Joubeir se sont rencontrés la semaine
dernière à Doha pour trouver des moyens
(en théorie) de résoudre le puzzle
syrien.
Le gâchis sanglant qui a suivi était
prévisible.
Al-Joubeir s’est entretenu avec
Lavrov à Moscou. Une délégation de
l’opposition syrienne (sans djihadistes)
s’est rendue aussi à Moscou. Le ministre
des Affaires étrangères iranien Javad
Zarif devait aller à Ankara pour parler
de la Syrie avec les Turcs, mais il a
annulé son voyage. Il a plutôt choisi
d’aller au Pakistan et il est attendu à
Moscou la semaine prochaine.
Tous les espoirs de paix sur le
chemin de Damas semblent passer par
Moscou. Sauf que la réalité sur le
terrain est tout autre. Les forces
armées de la République arabe syrienne
continuent de combattre ce que
l’Occident qualifie de rebelles modérés
en plus de nombreux djihadistes purs et
durs.
Ce qui se dégage de la réunion entre
Kerry et Lavrov, c’est l’entrée en scène
de l’Objet Bombardant Non Identifié
(OBNI). Qu’est-ce qui se cache derrière
l’OBNI ?
En théorie, l’arrivée de l’OBNI
révélerait que les USA se sont enfin
décidés à bombarder État islamique (EI,
l’ancien EIIL), dans l’espoir d’ouvrir
la voie en faveur d’une solution
politique. L’arrivée de six F-16, de
deux avions de soutien militaire et de
300 soldats des USA à la base de l’Otan
d’Incirlik, en Turquie, prêterait foi à
cette interprétation.
Sauf que la façon dont les Turcs
utilisent l’OBNI a de quoi rendre
perplexe, c’est le moins qu’on puisse
dire. Ce n’est pas EI que la Turquie
bombarde, mais essentiellement les
Kurdes, tout en soutenant l’insurrection
syrienne (non djihadiste en théorie) sur
le terrain en lui fournissant un tas
d’armes à des fins de restructuration.
Traduction (en attente d’être
révisée) : les boys d’Erdogan ont reçu
le feu vert pour faire ce qui leur
chante au nord de la Syrie. Ils ont
choisi de laisser les brutes du faux
califat tranquilles, tout en bombardant
les Kurdes et en favorisant un
changement de régime à Damas.
L’excuse d’Erdogan, c’est qu’il faut
empêcher le Parti des travailleurs du
Kurdistan (PKK), c’est-à-dire les Unités
de protection du peuple (YPG) formées de
Kurdes syriens affiliés au PKK, de
contrôler des secteurs du nord de la
Syrie qui n’étaient pas historiquement
sous leur contrôle.
Mais il y a un nœud. L’administration
Obama semble maintenant avoir fait un
nouveau virage à 180 degrés, en remisant
pour l’instant les 500 millions de
dollars destinés à la formation et à
l’armement des rebelles modérés, qui
avait fait l’objet d’un grand battage,
au profit d’une tentative de
collaboration avec le YPG.
De toute évidence, la stratégie de
Washington n’a rien à voir avec celle
d’Ankara, qui préconise le bombardement
des Kurdes sous le prétexte de combattre
Assad.
Mais comme l’administration Obama ne
comprend rien à la stratégie, Washington
ne sait pas trop s’il devrait s’allier
ou non au YPG. C’est comme si le
Pentagone tremblait à l’idée de
s’attirer les foudres d’Ankara ou encore
les foudres des vassaux arabes des USA.
N’empêche que le Pentagone, toujours
imperméable à toute forme d’ironie,
reconnaît qu’il s’agit d’une stratégie
fragile.
C’est tout de même incroyable que les
prétendus mouvements pour la
souveraineté du Kurdistan flanquent la
trouille à tout le monde, non ?
Nous voulons
notre changement de régime, na!
Il est justifié de soutenir que le
véritable plan de l’administration Obama
pour la Syrie est énoncé dans cette
bouillabaisse de la Brookings
Institution, qui appelle à un changement
de régime. Jusqu’à un certain point,
c’est ce qui se passe sur le terrain :
on assiste à un changement de régime
sans véritable changement de régime,
Damas étant incapable de contrôler de
vastes pans du territoire syrien.
Mais qu’en est-il des gangs
djihadistes dans tout cela? Ahrar al-Sham,
un groupe formé d’islamistes syriens, a
déjà annoncé son soutien à la stratégie
USA-Turquie de créer une zone libérée de
EI au nord de la Syrie, même si ce n’est
pas ce que recherche la Turquie.
Le Front al-Nosra, qui est en fait
al-Qaïda en Syrie, dont les membres sont
dorénavant considérés comme des rebelles
modérés aux USA, a effectué un repli
stratégique de leurs positions au nord
d’Alep. Traduction : leur ordre de
marche provient des USA et de la
Turquie.
Ce qui nous mène à cet
incommensurable nuage d’illusions
bercées par les médias sous contrôle
saoudien qui couvre l’ensemble du
Moyen-Orient, cette notion voulant
qu’Ankara a fait preuve d’une grande
habileté dans sa lutte contre les
rebelles (les djihadistes d’antan), ce
qui a permis aux rebelles modérés que
favorisent les USA de connaître le
succès.
Mais au train où vont les choses sur
le terrain, un phénomène plus inquiétant
est en train de poindre à l’horizon : la
création d’une prétendue zone tampon au
nord de la Syrie. Sauf qu’il y a un
nouveau nœud, car personne ne sait quel
type de rebelles modérés ou mélange
toxique de djihadistes aura le contrôle
de ce vaste territoire.
Les perdants seront assurément les
Kurdes syriens du YPG, ce qui n’est pas
tout à fait ce que Washington souhaite.
Ou peut-être que si. Après tout,
l’administration Obama n’a pas la
moindre idée de ce qui est souhaitable
ou pas.
Ce que les Turcs et les vassaux
arabes des USA veulent, eux, c’est que
les rebelles modérés (djihadistes y
compris) se rassemblent et donnent un
élan décisif pour conquérir Alep, la
plus grande ville syrienne. C’est que
dans les rêves les plus fous d’Ankara et
de la maison des Saoud, ce serait le
prélude menant à un changement de
régime.
Un changement de régime, c’est
exactement ce que Joubeir a de nouveau
évoqué avec Lavrov à Moscou. Lavrov est
resté suffisamment poli en disant que
leurs différences à propos de la Syrie
subsistent, même si Moscou fait tout son
possible pour favoriser une sorte de
dialogue intra-syrien.
La feuille
de route tiendra-t-elle la route ?
La Russie éprouve des difficultés sur
le front diplomatique avec tous ces
poids plume dont elle a à s’occuper.
L’un d’entre eux, Khaled Khoja, le
président de la Coalition nationale des
forces de l’opposition et de la
révolution (dont pratiquement personne
n’a entendu parler) s’est rendu
récemment à Moscou et a rencontré
Lavrov. Il a dit que la proposition
russo-iranienne de mettre fin à la
tragédie syrienne était irréalisable, en
insistant pour dire que la seule
solution est que Assad doit partir.
Assad pourrait finir par partir, mais
un intense travail diplomatique sera
nécessaire.
Il semble pourtant qu’on soit parvenu
à une décision importante à Doha, à
savoir qu’il n’y aura pas de partition
de la Syrie. Bref, pas de balkanisation
impériale. Si Kerry y a vraiment donné
son assentiment, cela change
complètement la donne.
La feuille de route envisagerait donc
maintenant une transition qui, selon une
proposition russe, serait organisée avec
l’aide de l’Iran. Ses éléments
comprendraient une sorte de départ
organisé de Bachar al-Assad ; la
création d’une véritable coalition
regroupant les Arabes et l’Iran pour
combattre EI ; et l’absence de
discrimination à l’endroit des chiites
ou des alaouites dans tout scénario
d’avenir pour la Syrie.
Les vassaux arabes des USA sont
toujours peu disposés à reconnaître que
les parties les plus développées de la
Syrie, qui soutiennent Assad et que
défendent le Hezbollah et l’Iran, ne se
soumettront pas (par la force des armes
ou autrement) à quelque majorité sunnite
que ce soit. Pour sa part, Damas garde
son calme par rapport à l’ensemble de la
situation sur le plan militaire et
sécuritaire dans la capitale et les
environs jusqu’à la frontière avec le
Liban.
De son côté, la maison des Saoud
semble enfin prêter l’oreille (en
théorie) à ce que dit Moscou, ce qui
comprend la suggestion de Poutine de
former une véritable coalition contre EI
qui engagerait Damas, Riyad, Téhéran,
Ankara et Amman, par opposition à cet
OBNI des USA et de la Turquie.
La proposition de Moscou prévoit
aussi la tenue d’une grande conférence
régionale pour lever les derniers
obstacles, à laquelle participeraient
notamment l’Arabie saoudite, l’Iran, la
Turquie, l’ONU, les USA et la Russie.
Cette initiative diplomatique a du
mérite. Pourtant, Erdogan a choisi
d’employer des propos réducteurs pour en
parler : l’attitude actuelle de Poutine
envers la Syrie est plus encourageante
qu’avant. Il n’est plus d’avis que la
Russie soutiendra Assad jusqu’au bout.
Je crois qu’il peut laisser tomber Assad.
Un
contrecoup est à prévoir
Tous les courants néo-ottomanistes
déments pourraient être attribués au
calife Erdogan, à tort ou à raison. Mais
les faits entourant l’OBNI sur le
terrain ne trompent pas : Ankara s’en
prend aux Kurdes et ignore totalement
EI. Le ministre des Affaires étrangères
turc Mevlut Cavusoglu le dit sans
ambages : Il n’y a pas de différence
entre le PKK et Da’ech [l’acronyme arabe
désignant EI]. Ce qui va totalement à
l’encontre de la stratégie de
l’administration Obama.
Le Pentagone fulmine. D’où les fuites
au réseau Fox provenant des proverbiales
sources militaires invisibles, qui ont
rapporté l’indignation des généraux du
Pentagone quand Ankara a lancé son
propre OBNI contre les Kurdes quelques
heures seulement après s’être engagé à
bombarder le faux califat avec les USA.
Même Hollywood n’aurait jamais
imaginé une intrigue secondaire pareille
impliquant des tirs amis : des forces
spéciales des USA au nord de l’Irak
chargées de conseiller et de former des
Peshmergas kurdes courant se réfugier
dans leurs bunkers souterrains, pendant
que l’OBNI turc bombarde les montagnes
où le PKK a établi son quartier général.
C’est que Erdogan est suffisamment
cinglé dans sa haine des Kurdes pour
prendre le risque de réduire en
poussières les forces spéciales des USA.
Il faut dire que la controverse n’a
pas fait grand bruit dans les officines
à Washington. On l’a tout simplement
attribuée à la tension avec un allié
réticent qui avait auparavant fermé les
yeux sur les activités illicites de EI.
Voilà maintenant que la décapitation en
est réduite à une simple activité
illicite.
Ayez une pensée pour les nuits
d’insomnie du calife Erdogan. Lorsqu’il
regarde du côté de sa frontière
méridionale avec la Syrie, tout ce qu’il
voit, c’est le fantôme d’un État kurde
autonome. Alors il bombarde et bombarde
encore. Mais lorsqu’il finira par
s’endormir en soupirant de contentement,
le contrecoup surviendra.
Pepe Escobar est l’auteur de
Globalistan: How the Globalized World is
Dissolving into Liquid War (Nimble
Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot
of Baghdad during the surge (Nimble
Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble
Books, 2009) et le petit dernier, Empire
of Chaos (Nimble Books).
Photo: Pepe Escobar
Source :
Le Saker francophone
Version originale:
The messy US ‘strategy’ in Syria (Russia
Today)
Traduit par Daniel, relu par
jj et Diane pour Le Saker francophone
© G. Munier/X.
Jardez
Publié le 30 août 2015 avec
l'aimable autorisation de Gilles Munier
Le
dossier Syrie
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