Opinion
"Stratégie du choc" : après la Grèce,
l’Ukraine ?
Nicolas Bourgoin

Lundi 3 mars 2014
Sur la scène médiatique : une
pseudo-révolution. Dans les coulisses :
un vrai coup d’État dans les règles de
l’art. Financements généreux des
organisations pro-occidentales, mise en
place d’institutions parallèles, aide
logistique aux insurgés, propagande
massive, envoi de mercenaires…
les grandes fondations nord-américaines
et européennes n’ont pas lésiné sur les
moyens apportés aux groupes anti-russes
pour renverser un gouvernement pourtant
légitime. La tactique, bien rodée, a
déjà fait ses preuves lors des « révolutions
colorées » pilotées par la CIA.
Le pactole est dans le cas présent bien
alléchant : l’Ukraine, le plus grand
pays d’Europe, occupe une position
géostratégique de pivot entre l’Est et
l’Ouest et son intégration dans l’OTAN
renforce considérablement le bloc
impérialiste UE-USA au dépens de la
Russie… sans parler de l’eldorado
des matières premières, pain béni
pour les multinationales (voir sur ce
blog mon
billetsur les raisons du coup d’État
en Ukraine). En revanche, la pilule
risque d’être amère pour les Ukrainiens
: privatisations massives, réduction
drastique des dépenses de l’État et de
l’emploi public, remise en cause de la
protection sociale et du droit du
travail, mise à mal des libertés
publiques et le tout avec l’appui
logistique des milices paramilitaires
néo-nazies. Faire table-rase des droits
sociaux pour créer « un climat
d’investissement favorable aux
entreprises ». Ce programme a un air de
déjà-vu et rappelle le précédent grec…
mais aussi celui du Chili, l’un des
premiers pays où la stratégie du choc
fut appliquée il y a tout juste 40 ans.
Comment
déstabiliser un pays souverain afin de
le soumettre aux intérêts occidentaux ?
La doctrine de la
stratégie du choc a déjà fait ses
preuves. Elle consiste à réduire à zéro
le patrimoine public d’un pays, ses
structures sociales et économiques pour
y construire une nouvelle société.
Privées de leurs points de repères,
littéralement en état de choc, les
populations victimes de ce traitement se
sont vues spoliées de leurs biens
publics (éducation, santé, retraites) et
de leurs libertés par l’oligarchie et
ses élites sans même pouvoir et vouloir
se défendre. Les Chiliens sous la
dictature de Pinochet ou les Argentins
sous celle de Videla, les Russes
victimes de la "thérapie de choc" de
Boris Elstine, les Irakiens victimes de
la campagne de bombardements intensifs
américains de mars 2003 baptisée Shock
and Awe (choc et effroi), le
peuple de Louisiane victime du cyclone
Katrina, les Américains victimes de l’escroquerie
du 11 septembre et ses dérives
liberticides, les Sud-Africains, les
Chinois ou les Polonais victimes de la
contre-révolution néo-libérale,… la
liste est encore longue de tous ceux qui
ont servi de cobayes à cette doctrine
insensée née dans le laboratoire de
l’Université Mac Gill à Montréal. La
Grèce avec son patrimoine public réduit
à néant était le dernier exemple en date
(voir sur ce blog mon
billetsur cette question) … jusqu’au
coup d’État en Ukraine.
Point commun des
putschs made in CIA, en Amérique Latine
ou ailleurs, le recours aux milices
fascistes. L’Ukraine et ses bandes
armées banderistes n’y font pas
exception. Leur cible : les
organisations progressistes, leurs
militants et leur patrimoine historique.
Le siège du Parti communiste ukrainien,
de nombreuses statues de Lénine érigées
en l’honneur des résistants au nazisme
ainsi que d’autres symboles de l’ère
soviétique ont déjà fait les frais de
leur haine revancharde (voir ici la
déclaration du Parti communiste
ukrainien à ce sujet). Le but de ces
saccages : laminer la mémoire historique
et sociale du peuple ukrainien et
décourager toute vélléité de résistance.
Faire table rase du passé en coupant les
individus de leurs racines nationales
pour obtenir une "page blanche" sur
laquelle écrire une nouvelle histoire,
est l’objectif de la "stratégie du
choc". Comme si tout cela ne suffisait
pas, le gouvernement putschiste, par la
voix du chef de file du groupe radical
ukrainien Pravy Sektor, Dmitry Yarosh, a
appelé en renfort les terroristes
tchétchènes. La Russie compte déjà
de nombreux
réfugiés Ukrainiens fuyant la
violence des nouveaux maîtres de Kiev.
Le coup d’État en
Ukraine rappelle celui du Chili sur au
moins trois points : la forte
implication de Washington, le recours à
des néo-nazis pour terroriser la
population et neutraliser toute
tentative de résistance et la forte
collusion du gouvernement putschiste
avec les
milieux financiers annonciatrice des
politiques ultralibérales de
démantèlement social. En réponse aux
exactions commises par ces milices, Moscou
s’est déclaré préoccupé par la
violation des droits de l’homme en
Ukraine. La nomination du leader de
l’opposition ukrainienne Arseni
Iatseniouk au poste de Premier ministre du
gouvernement ukrainien a ici valeur de
symbole. Proche du mouvement néonazi Svoboda,
ancien directeur de la banque centrale
ukrainienne, européiste convaincu –
Ministre de l’économie sous la
gouvernance orange, il a joué un rôle de
négociateur actif dans le rapprochement
de l’Ukraine avec l’UE – il incarne à
lui seul l’union sacrée entre la
finance, l’ultralibéralisme et le
fascisme, au coeur de la stratégie du
choc. En Grèce avec l’Aube Dorée ou en
Ukraine avec les mouvements "Trident",
"UNA-UNSO", "Praviy Sektor" ou
"Svoboda"… l’extrême-droite est un
auxiliaire précieux de l’oligarchie.
Enfin, pour achever
l’Ukraine : l’arme financière, nerf de
la guerre. Laminée par la crise de
2008-2009, l’économie de l’ancienne
république soviétique est bien mauvaise
posture. Son endettement a explosé ces
dernières années et dépasse désormais 30
% de son PIB, contre moins de 10 % avant
la crise, et le déficit budgétaire
pourrait dépasser 8 % cette année. Seule
bouée de secours, le versement de la
deuxième tranche du prêt de 15 milliards
de dollars consenti par Vladimir
Poutine en décembre. Les fortes
mobilisations téléguidées par les
officines occidentales ont mis à mal le
partenariat commercial avec l’Ukraine et
rapproché celle-ci du défaut de paiement
: Moscou conditionne en effet la tenue
de ses engagements à "une
normalisation de la situation à Kiev".
Dévastée et à genoux sous le joug des
marchés financiers, l’Ukraine n’a plus
guère d’autre choix que de se livrer aux
appétits des occidentaux. Le ministre
américain des Finances, Jack Lew, a tiré
le signal d’alarme en enjoignant
l’Ukraine de s’adresser au FMI pour
mettre «en place des réformes» et
recevoir «le
soutien dont ils ont besoin en échange».

Face au saccage
économique, social et politique de
l’Ukraine par les occidentaux et leurs
hommes de main, la résistance s’organise
et semble
gagner du terrain. L’Est de
l’Ukraine commence à se soulever contre
les putschistes. Après la Crimée qui se
dirige vers une rupture avec l’Ukraine,
les grandes villes industrielles de
l’Est, Donetsk et Kharkov, refusent
de reconnaître le gouvernement
pro-impérialiste … Autre espoir :
une reprise en main par les Russes qui
ont déjà su habilement faire échouer les
plans de guerre occidentaux contre la
Syrie. La Chambre haute du parlement
Russe, le Conseil de la Fédération, a
approuvé samedi le déploiement de forces
armées dans la région ukrainienne de
Crimée, en réponse à une demande du
président Vladimir Poutine et avec
le soutien de la Chine. Celui-ci a
assuré de
sa protection la population russophone
d’Ukraine, cible favorite des
violences fascistes. Ce dimanche, le
commandant des forces navales de
l’Ukraine Denis
Berezovski a indiqué qu’il a prêté
serment d’allégeance au peuple de Crimée,
selon l’agence RIA Novosti. Le recours
aux forces armées russes durera «jusqu’à
la normalisation de la situation
politique dans ce pays», selon le
Kremlin et pourrait bien mettre un terme
provisoire aux velléités impérialistes
des occidentaux dans cette région.
Un examen rapide de
la situation de la Lybie ou
de l’Irak,
terrains de jeu militaire des
occidentaux et maintenant champs de
ruines, montre que l’on ne peut croire
un seul instant à la
belle histoire d’insurgés luttant
contre un pouvoir autocratique, de
surcroît europhiles dans le cas présent.
Les manœuvres des occidentaux en Ukraine
comme ailleurs n’ont qu’un seul but :
contrôler l’accès aux ressources et aux
matières premières, et une seule
modalité : terroriser les populations et
écraser systématiquement toute
résistance populaire.
Nicolas Bourgoin est
démographe, maître de conférences à
l’Université de Franche-Comté, membre du
Laboratoire de Sociologie et
d’Anthropologie de l’Université de
Franche-Comté (LASA-UFC). Il est
l’auteur de trois ouvrages : La
révolution sécuritaire aux Éditions
Champ Social (2013), Le suicide en
prison (Paris, L’Harmattan, 1994) et Les
chiffres du crime. Statistiques
criminelles et contrôle social (Paris,
L’Harmattan, 2008).
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