France-Irak
Actualité
L’Iraq Body Count, ou comment le
Pentagone
occulte les victimes de ses guerres
Dr Nafeez Ahmed
Mercredi 19 août 2015
Résumé
d’une enquête du Docteur Nafeez Ahmed (Insurge
Intelligence – Traduction et Synthèse
par Xavière Jardez)*
En 2006, le journal britannique
The Lancet publiait une étude
approfondie d’experts en santé publique
de l’Université de John Hopkins, qui
concluait que le nombre de victimes de
l’invasion américaine de l’Irak était
compris entre 655 000 et 1,5 million
jusqu’à aujourd’hui.
Ses résultats furent rejetés par les
gouvernements US et britannique sous des
accusations de tromperie et de
méthodologie ascientifique, selon les
chercheurs affiliés au Iraq Body
Count (IBC), mouvement anti-guerre
et très apprécié des militants
progressistes.
Cependant, en mars 2015, les
Physicians for Social Responsability
(PSR), groupe de médecins, tous
Prix Nobel de la Paix, ont publié un
rapport qui chiffre à un million
d’Irakiens morts directement ou
indirectement depuis la « guerre
contre la terreur »,
Mais, cette sous-estimation des
prétendus militants pacifistes du IBC ne
s’arrête pas à la guerre au Moyen-Orient
; elle concerne aussi les opérations
anti-drogues et para-militaires en
Amérique latine et en Asie.
Qui
compose l’Iraq Body Count?
L’Iraq Body Count (IBC) a
été fondé par John Sloboda, professeur
émérite de psychologie à l’Université de
Keele et Hamit Dardagan en partenariat
avec Oxford Research Group (ORG)
où Sloboda était directeur de 2005 à
2009. Tous deux devinrent co-directeur
du Every Casualty Program (Programme
sur Chaque Victime) d’ORG.
Ils furent rejoints dans ce programme
par Michaël Spagat, Professeur
d’Economie à la Royal Holloway
de l’Université de Londres. Leur but
était de répertorier chaque personne
victime de violence armée.
Cependant, ce programme n’était pas,
et de loin, un programme indépendant,
car de 2012 à 2014, il a été financé par
une agence américaine (USIP, US
Institut of Peace, ou Agence américaine
pour la paix) qui joua un rôle
prédominant dans la guerre en Irak en
2003.
L’USIP a été créée par le
Congrès en 1984 en tant que contrepoids
indépendant au Pentagone comme
organisation à but non lucratif
fonctionnant comme une institution
privée, à financement public, pour
promouvoir la paix. En réalité, dès sa
création, elle eut pour fonction d’être
le bras de l’exécutif et de la
communauté du renseignement dans le
domaine de la recherche et de ce fait,
tous ses financements lui furent alloués
par le Trésor US. Elle tissa des liens
très étroits avec l’exécutif, les
services de renseignements de l’armée et
les groupes conservateurs US. Fondée
dans une annexe au Defense
Authorization Act de 1985 (Loi
d’autorisation de la défense), son
conseil d’administration devait être
constitué de 15 membres avec droit de
vote, dont le Secrétaire d’Etat, le
Secrétaire à la Défense, le président de
l’Université de la Défense nationale du
Pentagone, et douze autres personnes
désignées par le Président. Selon l’Act,
l’USIP pouvait « obtenir
des subventions et contrats, dont des
contrats pour des recherches
confidentielles pour le Département
d’Etat, celui de la Défense, l’Agence
pour le contrôle des armes et le
désarmement et la communauté du
renseignement et recevoir des dons et
des contributions du gouvernement à tous
les niveaux ».
Selon un expert en politique des
mouvements de droite US, l’ «USIP
est un bras de l’appareil de
renseignement. » Elle est donc rien
de moins qu’ « un terrain que
martèlent les faiseurs de guerre ».
Il est intéressant de noter que l’actuel
président, Stephen Hadley, a été, en
autres, conseiller en sécurité nationale
de Bush, après Condoleezza Rice. Il a,
d’ailleurs, pris une part active au
lancement de la guerre en Irak en
introduisant des renseignements faux sur
les capacités nucléaires de l’Irak
(l’agent jaune) dans le discours de
l’Union de Bush en 2003. Il faut dire
qu’il a sa place dans le conseil
d’administration du fabricant d’armes,
Raytheon.
Dès 2004, l’USIP s’est engagée dans
l’occupation de ce pays et les efforts
pour la légitimer et l’étendre, à
travers son agence sur place, par des
entraînements de « facilitateurs et
médiateurs » pro-US. Elle a
travaillé très étroitement avec les
équipes militaires de reconstruction,
l’ambassade US, des officiers US de la
coalition et des membres du gouvernement
irakien dont ceux de Nouri al- Maliki.
En 2006, l’USIP a organisé le
Iraq Study Group, sous couvert du
Congrès, qui qualifiait de «
nécessaire l’usage de la force par le
gouvernement irakien, soutenu par les
Etats-Unis, pour stopper les milices
agissant comme escadrons de la mort ou
faisant usage de la violence contre les
institutions d’Etat ». Ce groupe
publia une étude, en décembre 2006, pour
dégager la responsabilité des Américains
et en faire porter le chapeau à « la
rébellion sunnite, aux milices chiites
et aux escadrons de la mort, al-Qaïda et
la criminalité rampante ».
Mais, l’étude note la sous-évaluation
de la violence en Irak « car
certains types semblent être passés au
filtre des données US, comme « une
attaque sectaire » résultant dans
« la mort d’un Irakien » ou une
bombe sur la route qui ne « touche
pas le personnel américain » l’idée
étant que la sous-estimation était celle
des groupes sectaires ou insurgés et non
celle des Américains et de leur
régime-client.
L’étude suggérait que la CIA
développe un centre de contre-terrorisme
avec le gouvernement irakien afin de
« faciliter les actions militaires et de
police, conduites par les services de
renseignement » en d’autres termes
plus de violence américano-irakienne
contre les groupes opposant l’occupation
US. L’USIP a aussi exercé « un
puissant lobby auprès du Parlement
irakien pour que soit passée la loi
privatisant les champs pétrolifères pour
la Grosse Energie ».
Les liens
entre l’USIP et l’IBC
Peu après la publication de cette
étude, Sloboda de l’IBC confirma, à
l’encontre des résultats du Lancet,
qu’« à notre avis, le total des
morts pourrait être deux fois plus élevé
que ceux enregistrés par l’IBC et les
sources officielles en Irak. Nous ne
pensons pas qu’il puisse être dix fois
plus élevés ».
Selon la nature du conflit, l’écart
pourrait être multiplié par 4 et plus.
Au cours des pires périodes de la guerre
civile au Guatemala, seuls 10% des cas
furent enregistrés Cela pourrait être
plus important si on comptabilisait les
morts indirects de la violence. En Irak,
peu de médias s’aventurèrent hors de la
Zone verte et furent positionnés à
Bagdad même et les zones à l’extérieur
de la ville qui furent soumises à une
violence sans précédent qui ne donna
lieu à aucune statistique ni même celle
à Bagdad.
Dahr Jamail, un des rares
journalistes non embarqués par les
militaires américains, exerçant à
l’extérieur de la zone verte raconte
dans son livre Beyond the Green Zone,
devenu film, un incident vu par des
témoins, dont des policiers, de soldats
américains tirant sur une voiture de
civils sans aucune raison. Quand la
police essaya d’extraire les corps, des
hélicoptères Humvees US lui
tira dessus en dépit de leur uniforme et
des voitures de police. « Des
incidents de ce genre étaient courants
dans l’Irak occupé. »
En d’autres termes, le degré avec
lequel l’IBC sous-estima les morts
violentes en Irak ne peut être quantifié
facilement. Cependant, quiconque est
familier avec ce type de conflit le
sait. Ce qu’avait admis une analyse de
RAND en 2008, patronnée par le
Secrétaire à la Défense « les
données de l’IBC sont problématiques car
sa confiance dans les rapports des
médias peut favoriser tel ou tel type
d’attaques, celles avec beaucoup de
victimes et les régions où les médias
sont concentrés, comme Bagdad. Aussi la
sous-estimation est possible. »
Mais l’insistance de Sloboda, qu’il
est impossible que le total des morts
soit 10 fois plus élevé que le comptage
d’IBC, n’a pas de précédent ni de
justification statistique .Des
comparaisons avec d’autres conflits
récents sont trompeurs dans la mesure où
la guerre en Irak a été une invasion et
une occupation sans précédent par la
plus grande puissance du monde. En
réalité, au lieu de comptabiliser les
victimes pour en faire un mécanisme
visant à mettre fin à la guerre, les
directeurs de l’IBC vendent ce procédé
pour légitimer des opérations militaires
et augmenter l’efficacité des actions de
contre-rébellion à toute tentative de
résistance armée.
Michel Spagat, autre personnalité
bénéficiant de fonds de l’IBC, conçut,
en décembre 2008, un outil de
traçabilité des victimes des forces
d’occupation US, basé sur un index de
guerre sale (Dirty War Index – DWI)
qui identifiait systématiquement les
activités militaires prohibées ou
interdites contre les populations
civiles et qui fut adapté par l’OTAN
sous le nom de « Civilian Battle
Damage Assessement Ratio (CBDAR) »
ou Quotient d’évaluation des Dégâts des
Combats civils. Cependant, pour
certains, ce DWI n’a pas offert une
image exacte des atrocités commises
contre les civils en raison de
l’impossibilité d’obtenir de telles
données dans des régions où les conflits
armés sont intenses. « Le DWI d’IBC…
est construit autour d’une inexactitude
qui, systématiquement, occulte la
violence proportionnellement à son
intensification. Dans les mains du
Pentagone, le DWI lui fournit un outil
pseudo- scientifique pour masquer la
violence contre les civils ». « Dans ces
conditions, les statistiques du DWI vont
gonfler les conséquences « propres »,
supprimant ce qu’il devait mesurer ». «
En réalité, un DWI stable ou
décroissant, reflète davantage le succès
de précédentes campagnes sales plutôt
qu’une réduction des stratégies
illégales » dans la mesure où très
souvent, les populations de ces régions
sont parties ou ont cessé toute activité
politique.
Témoignages
et documents
Il est une institution qui a été à la
source de nombreux témoignages sur la
permanence des massacres US en Irak, non
comptabilisés par IBC. Les Vétérans
contre la Guerre en Irak (Iraq
Veterans Against War) ont compilé
des milliers de pages de soldats
américains documentant comment les
forces de la coalition avaient établi :
des « zones de tir libres »
dans les zones civiles où il n’y avait
aucun ennemi seulement des civils ; la
liberté de tirer sur quiconque creusait
près d’une route ; imposer des
couvre-feux dans les villes puis tirer
sur tout ce qui bougeait dans
l’obscurité ; faire des enfants des
boucliers humains, tirer sur tout sans
discrimination (maisons, véhicules)
ainsi de suite. « Si vous tuiez un
civil, il devenait un rebelle parce que,
rétroactivement, vous en aviez fait une
menace. ». Ces témoignages prouvent
que des meurtres fréquents et des
massacres tel celui de Ninive que
commente The Lancet dans son
étude étaient couverts par les «
règles de l’engagement » données
par les commandants à leurs unités et
passés sous silence par les autorités
irakiennes ou US et la presse.
Cette dernière, en majorité, était
embarquée et donc contrôlée par les
Américains. Quant aux journalistes
indépendants, ils étaient sous la menace
du Pentagone : « La presse irakienne
n’est pas bonne parce que nous sommes
occupés et l’occupation contrôle les
médias. Ils veulent que l’Irak soit vidé
des journalistes occidentaux pour
détruire l’Irak. A Fallujah et dans
d’autres villes, ils commirent des
crimes en toute impunité parce qu’il n’y
avait pas de journalistes là-bas ».
Selon un journaliste irakien, Bassam
Sebti, les affrontements entre sunnites
et chiites dans le quartier d’Adhamiya
étaient si violents que personne n’osait
s’y rendre. La présence des journalistes
étrangers déclinait à mesure de
l’intensité des combats.
Si, sous Saddam Hussein, l’Irak
occupait la 130ème place pour la liberté
de la presse, selon Reporters Sans
Frontière, il se rangeait à la
154ème sous l’occupation US. Il est donc
certain que la presse a manqué le gros
de la violence US en Irak.
Dirk Adriaensens du Tribunal
Bertand Russell note que le
tribunal ne dispose que d’une liste
incomplète des 448 scientifiques
irakiens abattus, tandis que l’IBC n’en
comptabilise que 108…
On pourrait penser que la collecte
des certificats de décès apporterait un
élément de véracité dans ce décompte.
Mais, en Irak, les choses ne peuvent
être simples. Si les familles des
victimes cherchent à obtenir ces
documents de leurs médecins locaux dans
le cas de mort violente à des fins de
compensation, elles sont confrontées aux
circonstances même de cette mort.
Souvent, les corps des victimes étaient
rendus aux familles, directement et
rapidement, dans l’ignorance
intentionnelle des procédures
d’enregistrement. Les politiciens locaux
et les tensions religieuses avaient
facilement raison du corps médical pour
le dissuader de les émettre en agitant
la peur de représailles,
particulièrement du Ministère de la
Santé désireux de maintenir a minima le
nombre de ces morts violentes et ces
risques étaient encore plus grands dans
les hôpitaux.
A cette époque-là, le ministère de la
santé était entre les mains des forces
loyales à Moqtada al-Sadr, à la tête des
escadrons de la mort chiites. Les
hôpitaux fonctionnaient comme des
avant-postes des milices chiites et,
très souvent, ils refusaient d’y
admettre les Sunnites qui, parfois,
étaient tués dans leur lit. Les hôpitaux
et les ambulances servaient à des
assassinats et des enlèvements. Selon le
lieu et les affiliations religieuses des
personnes à la recherche d’un certificat
de décès, pour des morts dues à la
violence sectaire ou aux forces de la
coalition il n’était pas facile
d’obtenir ce papier. Il en allait de
même dans les morgues, réputées pour une
comptabilité inconsistante ou nulle. Les
victimes des forces US ou d’attentats
terroristes étaient rarement amenées
dans ces établissements. Selon un
employé des statistiques centrales à
Bagdad, sur une radio US
(24/02/2009), « par ordre du ministère,
nous ne pouvons dévoiler le nombre de
morts… Le ministère parle de 10 morts
dans tout l’Irak, alors que nous en
avons dénombré 50 pour Bagdad seulement…
».
Autres
exemples
Le mythe selon lequel le nombre
d’Afghans tués par les forces US aurait
diminué en Afghanistan entre 2009 et
2010, tel que les médias le diffusaient
largement, en se basant sur les données
d’une agence de l’ONU (UN Assistance
Mission in Afghanistan) a été
largement battu en brèche dans une
étude, de l’Université du New Hampshire,
du Professeur Herold utilisant la même
méthodologie que celle d’IBC. Il estime
que les civils tués par la coalition ont
été sous-estimés de 30% en 2008 et de
60% en 2009 car l’OTAN avait remplacé
ses bombardements aériens indiscriminés
par des opérations spéciales secrètes et
nocturnes, plus mortelles et
difficilement décelables. Alors que les
chiffres cités par l’ONU documentaient
un bond de 40% d’incidents violents au
cours de 8 premiers mois de 2011, l’OTAN
citait des ratios montrant que les
attaques des insurgés avaient chuté de
10%. « Les principaux médias
occidentaux à quelques exceptions près,
servaient à merveille les besoins de
propagande de l’administration Obama en
rapportant au minima les morts civils
dans ce pays » conclut le
professeur.
De 2004 à 2007, le même Spagat reçut
d’une entreprise de défense US à peine
connue, Radiance Technologies,
la somme de 334. 135 dollars pour mettre
au point une banque de données sur la
violence armée en Colombie et au
Mexique. Le site de Radiance la décrit
comme « une société de développement
d’armes pour la Défense et la communauté
du renseignement auxquelles elle fournit
un soutien opérationnel » et elle
concevait le projet, à l’époque, «
Mexico Indigena » pour l’armée US.
Mexico Indigena avait pour
objectif de signaler les « menaces
asymétriques émergentes, les
développements militaires régionaux et
autres aspects qui caractérisaient
l’environnement opérationnel en
évolution dans le monde » et de
favoriser ainsi la planification de la
contre-insurrection US à l’échelle
mondiale, commençant par la répression
des mouvements sociaux indigènes contre
la privatisation des terres
communautaires au Mexique.
Conclusion
Il ressort de ce qui précède que si
la comptabilisation par l’IBC d’autant
de victimes que possible, au travers de
sources disponibles, est un effort
important et qui garde toute sa valeur,
il n’en reste pas moins que son impact a
été souillé par les tentatives pour le
subordonner aux intérêts des faiseurs de
guerre, en recourant à des techniques
statistiques frauduleuses, en exerçant
une chasse aux sorcières contre des
techniques de recherche épidémiologiques
courantes.
Il est vrai que cette utilisation de
la science pour légitimer la guerre et
blanchir la mort est courante. Il y a un
demi-siècle les Nazis firent de même.
Mais, la campagne en sous-main, par ces
mêmes pouvoirs, complices de ces morts,
pour discréditer l’étude du Lancet,
au nom de la paix et de la science, n’en
est que le prolongement.
*Source:
How the Pentagon is hiding the dead
*Nafeez Ahmed est un
journaliste d’investigation, spécialiste
international en sécurité. En 2015, il a
reçu le prix du Project
Censored Award for Outstanding
Journalism pour ses écrits dans
The Guardian. Il a collaboré,
notamment, aux quotidiens et magazines
suivants : The Independent,
Sydney Morning Herald, The
Scotsman, New Stateman,
Le Monde diplomatique,
Counterpunch.
© G. Munier/X.
Jardez
Publié le 19 août 2015 avec
l'aimable autorisation de Gilles Munier
Le sommaire de Gilles Munier
Le
dossier Irak
Les dernières mises à jour
|