La chronique du
Tocard
Ma cité Maurice Thorez
Nadir Dendoune
© Nadir
Dendoune
Mardi 12 avril 2016
Je suis carrément
fou d'elle. Je l'aime à la folie. A la
vie, à la mort. Elle et moi, c'est pour
toujours, et tant pis pour ceux qui ne
comprennent pas mon amour pour elle.
Ceux qui pensent que j’exagère et que je
ne suis pas objectif face à mes
sentiments.
C'est fou de voir
autant de gens la détester, la dénigrer
et la juger sans même la connaître. Ils
la jaugent de loin. Ils la méprisent.
Ils la fantasment. Ils lisent et
entendent des choses immondes à son
sujet. Des trucs pas très cools,
haineux, et plein de violence, de chaos,
presque de fin du monde; alors ils
imaginent le pire.
Moi, c’est
différent. Je lui dois tout. Elle m’a
façonné. Elle m'a offert à la fois de la
sensibilité et de la force, de la
douceur et de la haine. Indispensables
pour survivre aujourd’hui. Ca n’a pas
été simple entre nous, c’est vrai, mais
c’est pour ça qu’aujourd’hui, je l’aime
autant. Et puis je crois même que
lorsque je disais que je la détestais,
je l’aimais malgré tout.
C’était au début
des années 90 et je l’ai quittée pour
l’Australie, le soleil et la plage, mais
à l’autre bout de la terre, je pensais
sans cesse à elle. Avec l’âge qui passe
et les saisons qui s’empilent les unes
sur les autres, j’ai enfin compris que
j’ai eu de la chance. La chance d’avoir
vécu dans une cité. La chance d’être un
banlieusard.
Mes vieux sont
arrivés en mars 1969 à la cité Maurice
Thorez avec sept de leurs mioches (deux
autres allaient voir le jour, une en
1971 et moi, le dernier un an plus
tard), dans un endroit à taille humaine:
treize immeubles pour 1500 personnes.
Mes parents
quittaient enfin leur bidonville ; une
pièce de 9m2 pour manger, chier et
dormir, pour un F5 flambant neuf, avec
des placards, un balcon et comble du
luxe, une grande baignoire. Je tenais à
peine sur mes deux pattes, je descendais
tout seul jouer en bas de notre tour : à
cache-cache, au football ou à la
marelle. Un gamin comme les autres.
Mes parents
laissaient toujours la porte ouverte de
la maison et leurs enfants pouvaient
aller et venir. Libres comme l'air. De
temps en temps, maman jetait un coup
d’œil par la fenêtre pour la forme, mais
elle n’était jamais inquiète : la cité
c’était d’abord une grande famille,
chacun veillait sur le môme de l’autre.
Un peu comme dans son bled natal, en
Kabylie.
Les voisins
venaient chercher du sucre quand il y en
avait plus chez eux, ils restaient
parfois prendre le thé. Comme le monde
entier était réuni dans notre immeuble,
on avait le droit de temps à autre à
quelques douceurs culinaires exotiques,
du maffé, des spaghettis bolognaises ou
du Bacalhau à Brás…Tu voyageais de plat
en plat. Le jour où il n’y avait pas
classe, j’allais jouer avec Madiawa,
Michel, Rachid, et Alain.
A l’époque, il n’y
avait pas de "noirs", pas de "beurs",
comme les colons de droite et de gauche
ont l’habitude de dire, pas de musulmans
ou de juifs : on était tous des enfants
de pauvres. Fiers de nos papas
prolétaires courageux qui se
sacrifiaient pour nous tous les jours au
turbin. Notre rage, on la réservait à
l’élite parisienne et bourgeoise quand
on montait sur Paris.
Dans les années
1980, le quartier Maurice Thorez avait
une sale réputation: descentes
régulières de groupes de jeunes des
cités de Saint-Ouen ou de Saint-Denis
qui venaient en découdre avec les
nôtres, allers-retours fréquents en
prison, les drogues dures inondaient les
cages d’escaliers, et le taux de chômage
était explosif. C’était il y a presque
trente piges et aujourd’hui rien n’a
changé.
On était violent
c’est vrai. On allait se battre, on
volait dans les magasins. Une violence
qui ne venait pas de nulle part, elle
était là, ancrée en nous, nourrie par
notre mal-être, par la misère sociale et
les injustices qu’on subissait au
quotidien. Mais quelques uns restaient
pacifistes, coûte que coûte.
J’ai trouvé, moi
aussi, un peu de paix, quand j’ai connu
le sport. Le judo, pour résister aux
coups, le football pour faire comme les
autres, puis l’athlétisme, parce que
j’avais battu tout le monde au Cross du
collège, pour la première course de ma
vie. Et enfin, le tennis, parce qu’il
n’y avait que les Blancs, fils à papa,
de la ville qui venaient taper à la
ba-balle et que politiquement, il faut
aller là où les Bourges préfèrent rester
entre eux.
Vers 15 ans, j’ai
connu l’amour. Celui qui t’obsède jour
et nuit. Une fille que j’allais
espionner tous les soirs. A travers les
rideaux de sa fenêtre, je la regardais
vivre, puis s’endormir. Elle n’a jamais
su ce que j’avais ressenti pour elle.
Ces instants d'intimité volée étaient
des moments de répit pour moi alors que
j’allais mal.
C'était l'époque où
je passais mes journées à traîner dans
les halls, incapable de bouger mon corps
et mon esprit. 17 ans et demi.
Fleury-Mérogis. Mon passage par la case
prison. A ma sortie, j'avais toujours
l'impression d'être derrière les
barreaux : la cité m’emprisonnait; alors
je suis parti à Sydney. J’aurais pu y
rester, moi et mon passeport australien.
Après huit ans
d’exil, je suis rentré. Chez moi. Dans
cette cité où chaque mur me rappelait un
épisode de ma vie. De la beauté mais
aussi de la déshérence. Des gens qui
sont en permanence dans la survie. Des
longues soirées à discuter de tout et de
rien avec mes potos, à refaire le monde.
A imaginer un ailleurs meilleur.
Dans ma tête les
souvenirs dansent. La fête de la cité
Thorez, tous les ans en juin, où toutes
les générations se retrouvaient : des
concerts, une kermesse, des bars et des
sandwicheries improvisés... La salle de
quartier (qui n'existe plus aujourd'hui)
où j'ai lu mon premier livre. Où j'ai
joué à ma première partie de Scrabble.
Cette fabuleuse
cité avec tous ces gens extraordinaires.
A l'humour corrosif, aux vannes
implacables, que les bourgeois voient
comme de la violence verbale. De
l'autodérision à n'en plus finir,
celle-là même qui nous a empêchés de
sombrer davantage.
Certains de mes
frangins, avec qui j’ai grandi, sont
partis. Karim, Jean-Pierre, Zina,
Laurent... Ils ne sont plus de ce monde.
D'autres vivent ailleurs mais ils
reviennent toujours. On n'oublie pas sa
cité comme ça. Les papas et les mamans
s’en vont aussi. Le temps qui passe et
qui efface quelques visages qui nous
sont chers. Paraît que c'est la vie. On
le sait. Mais on ne s'y fait pas.
Derrière la cité,
il y a un cimetière. Comme pour tous
ceux qui ont connu la cité Maurice
Thorez, c’est là que j’aimerais être
enterré….
Publié le 12 avril 2016
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