Liban
La Turquie ou les raisons
inavouées
de l’élan français vers le Liban
sinistré…
Walid Charara

Samedi 29 août 2020
Le 27 août, invité de
RTL, le ministre français des
Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian,
a appelé à la formation d'un nouveau
gouvernement au Liban et à la mise en
place de réformes d'urgence, faute de
quoi « le risque, c'est la
disparition" du pays ! ».
À la question : Vous serez lundi et
mardi prochain [le 31 août et le 1er
septembre] au Liban aux côtés du
président Emmanuel Macron. On sera à
quatre semaines après la double
explosion de Beyrouth. D’abord, sur le
plan de l’urgence sanitaire, est-ce que
toute l’aide française est arrivée ? Je
veux dire est-ce qu’elle est arrivée
dans les bonnes mains ? Est-ce qu’elle
va aux ONG ?
Monsieur Le Drian a répondu : Il y a
d’abord, je trouve, un processus de
solidarité à l’égard du Liban qui est
énorme, qui est même émotionnel quand on
entend les déclarations des uns et des
autres, de solidarité avec le Liban.
C’est frappant. C’est dû à notre
histoire commune qui est ancienne,
puisque ça date de 1536 : François 1er
et Soliman, Soliman dit le Magnifique.
Donc, ça remonte à loin. Mais, il y a
vraiment une histoire commune, un
partage de la souffrance qui existe et
des actes de solidarité spectaculaires
qui ont été initiés. La France est au
rendez-vous… [pour
la suite, vidéo ici][*]
Faut-il voir cet élan du gouvernement
français sous l’angle de la solidarité
et de l’histoire uniquement, ou bien
est-il motivé par des raisons plus
« pragmatiques », comme nous l’explique
M. Walid Charara ? [NdT].
En
Méditerranée orientale, face aux
exercices aériens et navals annoncés par
la ministre française de la Défense
Florence Parly et auxquels participent,
aux côtés de la France, la Grèce, Chypre
et l'Italie, des navires de guerre turcs
et un destroyer américain mènent leurs
exercices militaires dans la même
région.
Les
puissances navales européennes,
principalement la France et la
Grande-Bretagne, ne peuvent plus évoquer
la Méditerranée en tant que leur « mare
nostrum », expression latine signifiant
littéralement « notre mer », ou en tant
que lac occidental comme elle le devint
effectivement après la « bataille de
Lépante » en 1571. Une bataille navale
qui s’est déroulée entre la flotte
ottomane et la flotte de la « Sainte
Ligue » réunissant nombre de puissances
européennes de l’époque, dont l’Espagne
et plusieurs villes italiennes, pour se
conclure par la défaite des Ottomans.
Et
aujourd’hui, nombre de prétextes
historiques et juridiques sont fortement
invoqués [contre une telle suprématie
européenne] en pleine confrontation
géopolitique et géoéconomique se
déroulant en Méditerranée orientale.
Ainsi, le
président turc, Recep Tayyip Erdogan,
n'a pas caché son rejet des effets du
« Traité de Lausanne » signé par la
Turquie en 1923. Selon ses propres
termes, un traité qui fait que la
Turquie a renoncé « à des îles proches
de nous au point que si nous appelions
leurs habitants de notre territoire, ils
nous entendraient ». Tout comme il avait
déclaré lors d’une réunion des maires en
2016, que son pays « lutte toujours pour
l’accord sur nos frontières maritimes et
même notre espace aérien et notre
territoire, car ceux qui ont représenté
la Turquie à Lausanne nous ont lésés et
nous récoltons aujourd’hui ce qu'ils ont
commis ».
La logique du
front adverse, lequel comprend la Grèce,
Chypre, la France, l'Italie et l'Égypte,
repose sur des références telles que le
droit international, le droit de la mer,
les traités et les accords
internationaux et, bien entendu, le même
« Traité de Lausanne » en tant que base
devant régir le comportement des États.
Ce que cette
logique ignore est que les équilibres
des puissances internationales ayant
produit l’ensemble de ces références
sont entrés dans une phase de changement
rapide, notamment au cours des deux
dernières décennies.
En effet,
l'hégémonie occidentale euro-américaine,
laquelle s’est enracinée après les deux
guerres mondiales, est en déclin continu
face à la montée en force et en
influence de grandes et moyennes
puissances non occidentales, telles la
Chine, la Russie, l'Iran, la Turquie,
l'Inde et l'Afrique du Sud, pour ne
citer que celles-ci. Les rapports du
Pentagone ne se trompent pas lorsqu’ils
décrivent la Chine et la Russie comme
des puissances cherchant à remettre en
question les bases et les règles du
système international établi par
l'Occident, autrement dit : le système
de l'hégémonie occidentale. Description
toute aussi exacte pour les puissances
non occidentales précitées, lesquelles
considèrent que ce système veille aux
intérêts de ses composantes occidentales
au détriment des intérêts et de la
souveraineté d’autres pays et, en
particulier, des peuples des pays du
Sud.
La
position de la Turquie sur ses
frontières maritimes est essentiellement
similaire à la position de la Chine sur
Hong Kong et Taiwan, à la position de la
Russie sur la Crimée, et à la position
des peuples arabes sur les frontières
artificiellement créées entre leurs pays
ou sur l'entité sioniste usurpatrice,
laquelle jouit néanmoins d’une
reconnaissance et d’une légitimité
internationale !
Dire cela ne signifie pas que les
considérations nationales expliquent à
elles seules la position d'Erdogan. Il
est indubitable que les considérations
économiques -dont la maximisation de la
part de la Turquie dans les gisements de
gaz offshore- ont un poids décisif dans
l’ordre de ses motivations, ainsi que
les calculs de politique interne liés à
sa quête de popularité depuis que les
élections municipales de 2019 ont montré
une baisse notable de ses moyennes. Il
n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui,
une nette majorité de l’élite et de
l'opinion publique turques, y compris
les opposants aux orientations
idéologiques et politiques de l’AKP
[Parti de la justice et du
développement], soutient le gouvernement
d’Erdogan dans l'affrontement en cours à
l’est de la Méditerranée.
Cependant, si
les motifs des interventions chypriote
et grecque sont compréhensibles car
directement liés à la défense de leurs
intérêts et de leur propre part en
gisements de gaz, abstraction faite du
débat historique sur leurs frontières
maritimes avec la Turquie, les
motivations des interventions française
et italienne méritent réflexion et
analyse. En effet, la contribution des
entreprises des deux pays aux projets
d'exploration et d'extraction de gaz à
Chypre, en Grèce ainsi qu’en Égypte, et
le fait que les gisements de gaz en
Méditerranée orientale permettront aux
pays du vieux continent de diversifier
leurs sources et ainsi réduire leur
dépendance au gaz russe, ne suffisent
pas à cerner leur mobile profond. Et ce,
d’autant plus que le gaz éventuellement
extrait de gisements sous souveraineté
turque serait, en grande partie, vendu à
l'Europe.

En
réalité, le facteur le plus provocateur
pour les parties européennes concernées
est le fait que la Turquie ose
reconsidérer les frontières maritimes
tracées par des rapports de force
favorables à la France et à la
Grande-Bretagne après la Première Guerre
mondiale, puis imposées par leurs
flottes avec la coopération des
Américains après la Deuxième Guerre
mondiale. Depuis, c’est le contrôle
stratégique de la Méditerranée sous
prétexte d'assurer le respect du droit
international, du droit de la mer, de la
liberté de navigation et des frontières
maritimes des États riverains qui a été
l'un des fondements de l'hégémonie
occidentale sur les pays situés sur ses
deux rives est et sud. La tentative
d'une puissance régionale montante comme
la Turquie de modifier cette réalité,
même partiellement, est donc au cœur de
l'affrontement actuel.
D’ailleurs, s’il fallait donner à
comprendre les constantes stratégiques
qui gouvernent encore la vision
occidentale de cette mer ; il suffirait
de rappeler l'ampleur de l’irritation
européenne vis-à-vis de la présence
navale russe en Syrie et de l'insistance
des experts occidentaux à considérer le
Hezbollah comme une base avancée de
l'Iran sur la rive orientale de la
Méditerranée.
Il est vrai
que les États-Unis ont adopté une
position neutre à l’égard de cette
confrontation et qu'ils tiennent à
ménager la Turquie pour des raisons en
rapport avec leur volonté de limiter son
rapprochement croissant de la Russie.
Laquelle Russie ménage également la
Turquie, certaines informations évoquant
sa possible participation à des
opérations d'exploration et d’extraction
de gaz pour le compte de ce pays. Par
conséquent, s’il fallait tirer une
indication de ces deux attitudes, ce
serait le constat du poids croissant de
la Turquie et des efforts internationaux
consentis pour l'adaptation à cette
évolution.
Finalement et
à la lumière de ces données, l'élan de
la France vers le Liban et son
insistance sur l’urgence de la formation
d'un gouvernement et de la poursuite des
réformes prennent une nouvelle dimension
qui n'a rien à voir avec la solidarité
humaine et les relations historiques
entre les deux pays.
Walid
Charara
20/08/2020
Traduit de
l’arabe par Mouna Alno-Nakhal
Source :
Al-Akhbar et New Orient News (Liban)
https://al-akhbar.com/World/293172
[*][
Liban : "Le risque, c'est la
disparition" du pays, dit Le Drian sur
RTL]
Monsieur
Walid Charara est un journaliste
libanais. Il est par ailleurs chercheur
en relations internationales et
consultant pour de nombreux médias
arabes et occidentaux.
Le sommaire de Mouna Alno-Nakhal
Le dossier
Liban
Le dossier
Turquie
Les dernières mises à jour

|