Liban
Lettre ouverte au Président Macron
Hassan Hamadé

Lundi 7 septembre 2020
[Publiée à la veille de la
deuxième visite présidentielle suite à
l’explosion du port de Beyrouth]
Monsieur le
Président,
Soyez le
bienvenu au Liban.
Qu’il est
intelligent le préambule de votre visite
historique au cours de laquelle vous
espérez annoncer le lancement du
deuxième centenaire du « Grand Liban » à
la suite du général Gouraud qui lança
son premier centenaire, en ce même jour
de 1920, et ainsi entrer dans l’Histoire
avec ses avantages et ses
inconvénients !
L’intelligence revient à votre choix de
la beauté en réservant à notre icône
nationale, Madame Fayrouz, la toute
première étape de votre visite dans la
continuité de l’événement ayant eu lieu
en 1989 à l’occasion du bicentenaire de
la Révolution française, lorsque sa voix
magique fut choisie pour accompagner le
spectaculaire défilé sur les
Champs-Elysées ;
les plus belles initiatives politiques
étant, en effet, celles qui se drapent
du grand art.
Un
choix qui témoigne aussi d’un peu
d’audace étant donné que Madame Fayrouz
est la plus célèbre parmi ceux qui ont
chanté pour la Palestine et pour la
Syrie, le timbre somptueux de sa voix
ayant anticipé la disparition de
l'ennemi du soleil et la libération de
la terre du Christ de son oppression et
de son racisme, le jour où elle a
chanté :
Et tu laveras, ô fleuve du Jourdain, mon
visage avec tes eaux sacrées
Et tu effaceras, ô fleuve du Jourdain,
les traces de pas de la barbarie
Monsieur le
Président
Qu’il est plaisant aussi pour une
personne ordinaire, comme l’auteur de
ces lignes, de s'adresser à un esprit
brillant tel que le vôtre en un temps
tel que le nôtre où ses paroles ont
l’effet de la foudre sur le monde de la
politique et l'arène du jeu des
nations !
Un plaisir
d’autant plus intense que cet auteur est
fondamentalement un amoureux, parmi
d’autres amoureux, de la belle France
installée dans son esprit et son
imaginaire par le biais de sa
littérature, de sa poésie et de son
théâtre. Un théâtre, qui a contribué à
préparer les transformations majeures
sur les plans politique et social,
lesquelles ont abouti à ce que l’on
entend par « la séparation de la
religion et de l'État ». Ainsi, le grand
écrivain et poète, Pierre Corneille,
n’éprouva aucune gêne en faisant dire au
Cid, devant le roi Louis XIV et sur la
scène de son propre théâtre au château
de Versailles : « Pour grands que
soient les rois, ils sont ce que nous
sommes… Ils peuvent se tromper comme les
autres hommes ». Et le « Roi Soleil »
l'applaudit tandis que le public
l’ovationnait debout.
Or vous
n'êtes pas, Monsieur le Président,
Louis XIV, tout comme l’auteur de ces
lignes n’est pas Pierre Corneille. Nous
sommes plus proches l'un de l'autre que
ne l’étaient ce roi et cet
écrivain-poète dans leur implacable
proximité. Il nous suffit de vivre au
temps de la « République ». Alors,
parlons en toute franchise car rien ne
préserve l’amitié, n’entretient
l’affection et ne jette les bases du
respect mutuel, autant que la sincérité
d’un discours empreint de politesse et
de courtoisie.
Monsieur le
Président,
Vous avez
bien fait de dénoncer la corruption
endémique et le clientélisme ayant mené
au désastre économique, financier et
monétaire qui assassine les Libanais.
J’ai écouté votre allocution du samedi
29 août 2020 [*]. J’en suis sorti
doublement convaincu que les relations
libano-françaises sont nimbées de nuages
quelque peu obscurs et qu’il nous faut
les dissiper, si nous voulons que cette
amitié se poursuive et se développe. Il
s’agit de zones d’ombre ou d’ambiguïtés
qu’il est possible de résumer en six
points :
1. L'ambiguïté a
commencé dans le cadre de l'État du «
Grand Liban » avec le premier Haut
Commissaire, Henry
de Jouvenel, aussi bien au niveau de sa
mission que de son départ du Liban.
Malgré le
peu de temps que ce diplomate a passé à
Beyrouth, il est apparu que sa première
mission était, selon son propre aveu, de
faire du Liban une « base française ».
Il a ainsi supervisé l'élaboration de la
Constitution libanaise, sur le modèle de
la Constitution de la Troisième
République française qui était plus que
bonne, mais il l’a délibérément minée
par l'article 95 connu sous le nom de
« l’article confessionnel », le
confessionnalisme étant à la base de
tous les maux de 1926 à nos jours.
Un deuxième
chapitre de sa mission serait resté
secret et complètement méconnu, sans les
mémoires de certains dirigeants
sionistes engagés dans les préparatifs
de l'usurpation de la Palestine et de
l'établissement de l'entité sioniste sur
sa terre. Ces mémoires révèlent que
Henry de Jouvenel était chargé d’un plan
consistant à établir un réseau de
colonies juives en territoire syrien,
tout le long de l'Euphrate, avant de
s’étendre vers l'ouest autour de Hama et
de Homs, puis vers l’est en direction de
la Badiya et de la frontière avec
l'Irak. Ici, il est frappant de
constater que la propagation
territoriale de l'organisation
terroriste Daech ne fut pas loin des
zones concernées par le plan précité,
abstraction faite de ses répercussions
sur les frontières et la composition
sociopolitique du Liban.
Et
le mystère demeure quant à son départ
soudain au bout d’à peine huit mois. En
effet, Henry de
Jouvenel
a quitté Beyrouth à la surprise
générale, sans prévenir qui que ce soit,
y compris ceux qui travaillaient dans sa
délégation. Quoi qu’il en soit, il nous
faut remarquer que le piège
constitutionnel qu’il a mis en place a
inspiré, 33 ans plus tard, le Haut
Commissaire britannique à Chypre, Sir
Hugh Foot, lequel a également miné la
Constitution chypriote sur une base
confessionnelle, ce qui a conduit au
désastre bien connu. Tandis que l’élève
de ce dernier, Jeremy Greenstock, s'est
à son tour inspiré du piège de la
Constitution chypriote et l’a posé dans
la Constitution irakienne, connue sous
le nom de « Constitution de Bremer ».
2.
La deuxième ambiguïté, Monsieur le
Président, réside dans le fait que le
régime français nous a imposé ce qu'il a
refusé pour lui-même. D'une part, par sa
force de puissance occupante, il nous a
obligés à adhérer à sa règle
confessionnelle malgré la nette volonté
d’une majorité libanaise de passer outre
en 1932, puis a définitivement consacré
le système des communautés
confessionnelles par le sinistre arrêté
du 13 mars 1936. D’autre part, les
gouvernements français qui clament leur
respect dû à l'histoire résistante de la
France pendant la Seconde Guerre
mondiale, ne nous font confiance qu’à la
condition de nous voir adopter le
comportement des traîtres de Vichy ayant
collaboré avec l'occupation nazie.
N’est-ce pas là un nuage noir très
sombre dans les relations
libano-françaises ?
3.
L'ambiguïté l’emporte aussi lorsqu’il
s’agit des relations franco-turques et
des désaccords aigus entre les deux
pays. À la lumière de l’expérience,
Monsieur le Président, nous nous méfions
de vos relations avec la Turquie même
quand vous n’êtes pas d’accord avec
elle.
En 1915,
pendant la Première Guerre mondiale,
lorsque « le blocus de la grande
famine » nous a été imposé entraînant la
mort de plus de 250000 personnes, le
siège terrestre le long de la côte de
Sidon à Lattaquié était turc et les
flottes britannique et française
s’étaient chargées du siège maritime. Et
après la signature de l'accord de Sèvres
en 1920, il est apparu que Jamal Pacha
al-Saffâh avait secrètement tissé des
relations étroites avec Paris avant de
s’y rendre ouvertement et à plusieurs
reprises, au point que la presse
française de l'époque avait mis en garde
contre ses multiples rendez-vous à
l'Elysée.
Toujours dans le contexte des désaccords
déclarés entre vos deux pays, les
Libanais et les Syriens ont été surpris
par la décision de la France d’arracher
le Sandjak d’Alexandrette à la Syrie
pour l’offrir en cadeau à la Turquie.
Lequel cadeau a entraîné la disparition
de la majestueuse ville d'Antioche,
capitale de la chrétienté orientale,
flambeau de la culture et des arts,
ville des théâtres et des tumultes
culturels, et surtout…surtout, le siège
de plusieurs patriarcats des Églises
d’Orient, à commencer par le Patriarcat
maronite habituellement considéré comme
le bénéficiaire d’une relation
singulière et à nulle autre pareille
avec la France !
Et parce que
nous nous limitons à la seule période du
premier centenaire du Liban, je ne
trouve pas nécessaire de parler du
projet infernal qui a failli se
concrétiser au milieu du XIXème
siècle, celui de déraciner les Maronites
du Liban et de les implanter en
Algérie ; projet désormais connu en tant
que « Projet Baudicour de 1848 ».
4.
Toujours à propos des zones d’ombre qui
couvrent les relations libano-françaises
et de votre allocution du 29 août, je
note un exemple parmi d’autres, celui de
considérer que la mère des problèmes
dans notre région et autour se trouve en
Syrie et en Libye. Comme s'il n'existait
pas de problème concernant une cause
palestinienne, un peuple condamné à
l’errance, déplacé hors de sa terre -la
Palestine- dans les camps de la misère
au Liban, en premier lieu, et même sur
sa propre terre où il subit la torture
permanente de la plus sauvage des
occupations racistes de l'Histoire. Une
occupation traditionnellement et
paradoxalement considérée en Occident
comme la seule démocratie du
Moyen-Orient.
5.
Et l’ambiguïté devient encore plus
ambigüe lorsque l’on arrive au plus
grand mensonge entretenu par les
relations internationales sous le titre
de la lutte contre le terrorisme. Ce
n'est un secret pour personne que les
organisations terroristes les plus
redoutées de l'Histoire, telles que
Daech et ses sœurs, bénéficient du
soutien, de la couverture, du parrainage
et du recrutement de l'OTAN ; les effets
de ce qui précède étant évidents en
Syrie et en Irak.
6.
Vous avez aussi évoqué, Monsieur le
Président, la nécessité de désassocier
le Liban du reste de la région et de ses
grandes tensions. Là encore, c’est une
vieille histoire qui revient de temps à
autre, alors que le problème réside dans
le concept de la géopolitique qui fait
qu’une telle désassociation n’est
possible qu’aux yeux de certains
Libanais maîtrisant l’art de pratiquer
la politique en dehors de la géographie.
Tant que personne n'aura réussi à
installer des roues sous le sol libanais
pour le transporter dans une autre
région du monde, la question que je vous
pose, Monsieur le Président, est : qui
nous garantit la neutralité du Liban ?
Une question que je vous pose en
précisant que je crois à la neutralité
comme je crois qu’elle n’existe que
lorsqu’elle dispose d’une protection.
L'expérience de Chypre qui était
protégée et parrainée par trois pays
membres de l'OTAN, n'est pas rassurante
quant aux garanties avancées à ce sujet.
Au contraire, elle suscite l’anxiété et
la suspicion.
Monsieur le
Président,
Nous avons
besoin de transparence et d'un dialogue
franc. Ignorer la cause palestinienne,
comme c’est le cas, est facteur de
déflagration et non d’accalmie. Tout
comme la poursuite de l'agression contre
la Syrie, via des gangs dont il a été
dit qu’ils faisaient « du bon boulot »,
menace l’avenir du Liban et exacerbe les
affrontements internationaux.
Et la
transparence suppose le retour vers une
approche sage, telle celle qui fut
proposée par l'un des éminents hommes
d'État français, Maurice Couve de
Murville, lequel s’est abstenu
d’encourager l’ensemble des Libanais à
opter pour l’aventure en ce domaine. Je
vous conseille, Monsieur le Président,
de lire l’analyse de ce Monsieur
respecté, car elle vous sera beaucoup
plus bénéfique que d’écouter celui-ci et
celui-là.
Veuillez
recevoir mes meilleures salutations et
encore une fois, bienvenue à vous parmi
nous.
Hassan
Hamadé
Écrivain et
journaliste libanais – Membre du Conseil
national de l’audiovisuel (CNA)
30/08/2020
Traduction
de l’arabe par Mouna Alno-Nakhal
Source :
Al-Intichar
http://alintichar.com/117172
[*][Notre
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