Libye
Libye: la mission impossible de Ghassan Salamé
Moncef Djaziri
Ghassan
Salamé, le 29 mai 2018, lors de la
Conférence de Paris sur la Libye.
Etienne Laurent / POOL / AFP
Jeudi 21 juin 2018
Source :
The Conversation
Depuis la nomination de Ghassan Salamé,
le 20 juin 2017 à la tête de la Mission
des Nations unies en Libye (UNSMIL), la
situation y est pratiquement au point
mort. En dépit des efforts déployés par
celui qui n’était pas le premier choix
du Secrétaire général Antonio Gutteres,
très peu de progrès ont été accomplis.
L’engagement et l’implication dans la
crise libyenne du représentant de l’ONU
ne lui ont permis d’obtenir que très peu
de résultats.
Un an après, il est utile de faire le
bilan de la situation politique en
Libye, et en particulier d’examiner la
contribution de Ghassan Salamé qui a
œuvré à différents niveaux afin de faire
évoluer la crise et d’améliorer la
situation. En acceptant le poste, il
avait conscience qu’il s’agissait d’une
« mission quasi-impossible », comme il
l’avait déclaré.
Le Plan Salamé et
ses incertitudes
Lors de son
intervention devant le Conseil de
sécurité de l’ONU, le 26 septembre 2017,
Ghassan Salamé avait indiqué que les
Libyens en « avaient assez » avec la
transition et qu’ils souhaitaient
retrouver une gouvernance stable, solide
et un niveau de vie décent. Il estimait
aussi qu’il fallait réunifier les
institutions et redonner à la Libye un
État solide en mesure de relever les
défis, en particulier la lutte contre le
terrorisme.
Pour se faire, il
avait proposé son Plan d’action, appelé
également
« Feuille de route ». La première
étape consistait à amender l’Accord
de Skhirat de 2015 qui demeure à ce
jour pour l’ONU le seul cadre de
règlement de la crise. La deuxième étape
du Plan, c’est l’organisation d’une
conférence de réconciliation à laquelle
devraient être conviées toutes les
parties, y compris les Kadhafistes.
Troisième étape, enfin : l’achèvement du
processus constitutionnel et
l’organisation d’un référendum, puis des
élections parlementaires et
présidentielles qui, selon le Plan
Salamé, devraient intervenir autour de
septembre 2018.
Par ses
déclarations et ses versions
contradictoires de son Plan, Ghassan
Salamé a semé la confusion dans l’esprit
des décideurs et dans celui de l’opinion
publique libyenne, à la fois sur ses
priorités et sur les objectifs à
atteindre. Faut-il modifier l’accord
politique de 2015, puis faire adopter
une nouvelle Constitution avant
d’organiser des élections ou, au
contraire, convoquer une Conférence
nationale de réconciliation,
préalablement aux élections et à quelles
conditions celles-ci doivent-elles avoir
lieu ? Sur ce point, la position de
Salamé a beaucoup varié.
L’agenda du sommet
de Paris est irréalisable
D’un point de vue
strictement humain, en réunissant les
différentes parties libyennes au
conflit, la rencontre de Paris du 29 mai
2018 ne pouvait être que positive : en
effet, qui y a -t-il de mieux que de
réunir ce qui est épars ? Cependant,
s’agissant de la dimension purement
politique, le sommet de Paris, auquel
Salamé a participé à sa préparation,
pourra difficilement contribuer à une
sortie de crise, et ceci pour trois
raisons principales.
-
Le
Maréchal Khalifa Haftar,
commandant en chef de l’armée
nationale libyenne, tout comme le
premier ministre
Fayez el-Sarraj ainsi que le
président de la Chambre des
représentants à Tobrouk Aguila Salah
et le président du Haut conseil
d’Etat Khaled al-Meshri, ont refusé
de signer la
Déclaration finale, prétextant
qu’il fallait se référer aux
Assemblées avant de signer les
accords.
-
L’agenda dans
la Déclaration de Paris stipule
l’organisation d’élections
présidentielles et parlementaires
pour la fin 2018 alors qu’elles sont
irréalisables dans les délais fixés.
En effet, il est impossible
d’organiser des élections dignes de
ce nom dans un laps de temps de
quelques mois. D’ailleurs, il y a
quelque chose de méprisant que de
demander aux Libyens d’organiser des
compétitions électorales dans ces
conditions. Viendrait-il à l’esprit
de quelqu’un de rationnel de
demander à la France ou aux
États-Unis d’organiser dans leurs
pays respectifs des élections dans
des délais aussi courts ? Pourquoi
donc demander aux Libyens de
réaliser un travail qui est la
négation même de la logique
démocratique ?
-
Enfin, il y a
une grande incertitude sur ce que
doivent être les « bases
constitutionnelles » de ces
élections. En effet, un des points
de la Déclaration de Paris stipule
la nécessité d’élaborer, pour le
16 septembre 2018, les bases
constitutionnelles afin que des
élections puissent avoir lieu le
10 décembre 2018. Néanmoins, la
déclaration ne dit pas ce que sont
ces « bases constitutionnelles ».
S’agit-il de la nouvelle
Constitution qui devrait être
approuvée préalablement aux
élections par référendum ou de la
proclamation constitutionnelle de
2011, voire même de la Constitution
de 1951 ? La question des milices
est également un point très
important. Pour que ces élections
soient tenues dans des conditions
suffisantes de sécurité, il faut une
démilitarisation des différentes
milices. Curieusement, la
Déclaration de Paris ne mentionne
pas le point des milices et cela est
surprenant.
Pour toutes ces
raisons, la réunion de Paris ne
permettra pas de sortir de la crise. Et
si les élections devaient, malgré tout,
avoir lieu dans ces conditions, il est à
craindre qu’elles n’aggravent la crise.
Plus globalement, il y a une erreur de
méthode, adoptée par l’ONU pour sortir
la Libye de la crise. Cette méthode
repose sur le postulat implicite qu’il
suffit d’organiser des élections pour
que tous les problèmes soient résolus.
C’est une erreur car la réussite des
élections requiert des conditions
préalables, en particulier une
pacification du pays.
Repousser les
élections à 2020
Préalablement aux
élections, il faut d’abord une
Constitution qui fixe la nature du
régime, l’organisation des pouvoirs et
la délimitation des compétences de ceux
qui seront élus. Il faut aussi une loi
électorale qui détermine la
représentation des forces politiques, Il
faut également une loi de réconciliation
nationale qui permet, entre autres, aux
Kadhafistes de recouvrer leurs droits
politiques. Une démilitarisation des
milices est indispensable ainsi que la
création d’une système sécuritaire
unifié et une armée nationale dont le
noyau se trouve à l’Est du pays.
Le
Maréchal Haftar, à Paris, le 29 mai
2018. Ludovic Marin/AFP
Il faut aussi
unifier la Banque centrale libyenne, ce
qui n’est pas le cas actuellement. Il
est indispensable surtout de sécuriser
les ressources énergétiques du pays
menacées entre autre par les milices
islamistes.
La dernière attaque du 14 juin 2018
contre le Croissant menée par Ibrahim
Jadhran, soutenu par les extrémistes
islamistes et des pays étrangers, montre
la fragilité de la situation.
Pour toutes ces
raisons, l’échéance de la fin de l’année
2018 ne sera pas tenue. Ghassan Salamé
le pense profondément mais doit exécuter
les décisions onusiennes.
Toute sortie de
crise implique de satisfaire aux besoins
immédiats des Libyens : restaurer la
sécurité des personnes et des biens,
démilitariser les milices, réduire les
flux migratoires, reconstruire les
institutions étatiques, relancer
l’activité économique et retrouver un
certain bien-être social. Pour cela, il
convient d’abandonner l’accord politique
de 2015 (Ghassan Salamé semble lui-même
y croire de moins en moins), de geler
les institutions qui en sont issues et
de repousser les élections à 2020.
Un scénario
alternatif de sortie de crise : un
triumvirat de deux ans
En Libye, il faut
repartir sur de nouvelles bases : une
nouvelle période de transition de deux
ans s’impose pour préparer sérieusement
les élections. Elle permettra de
disposer du temps pour démilitariser les
milices, achever l’unification de
l’armée, unifier les institutions,
sécuriser les ressources énergétiques,
relancer l’économie et achever le
processus constitutionnel en vue des
élections.
Cette période devra
être gérée par un exécutif provisoire,
constitué d’une présidence collégiale de
trois représentants des trois régions
historiques que sont la Cyrénaïque, la
Tripolitaine et du Fezzan. Cet exécutif
sera chargé de constituer un
gouvernement de technocrates. Il
s’appuiera sur une structure
consultative de relais, constituée de
deux assemblées. L’une, réunissant les
leaders des tribus, l’autre des
représentants de la société civile et
des partis politiques (lire notre
article « Libye : propositions pour
sortir de la crise », in Politique
internationale, n° 159, printemps
2018, pp. 313-327).
Le triumvirat et le
gouvernement de technocrates seront
chargés de réunifier les institutions de
l’État (armée, police, banque centrale,
etc.), de désarmer les milices,
d’assurer le retour dans leurs foyers
des réfugiés intérieurs et extérieurs,
de sécuriser les frontières et les
ressources pétrolières, de faire
repartir l’économie, de rédiger une
Constitution, de poser les fondements
d’un État de droit et organiser un
référendum constitutionnel.
L’exécutif
provisoire devra s’appuyer sur deux
assemblées consultatives : au sein de la
première siégeront les représentants des
tribus les plus influentes ; tandis que
la seconde rassemblera des membres des
partis politiques et des organisations
socio-professionnelles, des
personnalités issues de la société
civile et des Kadhafistes. Ces deux
assemblées devront formuler des conseils
et adresser des recommandations au
gouvernement. Elles serviront de relais
et de structure de médiation entre
l’exécutif et la société libyenne, de
telle sorte que les décisions prises
soient légitimées et ainsi plus
facilement appliquées.
Cet exécutif devra
enfin obtenir l’agrément de la
communauté internationale avec laquelle
il conclura un contrat de gouvernance
gagnant-gagnant (win-win),
assorti d’un agenda et d’objectifs
précis. En échange, le gel des fonds
souverains libyens sera partiellement et
graduellement levé afin de permettre à
l’exécutif provisoire d’accomplir sa
tâche. Il faudra aussi envisager une
levée progressive et contrôlée de
l’embargo sur les armes imposé à la
Libye en vertu de la résolution 1973
(2011), mais régulièrement contourné par
divers États qui organisent des
transferts illégaux d’armes et de
matériels de guerre. Sous l’égide des
Nations unies, un observatoire
international devra être mis en place
(ce pourrait être le panel d’experts
rattaché au Comité des sanctions de
l’ONU), dont la mission sera d’assurer
le suivi et d’accompagner l’exécutif
dans la nouvelle phase de transition.
Ghassan Salamé
est-il encore l’homme de la situation ?
De plus en plus
critiqué et mis en cause par
l’association libyenne démocratie et
droits de l’homme
pour sa défense des intérêts des Emirats
Arabes Unies en Libye, Ghassan
Salamé est aujourd’hui fragilisé et
démoralisé. Il a de plus en plus de
difficultés à concrétiser son Plan
d’action. Non seulement il a échoué en
octobre 2017 dans sa tentative d’amender
l’Accord politique de 2015, mais son
discours est de moins en moins audible
en raison de ses contradictions et
revirements.
Tiraillé entre sa
vision des étapes à franchir pour le
sauvetage de la Libye et l’agenda
international et onusien qui impose les
élections comme première urgence, Salamé
semble être pris entre deux impératifs
contradictoires : devoir préparer les
élections selon les décisions de l’ONU,
tout en étant lui-même convaincu que la
Libye n’y est pas encore prête et que
les conditions requises pour les
élections ne sont pas remplies. Le
4 décembre 2017,
il avait déclaré que « ceux qui le
connaissent » savent qu’il n’est « pas
obsédé par les élections » et qu’il
s’était opposé à l’organisation des
élections en Irak en raison du manque de
sécurité. »
Depuis sa
nomination, Salamé s’est impliqué dans
la gestion de la crise comme aucun autre
représentant avant lui ne l’a fait.
Malgré ses efforts en faveur du dialogue
entre les parties en conflit, le statu
quo continue à régner en Libye. Le bilan
de sa première année à la tête de
l’UNSMIL est donc globalement négatif.
Non seulement il n’a pas réussi à faire
amender l’Accord de 2015, mais il n’a pu
ni éviter la guerre à Derna ni faire en
sorte que les
réfugiés de Tawergha regagnent leurs
foyers. Il garde le silence concernant
la dernière attaque contre les puits
pétroliers. Il aurait aimé faire avancer
le dossier du sud de la Libye qui
constitue un gros défi en raison de la
présence de Daech.
Son capital de
sympathie et son crédit du départ auprès
des Libyens font place maintenant à un
début de déception et à des critiques.
Dans ces conditions, il n’est pas exclu
que le sixième représentant de l’ONU en
Libye jette l’éponge devant le
casse-tête libyen. D’ailleurs, une
discussion approfondie de sa mission par
le le Conseil de sécurité de l’ONU aura
lieu très prochainement.
Dans tous les cas,
ni l’Accord politique de 2015 ni le plan
d’action de 2017 ne permettront une
sortie de crise. Les efforts louables
des uns des autres, en particulier du
Président Macron, ne changeront rien et
ne permettront pas à la Libye de sortir
de la crise dans laquelle l’intervention
internationale de 2011 l’a plongée.
Il n’est ni
réaliste ni responsable de vouloir à
tout prix organiser des élections à la
va-vite car cela risque d’aggraver la
crise et contribuer au désenchantement à
l’égard de la démocratie. Quand bien
même une partie des Libyens y sont
favorables, l’échec prévisible des
élections et la faible participation
escomptée marqueraient pour longtemps le
long et laborieux processus de
construction démocratique.
Moncef
Djaziri
Enseignant-chercheur in Libyan
politics, Université de Lausanne
Le dossier
Libye
Les dernières mises à jour
|